bandeau art philo
mardi, 24 mars 2020 11:10

Mes peurs et le cri de Wilheim

Statue de femme au cimetière monumental de Milan @ Fred de Noyelle / GodongQuand j’avais 9 ans, je n’avais pas droit à une histoire avant de m’endormir. Ma mère me mettait au lit, éteignait la lumière et retournait au salon regarder la télévision. Couché sous la couverture, j’entendais quelqu’un marcher dans le noir. Un son mat et bref. Une démarche lente. Déterminée. Le plus effrayant, c’est qu’il ne marchait pas sur le tapis. Il ne cheminait pas dans ma chambre. Non! C’était dans mon oreiller. Qui pouvait bien avancer avec une telle détermination? Une telle colère froide? J’étais terrifié. Et plus j’avais peur, plus le sadique accélérait. Qu’avait-il dans la main? Avec quel couteau comptait-il me faire mal? Je me tournais et me retournais dans mon lit. Mais rien à faire: il marchait vers moi.

Peu à peu, au fil des mois, la peur s’est estompée. Sans jamais vraiment disparaître. Il a fallu attendre mes treize ans pour m’en débarrasser. Ce qui m’a guéri? Un cours de science naturelle. Le prof nous a expliqué le fonctionnement de la circulation sanguine. Les élèves n’étaient pas très attentifs; moi je dévorais chacune de ses paroles: «Le cœur propulse du sang pour atteindre toutes les parties du corps», a résumé le prof.

Alors j’ai levé la main. Ce que d’habitude je ne faisais jamais.
- Le sang arrive jusqu’aux… tempes, par exemple ?
- Bien sûr, Eugène. Quand tu te couches sur le côté, tu entends le battement de ton propre cœur dans ton oreiller.
Ça m’a cloué sur ma chaise. J’avais passé mon enfance à me faire peur tout seul.

Affiche américaine de Death Wish (Un justicier dans la ville) de Michael Winner (1974)Quelques années plus tard, j’ai enfin le droit de me coucher après 20h. Je traîne chaque soir devant la télé. Le mardi, Antenne 2 diffuse son émission phare: Les Dossiers de l’écran. Le générique me fout les chocottes. Des cymbales prêtent à tuer et des violons qui veulent se suicider. Chaque semaine, un nouveau thème est abordé à travers un film et un débat entre spécialistes. Ce mardi-là, Antenne 2 a choisi Un justicier dans la ville (1974) de Michael Winner, avec Charles Bronson.

Le film démarre à 20h40. À 20h49, débute une scène de viol. En plein après-midi, trois voyous parviennent à entrer dans un appartement situé dans un quartier chic de New York. La mère et sa belle-fille sont sans défense. Les trois voyous spraient en rouge les jupes des deux femmes au niveau de leur sexe, puis les fesses nues de la plus jeune. Coup de pieds et coups de matraque dans le visage, paroles obscènes. Viol sur le canapé et la moquette. Je suis pétrifié sur le canapé. Tétanisé de peur. Un des trois voyous est chauve. Quand il tord sa bouche pour ricaner, j’ai l’impression de voir un ver. Un autre fait des mouvements dégoûtant avec sa langue, comme s’il léchait une glace avec hystérie. Je ne saisis pas la signification de son geste. Pourquoi sont-ils si méchants, moqueurs, violents? À l’écran, on voit les fesses et les seins de la femme violée. On voit aussi les fesses d’un des violeurs. La mère meurt de ses blessures, tandis que la jeune femme reste choquée à vie. La vengeance du mari commence. Et tout ça, sans carré blanc. Visiblement, au début des années 80, Un justicier dans la ville n’est pas considéré comme très violent. Aujourd’hui encore, je ne comprends pas comment mes parents, mon frère et moi avons regardé ce film sans broncher.

Ce soir-là, j’ai découvert qu’il y a bien pire que les monstres du placard. Il y a les êtres humains qui jouissent du mal qu’ils font aux êtres humains.

Peur d’être abandonné dans une forêt, peur d’être kidnappé, peur d’être agressé par des voyous, peur de mon propre corps qui se délite et me trahit (j’ai de l’arthrite juvénile), peur d’être fou, peur d’être ridicule en public (je bégaie très fort), peur d’être seul, mais en même temps peur que mes copains se transforment en monstres la nuit, peur de déplaire, peur de ne jamais trouver de copine. Vous savez ce que je viens de faire? Le portrait de mes quinze ans à partir de mes peurs. C’est si étrange. Je ne me voyais vraiment pas comme ça. J’ai l’impression de parler d’un autre.

«Je rêve d’une école de la phobie qui rendrait les mêmes services qu’une école de l’asthme ou du diabète: dédramatiser, déstigmatiser, informer, expliquer», écrit le psychiatre Christophe André dans son célèbre essai Psychologie de la peur (2005). Je veux bien, mais il faudrait d’abord démêler les peurs qui habitent en moi. Comme si j’avais mélangé toutes les couleurs des pâtes à modeler pour fabriquer une seule boule bariolée.

