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samedi, 24 octobre 2020 15:01

Joe Biden, celui qu'on n'attendait plus

Joe Biden (2020)  © Gage Skidmore/WikimediaCorrespondante aux États-Unis de plusieurs radios et télévisions françaises (France 24, BFM-TV...), la journaliste Sonia Dridi vient de publier le premier livre en français sur Joe Biden: Joe Biden, le pari de l’Amérique anti-Trump. Qui est vraiment le candidat démocrate? Alors même qu'il sera peut-être le prochain président des États-Unis, sa personne et son programme restent largement méconnus. Interview de Sonia Dridi.

Hubert Prolongeau: Quelle est l'ambiance de cette campagne, qui paraît depuis la Suisse et la France particulièrement mouvementée et plutôt indigne?

Sonia Dridi: «Elle est très pesante. En 2016, quand Hillary Clinton et Donald Trump s'affrontaient, on parlait déjà de guerre civile. Il y avait certes de grandes divisions, mais ce terme paraissait exagéré. Aujourd'hui, c'est beaucoup plus vrai, plus électrique. Les familles sont profondément divisées, des voisins se disputent... C'est inquiétant. Des violences sont possibles, renforcées par les tensions raciales. La méfiance entre les deux camps est très grande et les nationalistes sont totalement décomplexés.»

Au point que le résultat ne soit pas reconnu?

«Même si Trump partait au départ en tête, le résultat des votes par correspondance pourrait faire basculer le résultat. Or il y a effectivement une possibilité de contestation. Les démocrates sont très stressés par cette hypothèse, et l'Amérique anti-Trump est choquée par le refus plusieurs fois affiché par le président de quitter le pouvoir en cas de défaite.»

De quel poids la religion pèse-t-elle sur le débat? Joe Biden, bien que descendant de huguenots français, est catholique. Aucun président élu ne l'a été depuis John Fitzgerald Kennedy.

«Pour Biden, la foi est très importante. C'est un catholique de la classe moyenne irlandaise, élevé dans le christianisme social et attaché à des valeurs telles que la décence et l’honnêteté. Il a, a-t-il même dit, pensé jeune à la prêtrise. Sa foi a vacillé après le terrible accident de voiture qui a coûté la vie à sa femme et à sa fille âgée de treize mois et demi en décembre 1972: leur voiture avait été percutée par un semi-remorque.»

Cette spécificité catholique n'est-elle pas un souci dans un pays majoritairement protestant?

«Non, c'est la foi qui compte. Trump, lui, drague ouvertement les évangélistes, ce que ne fait pas Biden.» (Lire à ce sujet: Ne pas s'y laisser trumper, n.d.l.r.)

Biden a même été assez changeant sur le thème très clivant de l'avortement...

«Oui. Il a été contre, il est pour aujourd'hui. La campagne de 2020 l'a vu changer d'opinion sur un point très important: le financement des avortements par des fonds fédéraux. S'il s'y est longtemps opposé, il vient aujourd'hui de s'y déclarer favorable. C'est un geste politique à destination de la gauche. Ce débat a été relancé depuis la mort de la juge progressiste de la Cour suprême Ruth Bader Jinsburg et de la nomination rapide à sa place d'Amy Coney Barrett, une magistrate bien plus trumpienne, très conservatrice. Que dira-t-elle sur l'avortement ou sur le mariage homosexuel? Sur ce dernier point aussi, Biden a d'ailleurs évolué: il a d'abord été contre le mariage gay, mais a fini par s'y déclarer favorable en 2012.»

Et sur la peine de mort?

«Il voudrait qu'on la supprime, mais cela n'a pas beaucoup d'incidence, la peine de mort n'est pas un débat très présent aux États-Unis.»

À l'inverse de celui sur le droit ou non de porter des armes à feu...

«Et là, Biden est modéré. Bien sûr, il ne s'attaque pas au deuxième amendement et ne demande pas l'interdiction des armes à feu, mais il tend quand même à limiter leur expansion en en compliquant l'achat. Il est pour l'interdiction de la vente des fusils d'assaut. Quand il était vice-président, il a vécu plusieurs fusillades dramatiques: celle de la maternelle du Connecticut, celles de Parlkand...»

