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jeudi, 16 septembre 2021 20:05

Vivre ou mourir

Nous sommes le 28 juin 1914, cela fait la une des journaux: l’archiduc François-Ferdinand vient d’être assassiné en pleine rue. À la maison, la nouvelle a très peu ébranlé mes parents. Pour eux, ce qui compte avant tout, ce sont les moissons qui vont bientôt arriver. Nous continuons à vivre normalement, bercés par notre insouciance. Malgré cela, là-bas, en Autriche et en Serbie, cela continue de gronder et les journaux nous le rappellent, en faisant du moindre geste d’un quelconque dirigeant un aveu que les journalistes étalent sur les pages des médias. 

Il y a d’abord l’ultimatum de dix points lancé par l’Autriche-Hongrie le 23 juillet, ensuite ce sont des mobilisations un peu partout et enfin l’acceptation de tous les points de l’ultimatum sauf un qui stipule : les enquêteurs autrichiens viennent sur le sol serbe. C’est comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Tout s’enchaîne telle une machine mortelle lancée à grande vapeur.

Au-delà de cette agitation, mes parents restent sur leur obsession des moissons, mais le doute s’insinue parfois dans l’assurance de la voix de mon père, la faisant trembler. Après le refus de l’ultimatum par les Serbes, je n’arrive plus à suivre le cours de l’Histoire. Il est question de l’Allemagne, de la Russie, de l’Angleterre et de la France. Je sais aussi que beaucoup en dehors de l’Europe viennent prêter main-forte à un camp comme à un autre. Maintenant mes parents ne prennent plus le sujet avec la même désinvolture.

C’est par un soir clair, en rentrant du village, que je comprends le véritable sens de leur angoisse. Lorsque je pénètre dans le salon, ce que je vois restera imprimé dans mes yeux pour le restant de mes jours. Ma mère sanglote contre l’épaule de mon père, qui pleure lui aussi ! Mon vieux père que je ne vois jamais pleurer ! Je n’ose rien dire, je m’avance et touche doucement l’épaule de ma mère. Quand celle-ci s’aperçoit de ma présence, elle titube et s’assoit sur le fauteuil à bascule. Elle lève les yeux vers moi, plongeant son doux regard bleu dans le mien, puis elle se tourne vers mon père et chuchote :
– Montre-lui, Paul, montre-lui.

Lentement, mon père se dirige vers moi et déplie doucement sa grande main. Un papier froissé s’y trouve. Je n’ai pas besoin de lire l’entier de la missive avant de comprendre : je dois aller là-bas, au combat, je dois participer à cette guerre que je connais à peine. À vingt ans. Par chance, mon père est trop vieux pour partir et restera s’occuper de ma mère et des champs. J’aurais voulu hurler à tous les chefs suprêmes de cette guerre de régler leurs problèmes et de ne pas déranger la population entière pour leurs enjeux politiques qui ne concernent qu’eux.

Le jour de mon départ, mes parents ne pleurent pas, et cela me va très bien ainsi. Je ne pense pas que j’aurais supporté un départ dans les larmes. Le matin même, je suis resté un long moment devant le miroir à me scruter, essayant de déceler une once d’aptitude à me battre, en vain. Ce n’est pas mon choix, de partir. Sur le quai des voies de chemin de fer du bourg le plus proche de chez nous, je me sens perdu au milieu de ces hommes au même destin que moi. Ma mère et mon père se tiennent bien droits au milieu de la foule, une lueur de détresse dans leurs yeux. Ma mère m’embrasse, peut-être pour la dernière fois. Je veux me blottir pour toujours dans cette odeur rassurante et familière d’herbe coupée et d’avoine, mais je m’en détache et me penche vers mon père. Celui-ci me prend par les épaules et ébouriffe les cheveux que ma mère a mis si longtemps à discipliner. Mes parents m’entourent de leurs bras et je murmure un au revoir, puis je me détache de cette étreinte familiale. Je me retourne vers le train bondé d’hommes de tous âges et de toutes tailles, et je m’avance vers lui d’un pas que je veux assuré mais qui n’est que fébrile et gauche. Je monte les marches du wagon craintivement et me retrouve nez à nez avec un homme qui semble trop jeune pour partir. Je le fixe un moment, puis je lui dis:
– Salut, comment tu t’appelles?
– Je m’appelle François et je viens d’avoir vingt ans, répond-il sur le qui-vive.
Je décèle quelque chose dans son attitude qui me fait sentir qu’il n’a pas l’âge qu’il prétend. Je me permets de relever ce détail:
– Quel âge as-tu?
– Je te l’ai dit, j’ai vingt ans, répond-il violemment.

