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mercredi, 13 décembre 2017 21:25

Des émois contagieux

Comment comprendre les émois ressentis à l’écoute de la musique? Pourquoi nous touche-t-elle autant? La philosophie s’est de toujours intéressée à la puissance émotionnelle de la musique, en particulier au phénomène de la contagion affective. Elle poursuit aujourd’hui cette exploration de la question.

Federico Lauria est chercheur à l’Université de Genève et de New York. Il travaille, dans une perspective interdisciplinaire, sur divers projets liés aux sciences affectives, tels que la musique, la duperie de soi, la curiosité et la mort. Il vient de co-publier The Nature of Desire (New York, Oxford University Press 2017, 360 p.).

La musique suscite des émotions fortes. Parfois même elle nous touche jusqu’aux larmes. Ce pouvoir émotionnel explique pourquoi elle nous séduit -autant et pourquoi elle occupe une fonction sociale si importante dans de nombreux rituels, des mariages aux funérailles. Platon déjà insistait sur son impact émotionnel en vue d’une vie juste et heureuse. Et pour Kant, elle constitue même le langage des émotions.

La musique induit des affects de nombreuses façons.[1] Parfois, comme par réflexe, un son inattendu nous effraye. Dans d’autres cas, notre corps se synchronise avec la musique, produisant des sensations et nous donnant l’impulsion pour nous mouvoir à son rythme. Tantôt encore, un air éveille en nous des souvenirs, et par ce biais des émotions, comme lorsqu’une chanson nous rappelle l’été dernier et nous rend nostalgiques. Parfois, à l’écoute d’un morceau, nous imaginons une histoire, ce qui engendre des émotions. Souvent la musique joue avec nos attentes et nos rêves, nous éprouvons alors des sensations de tension ou de détente. Enfin, elle peut évoquer des émois à travers la contagion affective. En écoutant de la musique dite triste ou anxieuse, la tristesse ou l’angoisse nous envahit, comme par osmose. Le ressenti se fait alors l’écho de l’émotion exprimée par la musique.

Des expériences de valeurs

Ce dernier phénomène a particulièrement intrigué, voire fasciné, les philosophes, car il constitue une clé pour mieux comprendre les émotions telles que la peur, la tristesse, la honte ou la joie. Celles-ci se caractérisent par des ressentis. Lorsque j’ai peur, ma gorge se resserre, mon rythme cardiaque s’accélère, mon souffle se coupe, je tremble et cela me fait un certain effet.

Selon une idée classique, ces ressentis se cristallisent autour de ce qui est bon ou mauvais pour nous, à savoir des valeurs (l’injuste, le plaisant, le comique, le honteux, etc.). Les émotions nous feraient « ressentir » les valeurs. La peur induite par un oiseau volant subitement en ma direction est l’expérience d'un danger. Lorsque je suis bouleversé suite au décès de Marie, mon désarroi est l’expérience de ce fait tragique. Bien que les émotions s’accompagnent de diverses facettes (changements physiologiques, tendances à l’action ou expressions faciales), l’expérience des valeurs en constitue le cœur. Les émotions sont donc vitales pour comprendre le monde et être heureux.

Cette conception cependant sied mal à la musique. Imaginez que j’écoute pour la première fois un air mélancolique, sans paroles, et que la magie de la contagion s’opère : la mélodie me donne des frissons et m’attriste. Ai-je pour autant l’impression qu’un malheur est arrivé, comme lorsque je suis en deuil ? Au contraire, cet air m’enchante. Mon ressenti n’est donc pas l’expérience d’un mal. Certains en concluent que la musique révèle que les émotions ne sont pas des expériences des valeurs. L’osmose musicale serait un cas de contagion primitive, à l’instar de la tristesse qu’un ami blafard peut nous transmettre.[2] La théorie classique des émotions est ainsi menacée.

Emotions ou humeurs ?

Cette conclusion est discutable. Quel est exactement le ressenti présent dans la contagion ? Selon certains, l’osmose musicale n’est pas une émotion stricto sensu mais une humeur[3] qui, contrairement à l’émotion, ne concerne pas une chose précise. Lorsque je me réveille d’humeur maussade, mon ressenti ne se réfère à rien de particulier, contrairement à ma peur engendrée par l’oiseau. Or, si la contagion musicale relève de l’humeur, notre affect lié à la mélodie ne serait pas l’expérience d’un mal. Le problème s’évanouit.

Pour d’autres, la musique nous contamine en nous émouvant plutôt qu’en nous attristant ou en nous angoissant.[4] Enfin, d’aucuns suggèrent que la contagion est suscitée par une histoire imaginée en écoutant la musique.[5]
Toutes ces approches tentent de concilier la contagion avec la théorie classique des émotions. Cependant les études en psychologie et en neurosciences suggèrent, au contraire, que l’osmose consiste bien en des émotions (tristesse, anxiété, etc.) et qu’elle ne s’accompagne pas toujours d’imagination.[6]

Expressivité

La musique elle-même semble exprimer des émotions, du moins parfois. Nous décrivons souvent une mélodie comme étant triste, joyeuse, anxieuse ou haineuse, et nous nous accordons le plus souvent sur ce qualificatif, même si nous appartenons à des cultures très différentes.[7] Pensez au Requiem de Fauré ou à l’Hymne à la joie de Beethoven. Comment comprendre ce phénomène ?

