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lundi, 20 décembre 2021 10:26

Collection Bodmer: un «édifice spirituel»

Bodmer permanente1La Fondation Martin Bodmer, à Genève, est l'une des plus belles bibliothèques privées au monde. Elle témoigne d'un projet qui peut paraître insensé au premier abord: constituer une bibliothèque de la littérature mondiale en rassemblant les manuscrits et les éditions originales des textes les plus représentatifs de la culture universelle. Inscrite au registre «Mémoire du monde» de l'UNESCO depuis 2015, elle comprend plus de 150'000 papyri, manuscrits, incunables, livres imprimés, autographes, gravures, pièces archéologiques et objets d'art.

«Le paradis, à n'en pas douter, n'est qu'une immense bibliothèque.»
Gaston Bachelard

Parmi les chefs-d'œuvre conservés à la Fondation, on trouve le plus ancien Évangile selon saint Jean (IIe siècle après J.-C.), un exemplaire de la Bible de Gutenberg ayant appartenu aux tsars de Russie, des manuscrits de Virgile et de saint Thomas d'Aquin, la première édition des «95 thèses» de Martin Luther (rédigées en latin et affichées à Wittemberg en 1517), le Coran, ainsi qu'un document vénérable de la tradition bouddhiste tibétaine. La bibliothèque comprend encore la prodigieuse collection Rosenbach d'éditions rares de Shakespeare, le fonds d'autographes réunis par Stefan Zweig, les premières épreuves de Du Côté de chez Swann corrigées par Marcel Proust, ou encore l'édition originale du traité d'Isaac Newton Principes mathématiques de la philosophie naturelle (1687) ayant appartenu à Leibnitz et annoté de sa main. Enfin, la collection est riche de partitions musicales autographes de la main de leurs compositeurs.

Bodmer Hugo Tous les aspects de la culture et de la civilisation -littérature, philosophie, religion, sciences, droit, politique, économie ou musique- se présentent ici sous l'égide de l'écriture. Les manuscrits ou livres imprimés ont été choisis pour la plupart aussi proches que possible de la date de leur conception, d'où l'importance des autographes et des premières éditions. La collection de Martin Bodmer est, selon ses propres mots, «l'épopée de la 'trace du génie'» et un «monument de la littérature mondiale» (Carnet 71 [1938-1939], 41-61) et Carnet 69 [1937], 110-113)1. Dans l'imaginaire de l'Occident, le modèle d'une collection à vocation universelle se trouve dans la mythique bibliothèque d'Alexandrie, comme l'a illustré l'exposition Alexandrie la Divine organisée à la Fondation Martin Bodmer en 2014. En fait, Martin Bodmer rêva d'abord d'écriture et de création littéraire, souhaitant composer un «grand poème», avant de faire de sa collection elle-même une «œuvre d'art» et un «édifice spirituel», ainsi qu’il l'écrira (Carnet 71 [1938-1939], 68-76).2

Qui était Martin Bodmer?

Bodmer MartinBodmer enfant 019Martin Bodmer naît en 1899 dans une vieille famille zurichoise, sa mère réunissant autour d'elle un cercle qui comprenait Hugo von Hofmannstahl et Paul Valéry, un intime de la famille. Après des études à l'Université de Zurich et des séjours à Heidelberg et à Paris, il épouse Alice Naville en 1927. En 1940, il est nommé membre du Comité international de la Croix-Rouge et de son Conseil de direction, mettant en place le Service des secours intellectuels destiné aux prisonniers de guerre. Il supervise la distribution d'un million d'ouvrages dans les camps de prisonniers dans le souci d'apporter à la fois un réconfort moral et une instruction aux détenus, leur permettant de poursuivre des études interrompues par la guerre. Citons le philosophe Paul Ricœur, arrêté en 1940 et qui resta prisonnier pendant cinq ans: n'étant pas soumis au travail en tant qu'officier de réserve, il consacra toutes ses journées à la lecture des philosophes allemands Karl Jaspers, Martin Heidegger et Edmund Husserl, grâce notamment à des livres empruntés par les canaux de la Croix-Rouge internationale;3 il a également traduit les Idées directrices pour une phénoménologie de Husserl au cours de sa captivité.