Soudain, un souvenir enfoui dans ma mémoire refait surface. Le garçon qui se tient là, devant moi, je le connais très peu, certes, mais je le connais. Il s’appelle François Meunier et a seize ans. C’est le fils du drapier, je le sais car il ne manquait pas une seule occasion de vanter la beauté des vêtements confectionnés par ses parents. Je ne l’aime pas, mais ce n’est encore qu’un enfant et il part déjà au front. Comment a-t-il réussi à arriver ici ? Je n’en sais rien, mais ce qui m’importe sur le moment c’est qu’il quitte ce train au plus vite. Je voudrais demander de l’aide à mon père qui saurait sûrement que faire, mais je ne vois aucun visage familier dans la foule et déjà le train ferme ses portes, prêt à partir. Les machines se mettent en route et le convoi quitte doucement le quai de gare. Je reviens vers François, plante mon regard dans le sien et lui hurle par-dessus le fracas des machines:
– Pourquoi es-tu venu? Je sais que tu n’as pas l’âge! Tu es si pressé de tuer?

Il ne me répond pas, mais une lueur de défi dans ses yeux me fait comprendre que rien ne le fera revenir sur sa décision. Il semble fier d’aller combattre. Je le laisse pour aller me chercher une place assise dans un wagon. En entrant, je remarque que seule une minorité des hommes présents autour de moi semble se préoccuper de ce qu’ils vont devenir. En fait, aucun d’eux n’a l’air de songer qu’il va tuer ou peut-être se faire tuer. Ils se contentent de rire, de boire ou de clamer une victoire imminente. Certains affirment que nous serons de retour dans un mois ou pour Noël. Je scrute un homme assis en face de moi, aucune émotion ne vient perturber son visage. Il ne prend pas part à l’amusement général. Il doit voir quelque chose de plus beau, de plus apaisant que ces simples champs mornes et sans vie qui défilent par la fenêtre. Il reste un long moment comme cela, puis tourne les yeux vers moi. Je tente un sourire timide, il hoche la tête comme un vieux sage, comme s’il comprenait mon désarroi et ma peur face à cette guerre que je ne connais que par journaux interposés. Je me laisse aller au fond de mon siège et dirige mon regard vers la fenêtre pour essayer de me changer les idées. Bercé par les mouvements réguliers du train, je ferme les yeux. Une bouffée de nostalgie me vient, emportant avec elle d’innombrables souvenirs.

Je me revois petit, escaladant le mur arrière de la ferme. Je me souviens de mon père m’apprenant à traire une vache ou à donner à manger aux animaux. Une main me touche l’épaule, je sursaute. Le soldat qui se tient devant moi me secoue légèrement et me dit d’une voix faible mais grave:
– On est arrivé, mon petit gars, il faut descendre.

Il se lève et me sourit. Je jette un regard dehors, une foule d’hommes se presse vers un unique bâtiment. Lorsque nous pénétrons dans une salle exiguë, le silence s’installe soudain. Je lève la tête et comprends pourquoi. Un homme se tient sur une estrade, il commence une explication sur le déroulement des opérations d’une voix impétueuse, mais je ne l’écoute pas. Je le détaille : il n’est pas grand, pourtant sa tenue et sa carrure le rendent immense. Il a des cheveux courts et une moustache soignée. Il porte un uniforme bleu constellé de médailles. Voulant mettre en avant ses décorations, il gonfle le torse comme un enfant orgueilleux le ferait avec ses nouveaux jouets. Son discours terminé, les personnes présentes autour de moi se remettent à parler comme si elles avaient retenu leur souffle pendant toute la prise de parole. Le mouvement de foule me pousse et je finis ma course devant un officier qui me demande de remplir un document et de signer au bas de la page. On me remet un uniforme et mon matériel, en me priant de libérer le passage rapidement.