Sa pensée a donc évolué?

«Il a fait un virage à gauche pour séduire les jeunes. Il a ramené le salaire minimum à 15 dollars, il a institué la gratuité de l'université pour ceux dont les revenus sont inférieurs à 25'000 dollars par an et promis le zéro carbone pour 2050. Les activistes de gauches ont été séduits. Il leur plaît et même ceux qui auraient préféré Bernie Sanders se rallient à lui. C'est pourtant lui qui a été à l'origine de la loi sur le crime de 1974, laquelle a envoyé un grand nombre de jeunes noirs en prison. Son programme n'est pas forcément très clair, et il se résume souvent, dans l'esprit des gens, à son opposition à Trump.»

Le choix de Kamala Harris comme vice-présidente relèverait de la même stratégie?

«Il a ramené à lui la diversité. Kamala Harris a beaucoup de charisme, même si elle est plutôt centriste. Au moment de Black live matters, elle est forcément bienvenue. Sa jeunesse contrebalance aussi le grand âge de Biden.»

Quels sont ses atouts?

«Son adversaire d'abord, qui suscite des haines très fortes. À contrario, Biden aime les gens, qui lui parlent beaucoup. Ses tragédies personnelles (l'accident qui a coûté la vie à sa femme et sa fille, et la mort en 2015 de son fils Beau, atteint d'un cancer du cerveau: NDLR) ont fait naître en lui beaucoup d'empathie. Quand des gens lui parlent de ce qui leur arrive, il leur laisse souvent son numéro de téléphone, et il répond parfois lui-même à leurs coups de fils.  Il a aussi beaucoup aidé les bègues, l'ayant été lui-même pendant longtemps, et cela est perçu comme un signe d'attention à l'autre.»

Et pour ses défauts?

«Il a un caractère bien trempé, ce qui est parfois difficile à vivre pour ses collaborateurs. Il n'est pas toujours très patient et perd vite son sang-froid. Mais le plus évident est son manque de charisme. Sa tendance à enjoliver les choses (il avait relaté une remise de décorations en Afghanistan alors même qu'il n'y assistait pas...) et ses nombreuses opérations de chirurgie esthétique suscitent une certaine ironie.»

Ses gaffes sont même légendaires...

«Et elles le méritent parfois! Comme cette fois où il a demandé à un handicapé de se lever, ou lorsqu'il a confondu Theresa May et Margaret Thatcher. Mais elles montrent aussi quelqu'un de vrai, qui dit ce qu'il pense, même maladroitement, et cela ne déplaît pas. Face à Trump, beaucoup de ses défauts deviennent des avantages. Mais c'est vrai aussi en comparaison avec la froideur technocratique de Hillary Clinton et le rejet que cela suscite. D'ailleurs, il se tient à distance de cette dernière, car elle a une image assez détestable. Mais il se déclare grand admirateur de Bill Clinton.»

Vous avez souligné aussi son âge?

«Oui, c'est aussi un problème, même s'il n'a que trois ans de plus que Trump, qui affiche une énergie plus débordante. On parle peu toutefois de ses problèmes de santé et il est apparu en pleine forme au premier débat. Mais il a eu deux AVC.»

Et les accusation de harcèlement, et même de viol?

«L'accusation de viol s'est beaucoup défaite: la victime s'est contredite, n'a pas été très convaincante. L'histoire est retombée. Mais il est ennuyé par des gestes inappropriés qui, ici, paraîtraient peut-être insignifiants mais qui, aux États-Unis, en pleine période metoo, ne le sont pas: il a embrassé une femme sur les cheveux et est très tactile... C'est un candidat d'une autre époque. Là, cela se sent.»

Question ultime, bien sûr: a t-il des chances de gagner?

«Si la mobilisation est massive, je crois que oui. Il réunit vraiment autour de lui l'Amérique anti-Trump. Beaucoup moins clivant que Hillary Clinton, il a fédéré les démocrates, et la base du parti paraît de plus en plus motivée. Si cela se confirme, tout est possible...»

DridiSonia Dridi, Joe Biden, le pari de l’Amérique anti-Trump, Paris, du Rocher 2020, 309 p.

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