Certains expliquent l'expressivité musicale par l’intention du compositeur ou du musicien de transmettre l'émotion ressentie à l’instant de la composition ou de la performance. Mais d’aucuns peuvent vouloir exprimer une émotion, par exemple la joie, et échouer à ce faire -le résultat est sordide. Après tout, nous ne parvenons pas toujours à réaliser nos buts… De plus, des musiciens décrivent le processus de composition ou de performance sans faire appel à une telle intention.

Récemment, de nombreux philosophes ont souscrit à l’idée que la musique exprime des émotions en vertu du fait qu’elle leur ressemble.[8] Par exemple, la musique triste ressemble à la tristesse. En effet, elle partage de nombreuses similitudes avec la prosodie de la tristesse, à savoir la façon dont nous parlons lorsque nous sommes moroses. Sous l’emprise de cette émotion, notre façon de parler se caractérise, entre autres, par des tons bas, peu d’intervalles, le mode mineur et un tempo lent, précisément comme la musique dite triste. La musique serait alors perçue comme une voix hyper-expressive. Elle exploiterait une dimension fondamentale de l’humain, puisque l’expression vocale des émotions est en grande partie universelle.

L’amour du triste

Comment expliquer que de nombreuses personnes aiment la musique triste et la trouvent particulièrement profonde, alors que généralement nous évitons les situations chagrinantes ? Les expériences révèlent que la musique triste nous séduit particulièrement lorsque nous sommes tristes. Sommes-nous masochistes ? Ce paradoxe s’étend à d’autres types d’arts suscitant des affects négatifs, comme la tragédie ou l’horreur, mais il est d’autant plus prégnant dans le cas de la musique car celle-ci n’est pas nécessairement fictionnelle, voire représentationnelle.
Certes, les airs tristes sont souvent plaisants, et cela pourrait bien être là la source de notre appréciation. Mais pourquoi écouter de la musique mélancolique plutôt que de la musique joyeuse, qui elle aussi nous procure du plaisir ? Il se peut que ce soit parce que la mélodie nous donne l’occasion de savourer la tristesse sans avoir à en éprouver les conséquences malheureuses qui accompagnent les situations accablantes réelles.[9]

Mais, encore une fois, pourquoi voudrions-nous explorer la tristesse plutôt que la joie ? Certains suggèrent que les chansons tristes nous permettent de mieux comprendre les drames de la vie, ce qui explique pourquoi nous en sommes avides.[10] Or qu’en est-il des musiques sans paroles ? Existe-t-il vraiment une réponse unifiée à l’énigme de cet amour ? Les sondages révèlent que les raisons pour lesquelles nous recherchons la musique triste sont variées (régulation émotionnelle, sentiment d’être compris, exploration de la tristesse, etc.).

En l’état des recherches, le mystère demeure. Une seule certitude : de par les émois qu’elle éveille, en nous permettant de réguler nos émotions et peut-être même de consolider, voire de forger, notre identité, la musique joue un rôle fondamental dans notre bien-être. Même la musique triste nous aide à être heureux en nous accompagnant dans les moments les plus tragiques de la vie.

[1] Patrik N. Juslin & Daniel Västfjäll, « Emotional responses to music. The need to consider underlying mechanisms », in Behavioral and Brain Sciences 2008, n°3, pp. 559-575.
[2] Stephen Davies, Musical Understandings and Other Essays on the Philosophy of Music, New York, Oxford University Press 2011, 220 p.
[3] Noel Carroll, « Art and mood. Preliminary notes and conjectures », in The Monist 2003, n°86, pp. 521-555.
[4] Peter Kivy, Sound Sentiment, Philadelphie, Temple University Press 1989, 304 p.
[5] Jerrold Levinson, « Musical Expressiveness as Hearability-as-expression », in Matthew Kieran, Contemporary Debates in Aesthetics and the Philosophy of Art, Oxford, Blackwell 2006, 384 p.
[6] Patrik N. Juslin & John A. Sloboda, Handbook of Music and Emotion. Theory, Research, Applications, New York, Oxford University Press 2010, 992 p.
[7] Idem.
[8] Stephen Davies, op. cit.
[9] Jerrold Levinson, « Music and negative emotion », in Jenefer Robinson, Music and Meaning, Ithaca, Cornell University Press 1997, 260 p.
[10] Aaron Smuts, « Rubber Ring. Why do we listen to sad songs ? », in John Gibson & Noel Carroll, Narrative, Emotion and Insight, Pennsylvanie, Penn State University Press 2011, 188 p.

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