Dès lors, un entraînement éreintant m’attend tous les jours. Nos supérieurs nous réveillent à l’aube et ne nous laissent aucun répit. Les exercices, les inspections vestimentaires et les insultes que l’on reçoit fréquemment, surtout de la part du capitaine Lechampère qui prend un malin plaisir à nous rabaisser à la moindre occasion, durcissent notre cœur et notre esprit. Je suis souvent seul. Je ne connais personne mis à part François, mais je préfère encore la solitude à sa compagnie. Au bout de quelque temps, je me fais cependant un nouvel ami, un nouvel allié. Il s’appelle Martin. Nous nous sommes rapprochés lorsqu’un jour j’ai fait l’erreur de chaparder une miche de pain car mon repas avait fini par terre. Bien sûr, le vol avait été découvert et nous avons tous été convoqués devant notre baraque. Si le voleur ne se dénonçait pas, c’est tout le régiment qui serait sévèrement puni. Un combat acharné s’est alors déchaîné dans ma tête. Devais-je ou non me dénoncer ? Quand une voix forte et décidée se fit entendre :
– C’est moi, mon capitaine!

Un silence inquiétant s’installe sur le terrain. En quelques enjambées, Lechampère rejoint mon sauveur inespéré et lui assène sans hésitation un violent coup. Martin ne pousse aucun cri, il ne verse aucune larme. Il se tient les côtes mais reste droit. J’admire grandement son courage. Depuis cet instant, il restera toujours à mes côtés, telle une ombre veillant sur moi.

Notre départ pour le front est prévu la semaine suivante. La peur me noue le ventre sans accalmie, m’empêchant de dormir et de manger. Le jour venu, nous nous tenons en rangs serrés suant à grosses gouttes dans la chaleur étouffante. Martin est impassible comme à son habitude, ne laissant rien transparaître. Nous marchons pendant des jours et des jours sans rencontrer l’ennemi. Une après-midi, alors que le soleil nous a plongés dans la paresse et la somnolence, un bruit infernal nous parvient. La guerre, pour une fois, ne nous semble plus aussi lointaine et irréelle. On entend nettement le bruit des obus qui sont éjectés puis qui s’écrasent dans un fracas de tous les diables. Une vague de terreur me submerge. Plus personne ne parle jusqu’à l’arrivée d’un vélo qui s’arrête devant notre capitaine. Après un bref salut militaire, le cycliste commence à expliquer quelque chose à Lechampère en parlant tout bas et très vite. Je n’entends pas ce qu’ils se racontent mais à la fin de leur entrevue, lorsque le mystérieux voyageur repart, le capitaine ne dit pas un mot. Aucune expression n’est lisible sur son visage.

Dans la soirée, nous atteignons enfin les tranchées. Elles sont vides car le régiment qui les occupait a été muté à quelques lieues de là. Malgré l’obscurité grandissante, nous remettons en état les tunnels et les salles souterraines. Il faut aussi déloger les rats qui se cachent partout, couinant dans la pénombre des recoins.

Dès notre réveil à l’aube, nous sommes là, à risquer un coup d’œil de temps en temps au-dessus du mur de terre qui nous protège des tirs ennemis. Le froid matinal nous gèle la peau, traversant nos uniformes. Le soleil reste tapi, à notre exemple.

Le réseau de tranchées baigne dans une ambiance étrange, où l’attente des ordres et la peur se mêlent. Un matin plus morose que les autres, le capitaine nous annonce que des manœuvres importantes vont avoir lieu et qu’il faut se préparer. Nous avons à peine le temps de nous inquiéter qu’on nous fait déjà prendre prestement nos armes tout en nous intimant l’ordre de nous mettre en position. Je jette un regard autour de moi, cherchant Martin au milieu du tumulte de soldats. J’aperçois enfin mon ami qui me sourit de loin. Je veux me diriger vers lui mais déjà le coup de sifflet fatal résonne et je dois me lancer à corps perdu dans la bataille.

