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vendredi, 07 janvier 2022 11:07

Dans la psyché de Simone F. Baumann

© Dessin de Simone F. Baumann, in "Simone et moi" (2021, Editions Martin de Halleux)Cette dessinatrice suisse de 24 ans nous offre dans Simone et moi, son premier roman graphique, une plongée viscérale dans les affres de sa vie de jeune femme. La dramaturgie singulière et le trait à l’encre noire y sont d'une complexité fascinante et captivante. Simone F. Baumann est sans doute l’une des jeunes héritières les plus représentatives de la bande dessinée underground américaine des années 60, avec ses codes propres, son humour abrasif et son regard introspectif, reflets de ses états d’âme. 

Depuis ses dix-huit ans, cette dessinatrice à fleur de peau et au talent fou, installée à Zurich, couche sur papier ses maux dans un fanzine autobiographique, intitulé 2067, qu’elle autopublie tous les deux mois pour une poignée d’abonnés. Son lectorat est au rendez-vous. En résulte, six ans plus tard, la publication d’un roman graphique de près de 350 pages, qui rassemble plusieurs saynètes composites de ses tribulations intérieures aussi bouleversantes que décapantes. Simone et moi (paru sous le titre allemand Zwang aux éditions Moderne) a fait une entrée fracassante en France, traduit par Martin de Halleux en collaboration avec l’auteur suisse de bande dessinée Thomas Ott.

Patchwork existentiel

© Dessin de Simone F. Baumann, in "Simone et moi" (2021, Editions Martin de Halleux)© Dessin de Simone F. Baumann, in "Simone et moi" (2021, Editions Martin de Halleux)Simone Baumann nous happe dès les premières planches, rêvant qu’elle est jugée coupable par un tribunal, puis poussée dans un trou. Le ton est donné. Son trait prononcé et affirmé, son imagination féconde, ses dialogues laconiques et son humour sarcastique jouent à plein sur cette nuisance et absurdité existentielle de la société contemporaine. Tout comme l’âge d’or de la BD underground, elle parvient à retranscrire, par le prisme de l’introspection et de l’intime, l’expression d'une jeunesse en mal d‘être et de vivre, remettant en question la vision exaspérante de la cellule familiale et des diktats sociaux de la «normalité» et de la «conformité». Au fil des pages, elle croque ainsi à vif sa relation conflictuelle avec ses parents qui ne comprennent rien, ses séances chez son psychiatre, ses antidépresseurs qu’elle ingurgite à la louche, ses phases d’anxiété, de paranoïa et de dépression, ses cauchemars récurrents, ses dédoublements, ses difficultés à prendre des décisions et à travailler… De «Coupable» à «Renaissance», la jeune femme nous embarque dans ses peurs, ses angoisses et ses obsessions, tout en essayant de capter tant bien que mal l’origine de cette déferlante imprévisible de névroses.

Vulnérabilité créative

© Dessin de Simone F. Baumann, in "Simone et moi" (2021, Editions Martin de Halleux)Car oui, Simone a mal. On le voit, on le ressent, via ce regard cafardeux, brut et cru mais parfaitement cohérent sur l’aliénation de ce monde de plus en plus asphyxiant et hostile. Elle erre dans sa vie comme dans les rues zurichoises avec un trou béant à l’estomac, sans tête ni bras, ou le corps englouti dans la cuvette des toilettes publiques. Son graphisme impressionnant de maîtrise, fait à l’encre noire, se passe finalement de dialogues tant il est éloquent par son style hachuré et expressif. Un mélange de dark, de punk et d’expressionnisme pour une réappropriation toute personnelle, passant des allégories kafkaïennes aux têtes démesurées et glauques des Zurichois, dont certaines font penser à celles de Beavis and Butt-Head. L’univers d’Alice au pays des merveilles n’est jamais non plus très loin. Sa créativité et ses émotions débordent de surréalisme et de cette truculence acerbe, qui dépeignent avec véracité les variations de son hypersensibilité. Un objet graphique qui touche au cœur et un bel éloge de l’existence et de la différence.

© Couverture de "Simone et moi", de Simone F. Baumann (2021, éditions Martin de Halleux)

 

 

Simone F. Baumann
Simone et moi
Paris, Les Éditions Martin de Halleux 2021, 348 p.

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