À treize ans, pour Noël, Papa achète un magnétoscope. Dans la foulée, je m’abonne à un vidéo club lausannois. Évidemment, je ne loue que des films d’horreur: salut Shining (Stanley Kubrick), salut Creepshow (Georges Romero), salut The Thing (John Carpenter), salut L’Exorciste (William Friedkin). Au cinéma, mes choix ne sont pas moins gores ou violents: bonjour Les Griffes de la nuit (Wes Craven) bonjour Orange mécanique (Stanley Kubrick). Exorciser ses peurs en regardant trois fois L’Exorciste en un week-end, c’est grave docteur?

À vingt ans, je rencontre une fille qui me confie sa phobie: «On dit que le diable apparaît toujours quand on s’y attend le moins. Donc si je suis sur mes gardes, le diable ne surgira pas. Mais si je suis si sûr qu’il ne viendra pas, c’est justement là qu’il surgira. Mais si je suis sûr qu’il viendra, il n’apparaîtra pas. Mais si… Et ça tourne dans ma tête. Je marche dans la rue en paniquant toute seule.» Je lui rétorque que c’est à cause de la nuit. Si les rues étaient éclairées, sa peur ne serait pas si grande. «Détrompe-toi! En plein soleil, c’est pire. Je me dis que le diable ne surgira jamais en plein soleil. Mais si je suis sûr qu’il ne surgira pas, c’est justement là qu’il apparaîtra…»

L’opposition raison/peur est une fiction. Tordre la logique pour la mettre au service de nos pulsions est un jeu d’enfant.

J’ai beaucoup parlé de moi. Mais qu’en est-il du monde? Et bien, comme vous vous en doutez, le monde aime se faire peur tout seul. Par exemple, sur les cinq continents, des millions de caméras nous surveillent en permanence. Dans les villes, les aéroports, les trains, les bus, sur les autoroutes. Au cas où… Et se complaire dans le visionnement de films d’horreurs est un passe-temps mondial. Par exemple, la franchise Saw (six films montrant des innocents se découper les uns les autres) a rapporté un milliard de dollars.

Quant à la raison au service des pulsions, il suffit de rappeler qu’en 2016 Trump, avec son discours ultra anxiogène à propos des Mexicains drogués et violeurs qui envahissent l’innocente Amérique, a été grandement aidé par la société Cambridge Analytica. Celle-ci a aspiré des données personnelles de plusieurs dizaines de millions d’utilisateurs de Facebook pour mieux cibler des messages favorables au candidat Trump. Les logarithmes et l’analyse au service de la peur.

Si le monde est gouverné par la peur, existe-il un cri de terreur mondial? Je crois que oui. Un cri dans lequel on décèle la surprise, la douleur et surtout la peur devant une mort imminente. Aussi bizarre que cela puisse paraître, ce hurlement porte un nom: le cri de Wilheim. Ça ne vous dit rien? Pourtant, vous l’avez forcément entendu dans un film, lorsqu’un figurant tombe d’une rambarde ou reçoit un coup mortel. Depuis des décennies, en toute discrétion, les ingénieurs du son à Hollywood l’ont placé dans plus de 300 (trois cents!) films: les Star Wars, Reservoir Dogs, Toy Story, Le cinquième élément, Titanic, Kung Fu Panda, les trois Seigneurs des anneaux, etc. À l’origine, on entend ce hurlement déchirant dans Les aventures du capitaine Wyatt (1951), lorsqu’un malheureux cow boy se fait croquer par un alligator. La Warner, propriétaire du cri, le range alors dans sa bibliothèque sonore. Il est réutilisé une dizaine de fois en vingt ans. En 1976, le sound designer Ben Burtt, qui travaille sur le tout premier Star Wars, retrouve le cri sur une bande étiquetée Homme se faisant dévorer par un alligator et le place dans la B.O. du film. Puis dans les autres épisode de Star Wars, puis dans chaque épisode d’Indiana Jones. Le cri devient culte. Il migre vers d’autres médias: peu à peu, il apparaît dans des jeux vidéo, des téléfilms, des séries TV et des publicités. Statistiquement, tous les êtres humains ont déjà entendu le cri de Wilheim! Le monde a son cri de terreur.

Mais au fait, pourquoi ce nom de cri de Wilheim? À cause d’une erreur de Burtt qui a cru identifier le cri comme étant celui d’une Tunique Bleue recevant une flèche indienne dans la cuisse dans La Charge sur la rivière rouge (1953). Le soldat s’appelle Wil Helm dans l’histoire.

Pour mieux comprendre le pourquoi de nos peurs, découvrez notre édition du printemps 2020.


Écrivain pour la jeunesse et pour adultes, animateur d’ateliers d’écriture à l’Institut littéraire suisse, parolier, le vaudois Eugène Meiltz, de son nom de baptême, joue ses propres textes sur scène depuis une dizaine d’années. Il écrit des chroniques pour choisir depuis le passage de notre revue à un rythme trimestriel. Son dernier roman Ganda (Genève, Slatkine 2018, 172 p.) est recensé ici.

Et découvrez ici l'audio d'une de ses chroniques parues dans notre revue, Fous, mais pas cinglés, lue pour nous par l'auteur lui-même.

Lu 1463 fois