Des hommes courent devant moi. Je ne les connais pas mais j’imagine qu’ils ont peut-être une femme, des enfants qui les attendent dans un coin du pays. Ils se mettent à tirer, et dans un même élan, je tire aussi. Plus par peur que par envie de tuer. Je n’ai jamais voulu tuer personne. Pourquoi suis-je ici? Un obus explose à côté de moi, j’entends des cris de douleur, des détonations se succèdent, j’ai froid. Il faut que je persiste dans la bataille, tel est mon devoir. Je vois des hommes pareils à moi tomber sous les éclairs des mitrailleuses. Je ne veux pas mourir ici. Je voudrais être ailleurs. Je dois partir, m’enfuir. Je sens l’odeur de poudre mêlée à celle de la terre et du sang. Non, m’en aller est impensable, il me faut avancer. Je suis là pour ça. Je ne dirige plus mes mouvements, je suis comme une machine programmée pour tuer. Je ressens les brûlures douloureuses causées par les lance-flammes. Suis-je un lâche?

Une explosion me projette contre une butte de terre. Je ne bouge plus, mais la guerre continue. L’idée de partir m’inonde l’esprit, je vois des arbres à quelques mètres de moi. Je ferme les yeux et je me sens courir vers ma liberté. J’entends un cri déchirant, une voix familière, Martin m’appelle. Je ne bouge pas. À quoi bon continuer ce massacre? Je le fixe, ma décision est prise, mon choix est fait: je quitte cette boucherie.

Alors, je rejoins les sous-bois. Chaque pas me rend plus libre, alors que je m’éloigne de mes camarades. Ce n’était pas ma liberté d’aller à la guerre, mais celle d’en partir m’appartient plus que jamais. J’arrive dans une clairière, je tremble de froid et de peur. J’aperçois alors un manteau abandonné. Je ne reconnais pas les couleurs de notre uniforme. Qu’importe! Je m’en saisis, il me tiendra chaud. Ne pouvant rester à découvert, je repars aussitôt. Mais à peine ai-je recommencé à marcher que j’entends un craquement de branches derrière moi suivi de deux détonations. Je me retourne, Martin est là, l’arme pointée vers moi, une expression de surprise dans les yeux. Une douleur me transperce le côté, je tombe à terre. 

Cette nouvelle de Bénédicte Mary Sahli a été publiée dans Le choix. Recueil de nouvelles de jeunes talents, un livre coédité par choisir et les éditions Slatkine (2021, 128 p.), à la suite du concours d’écriture pour jeunes auteur·e·s lancé par la revue à l’occasion de ses 60 ans, en novembre 2019. Un livre à commander auprès de


CouvLivreChoisirUn ouvrage, douze jeunes talents

Ce texte de Bénédicte Mary Sahli est paru dans Le choix. Recueil de nouvelles de jeunes talents,  Élève au Gymnase de Nyon, option physique et application des mathématiques, Bénédicte Mary Sahli n’avait que 13 ans lorsqu’elle a participé au concours. Cela n’a pas empêché sa nouvelle d’être sélectionnée par le jury. (Lire à ce sujet, Raphaël Zbinden, «choisir» met à l’honneur la jeunesse et la littérature, 29 mars 2021, in cath.ch). La jeune femme aime la littérature classique (Les sœurs Brontë, Daphné du Maurier, Maupassant, Flaubert), la musique, l’astronomie et les jeux énigmatiques (casse-tête et escape games).
Le plaisir de découvrir ces jeunes plumes du pays a été prolongé par celui de les rencontrer de visu. Le vernissage de Le choix a été organisé le mercredi 15 septembre 2021, au Café Slatkine, à Genève.

Lauréate du concours pour sa nouvelle Lignine, Fanny Desarzens s’est vu remettre à cette occasion un prix de 1000 francs généreusement octroyé par la Fondation Michalski. Diplômée en Arts visuels de la HEAD-Genève, elle travaille actuellement sur plusieurs romans, dont Galel, dont la parution chez Slatkine est prévue pour début 2022.

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