Président à titre intérimaire en 1947-1948 de la Croix-Rouge internationale, Martin Bodmer en assure ensuite la vice-président jusqu'en 1964. Il se retrouve donc confronté de près aux évènements politiques de son époque, avec la montée du nazisme et la Seconde Guerre mondiale. Sa vision humanitaire et internationale informera ainsi une activité de collectionneur en lien avec l'histoire du monde, dans un esprit cosmopolite et pacificateur.

MartinBodmer petiteDès l'âge de quinze ans, il manifeste le goût des livres en achetant avec ses propres deniers un exemplaire de The Tempest de Shakespeare, dans la traduction allemande d'August von Schlegel, illustrée par l'artiste Edmond Dulac. La première acquisition de sa collection est donc une traduction. Sa mère lui offre peu après une édition précieuse du Faust de Goethe, parue en 1908-1909, et c'est ainsi qu'il commence une activité de collectionneur et de bibliophile. Il se révèlera aussi historien de la culture, philosophe de l'histoire et critique littéraire, exposant son cheminement intellectuel et spirituel et sa conception de la Weltliteratur dans ses 150 carnets de note rédigés entre 1923 et 1964.4 En reprenant le titre d'un petit livre de Herman Hesse imprimé à Leipzig en 1929, il publiera en 1947 Eine Bibliothek der Weltliteratur (Atlantis Verlag, Zurich). Les cinq piliers de sa collection, un pentagone, en seront les symboles: Homère, la Bible, Dante, Shakespeare et Goethe. Une classification secondaire viendra renforcer l'architecture de la Bibliotheca Bodmeriana: la foi (Glaube, textes religieux et spirituels de nombreuses traditions), le pouvoir (Macht, écrits politiques ou juridiques), l'art (Kunst) et le savoir (Wissen, traités scientifiques). La Weltliteratur défendue par Bodmer, nous rappelle Jean Starobinski, «a été dans notre pays l'antidote des formes pathologiques du nationalisme qui sévissait alors en Europe».5

La Weltliteratur

Martin Bodmer conçoit son idée de la Weltliteratur -au fondement de sa collection qui en est l'illustration et la manifestation matérielle- à partir de la pensée de Goethe: l'expression apparaît dans les Conversations de Goethe avec Eckermann en date du 31 janvier 1827.6 Goethe pressent qu'une littérature mondiale est en train d'advenir et qu'il existe un patrimoine de portée universelle commun à l'humanité, mais qui n'est accessible que parce qu'il est sans cesse traduit ou retraduit. Ce dernier n'était pas seulement écrivain, mais également traducteur avec une connaissance approfondie des langues qui remonte à l'enfance: le français (qu'il considère comme une seconde langue maternelle), l'italien, l'espagnol, l'anglais, sans parler du latin ou du grec, et il avait même reçu des leçons d'hébreu. Conscient de l'importance de cette activité, Goethe traduira toute sa vie des passages ou fragments, voire des œuvres entières, telles que Le Neveu de Rameau de Diderot en 1805, à l'instigation de Schiller. Cette satire connut un destin rocambolesque en servant de rétrotraduction en français en 1821, l'original ayant été entre-temps perdu.7

BodmerFaust Fondation parWolfgangGoetheLa traduction est un enjeu important de la littérature mondiale, permettant le dialogue entre les cultures et les différentes époques. Si elle n'est pas, pour Martin Bodmer, l'équivalent de la littérature mondiale, qui est «un miroir du monde», elle en est la «condition première» et «peut-être l'expression la plus directe, la plus réelle et, en ce sens, une sorte de point de départ pour l'aborder»8. La Weltliteratur dépend de la transmission assurée par la traduction. Il note dans un carnet en 1944: «en tant qu'intermédiaire, elle est précisément [74] au fondement du concept de littérature mondiale» (Carnet 86 [1944], 73-83).9

Fasciné par l'histoire de Faust, Martin Bodmer a réuni plus de 600 versions des Faust de Goethe, manuscrits, éditions ou rééditions et images, mais également de nombreuses traductions. La Bibliotheca Bodmeriana se compose en partie de séries de traductions d'une même œuvre, comme c'est le cas pour la Divine Comédie de Dante ou Faust. Ce dernier fonds comprend des traductions dans une quarantaine de langues, dont le catalan, le tamoul ou l'espéranto, et 83 traductions des Faust en français provenant de 30 traducteurs différents (dont Gérard de Nerval) et 66 en anglais dues à 43 traducteurs.

La transmission d'un collectionneur à l'autre

L'acquisition par Martin Bodmer du fonds d'autographes de Stefan Zweig dans les années 1930 lui donnera la mesure de ce que peut signifier une collection répondant à une vision d'ensemble, ou à «une herméneutique», selon Jérôme David.10 Dans un article paru en 2001 dans Corona nova 1, Jean Starobinski définit l'herméneutique comme l'«art de la lecture des signes».11 Martin Bodmer doit à Stefan Zweig l'idée de «la collection comme œuvre d'art» (Carnet 71 [1938-1939], 68-76) et le principe herméneutique selon lequel l'ensemble ou « le tout » d'une collection doit l'emporter sur la valeur relative d'une de ses pièces.12

Bodmer StefanZweig FondationBodmerLorsque l'écrivain autrichien, sans doute l'un des plus en vue de son époque, apprend que ses œuvres ont été brûlées par les nazis le 10 mai 1933 sur la place publique à Berlin, il exprime le souhait de se séparer de sa collection de manuscrits autographes, l'une des plus importantes jamais réunie entre les mains d'un particulier, et de quitter l'Autriche. En héritier de Goethe, il partageait avec lui une conception pour ainsi dire sacrée du manuscrit autographe. Le «cercle magique» de ses feuillets manuscrits lui permettait d'observer de près le processus créateur des «plus grands maîtres de tous les temps», afin de tenter de percer le mystère de la création artistique.13 À ses yeux, la tâche qu'il s'était donnée «de faire d'une collection une œuvre d'art» était peut-être plus digne de lui survivre que ses propres œuvres, comme il l'écrira dans Le Monde d'hier. Souvenirs d'un Européen.14 Il choisit alors de s'exiler à Londres et entame des démarches pour mettre en vente son extraordinaire collection de la littérature mondiale et de la musique par l'intermédiaire du marchand-libraire viennois Heinrich Hinterberger.

Zweig, ayant mené une longue réflexion sur le sens de sa pratique, souhaitait transmettre sa pensée avec sa collection, qu'il considérait comme un «organisme vivant qui se serait complété et achevé en un ensemble toujours plus beau».15 C'est ainsi que Martin Bodmer fit l'acquisition par l'intermédiaire de Hinterberger d'une première partie du fonds composée des autographes de langue allemande au printemps 1936; par la suite, il s'inscrira dans la continuité de la vision de Stefan Zweig. Hinterberger lui proposa peu de temps après l'acquisition des manuscrits étrangers, pour la plupart de langue française, puis d'un dernier lot comprenant de nombreux manuscrits de musiciens. Après la littérature allemande, la tendance à la dominante francophone dans ce corpus n'est pas étonnante, car Zweig était un grand passeur et un traducteur du français en allemand.

Le «paradigme de la traduction»

Paul Ricœur, dans Le paradigme de la traduction, évoque l'«hospitalité langagière» à laquelle nous invite la traduction, un modèle selon lui pour d'autres formes d'hospitalité apparentées, notamment les religions.16 La traduction, associée à l'interprétation, devient alors un paradigme herméneutique ou un modèle à penser. Le «paradigme de la traduction» est ainsi présent dès l'origine dans la collection de Martin Bodmer avec l'acquisition de son premier livre, une traduction de Shakespeare, sa vision de la Weltliteratur inspirée par Goethe, puis avec la transmission du trésor d'autographes de ce grand passeur et traducteur que fut Stefan Zweig. L'hospitalité langagière, illustrée par les quelque 80 langues et cultures au sein de sa collection, représentait pour Martin Bodmer le dialogue de l'humanité avec elle-même, de même qu'un indice de la présence du divin.

Jane Elisabeth Wilhelm
traductrice, docteur ès lettres et
membre du Comité de l'Association des Amis de la Fondation Martin Bodmer

1.  Martin Bodmer, De la littérature mondiale. Anthologie éditée par Jérôme David et Cécile Neeser Hever. Traduite de l'allemand par Cécile Neeser Hever avec la collaboration de Jérôme David. Genève, Les Éditions d'Ithaque 2018, pp. 69 et 92, en italique dans le texte.
2.  Ibid., p. 62.
3.  «A voix nue» avec Paul Ricœur, France Culture 13/01/2016.
4.  Martin Bodmer, op.cit.
5.  Légendes des siècles. Parcours d'une collection mythique. Préface de Jean Starobinski, texte de Charles Méla, Paris, Éditions Cercle d'Art 2004, p. 7.
6.  Ibid., pp. 43-44.
7. Jacques Berchtold, «Goethe et la traduction», in: Barbara Cassin et Nicolas Ducimetière (éds), Les routes de la traduction. Babel à Genève, Cologny/Paris, Fondation Martin Bodmer/Gallimard 2018, pp. 143-151, en particulier 148.
8.  Martin Bodmer, op. cit., pp. 212, 242 et 246.
9.  Ibid., 244 (en italique dans le texte).
10.  Jérôme David, Martin Bodmer et les promesses de la littérature mondiale, Genève, Les Éditions d'Ithaque 2018, pp. 81-119.
11. Jean Starobinski, «Choisir, restituer, interpréter», Corona nova 1, Bulletin de la Bibliotheca Bodmeriana édité par Martin Bircher, Cologny, Fondation Martin Bodmer 2001, p. 20.
12.  Martin Bodmer, op. cit., p. 62.
13.  Stefan Zweig, Le monde d'hier. Souvenirs d'un Européen. Traduction de Jean-Paul Zimmermann, Paris, Albin Michel 1948, p. 404. Zweig prononça une conférence à New York en 1939 intitulée Le mystère de la création artistique, un texte publié pour la première fois à Stockholm en 1943.
14.  Ibid., p. 409.
15.  Ibid., p. 410.
16.  Paul Ricœur, Leçon d'ouverture à la Faculté de théologie protestante de Paris en octobre 1998 intitulée «Le paradigme de la traduction», parue dans la revue Esprit en juin 1999, puis publiée dans un recueil intitulé Sur la traduction (Paris, Bayard 2004, pp. 21-52).


Actuellement à la Fondation Bodmer

Une exposition autour du 700e anniversaire de la mort de Dante

Bodmer Affiche Dante petiteConstituée majoritairement d’objets jamais montrés appartenant à la Fondation Bodmer, l'exposition La fabrique de Dante propose de découvrir, en plus de manuscrits et de livres rares, des ouvrages hors du commun prêtés par d’autres institutions. On y admirera également la copie originelle du portrait de Dante réalisé par Sandro Botticelli en 1495. Renseignements: www.fondationbodmer.ch/agenda 

À voir jusqu’au 28 août 2022. 

 

 

Bodmer Fabrique Dante bookÀ lire pour prolonger la découverte de Dante

La fabrique de Dante, catalogue de l’expositiosous la direction de Paola Allegretti et Michael Jakob
Genève, MētisPress/Fondation Martin Bodmer 2021, 354 p.

Ruedi Imbach, «Pour le bien du monde qui vit mal» - La Divine Comédie de Dante, in choisir n° 702, janvier-février-mars 2022
Un numéro à précommander à

 

À entendre pour prolonger la découverte de Dante

Historien de la philosophie, auteur de Dante, la philosophie et les laïcs. Initiation à la philosophie médiévale (Cerf/Éditions universitaires de Fribourg, 1996), Ruedi Imbach donnera une conférence le jeudi 5 mai 2022 à la Fondation Bodmer (Genève), intitulée Dante, philosophe laïque.

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