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mardi, 01 septembre 2020 15:34

L’Europe entre danger mortel et nouveau départ

La pandémie a remis en cause la survie même de l’Union européenne. Dans une de ses rares interventions, Jacques Delors, ancien président de la Commission âgé aujourd’hui de 94 ans, lançait l’alerte: l’absence de solidarité parmi ses membres fait courir à l’Europe «un danger mortel».[1] Depuis, les choses ont clairement bougé. Le grand dialogue peut commencer.

Martin Maier sj est secrétaire des affaires européennes du Centre social jésuite européen; il enseigne à l’Université jésuite José Simeón Cañas (Central American University) de San Salvador, où il a œuvré quelques années en tant que prêtre d’une communauté rurale. Il a dirigé par le passé le Centre européen jésuite de formation à Munich et a été rédacteur en chef de Stimmen der Zeit, la revue culturelle jésuite allemande.

[1] Le manque de solidarité, «danger mortel» pour l’Europe, selon Jacques Delors, in https://institutdelors.eu/, 28 mars 2020.

Les premières réactions des pays de l’Union européenne (UE) à la pandémie ont suivi le principe du «chacun pour soi». L’appel à l’aide urgente que lançait le 10 mars Maurizio Massari, ambassadeur d’Italie auprès de l’UE, dans le journal Politico est resté sans réponse. Certes, l’Union a peu de compétences en matière de santé, mais elle a abandonné à leur sort l’Italie et l’Espagne pendant un certain temps. On a même fermé les frontières et arrêté les exportations de produits médicaux. Pendant ce temps, d’autres ont agi. La Chine, la Russie et Cuba ont envoyé des équipements médicaux et des médecins. Les échos médiatiques donnés à ces actions ont mis en lumière, plus crûment encore, l’absence de solidarité intra-européenne.

Par la suite, des excuses et de nouvelles résolutions sont venues. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a même présenté par deux fois des excuses à l’Italie. Tout d’abord dans une lettre ouverte publiée le 2 avril par La Reppublica: «Scusateci, ora la UE è con voi» (Excusez-nous; à présent l’UE est à vos côtés). Deux semaines après, elle exprimait à nouveau à ce pays, devant le Parlement européen, «les excuses les plus sincères» de l’ensemble de l’Europe pour ne pas lui être venue en aide dès le début.

Tardivement, mais encore à temps, l’UE a ainsi retrouvé le chemin de la solidarité: des patients français et italiens dans un état de santé critique ont été accueillis dans des hôpitaux allemands et autrichiens, des équipements et des respirateurs ont passé les frontières. Le pape François, dans le message émouvant prononcé le 27 avril devant une place St-Pierre déserte, a résumé la situation en une image saisissante: «Nous sommes dans le même bateau et c’est tous ensemble que nous survivrons ou que nous périrons.»

Un plan de relance astronomique

À plus long terme se pose la question de savoir comment agir face aux terribles conséquences de cette crise qui affecte l’État social et l’économie. Le 9 avril, les ministres des Finances des pays de la zone euro se sont mis d’accord sur un plan de relance d’un montant de 540 milliards d’euros, approuvé en visioconférence par le Conseil européen.

Pour parer à la menace d’un chômage de masse, la Commission européenne a proposé un nouvel Instrument de soutien à l’atténuation des risques de chômage en situation d’urgence (SURE - Support mitigating Unemployment Risks in Emergency) visant à soutenir les mises en chômage partiel et doté d’un montant de 100 milliards d’euros. La Banque centrale européenne, pour sa part, a commencé la mise en œuvre, en deux étapes, du Programme d’achat d’urgence face à la pandémie (PEPP- Pandemic Emergency Purchase Programme) en vue de l’achat d’obligations publiques et privées sur les marchés pour un montant de plus de mille milliards d’euros. Dans ce contexte, le verdict du 5 mai de la Cour constitutionnelle allemande, qui déclarait partiellement illégaux les anciens achats d’obligations de la Banque centrale, a fait à Bruxelles l’effet d’une bombe. Le fait que la Cour constitutionnelle prenne ainsi position contre la Cour de justice de l’UE a été perçu comme de la dynamite menaçant les institutions européennes.

La Banque européenne d’investissement a aussi mis à disposition des entreprises menacées des crédits se montant à 200 milliards d’euros. Et la proposition franco-allemande du 18 mai de prévoir un plan de relance de 500 milliards d’euros destinés à des subventions est considérée comme historique: pour la première fois, il est prévu d’assumer des dettes en commun. Dans son programme Next Generation EU, Ursula von der Leyen y ajoute encore 250 milliards d’euros destinés à des crédits. Ces plans d’aide doivent figurer au budget européen prévu pour la période 2021-2027.

Au terme d’âpres négociations menées au cours de l’un des sommets les plus longs de l’histoire de l’UE, les États-membres sont finalement parvenus à un accord le 21 juillet, à Bruxelles. Sous la pression des pays dits frugaux (Pays-Bas, Autriche, Danemark et Suède), la part des subsides a été réduite à 390 milliards d’euros. La question du lien entre l’octroi des sommes et le respect de l’État de droit a fait l’objet d’un compromis qui a encore besoin de clarification. En effet, on a pu avoir l’impression qu’en Pologne et en Hongrie notamment la pandémie servait de prétexte pour restreindre les droits fondamentaux de manière disproportionnée. Ces décisions toutefois doivent encore obtenir l’accord du Parlement européen et des parlements nationaux.

En tout, les plans de relance nationaux et ceux de l’Union totalisent 6200 milliards d’euros! Cette somme, presque inimaginable, correspond à près d’un tiers du produit intérieur européen et permet d’envisager l’avancement de la transformation socio-écologique dont la nouvelle Commission a fait une de ses priorités dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe (European Green Deal).

L’esprit des pères fondateurs

L’avenir de l’Europe cependant ne dépend pas seulement de mesures de sauvetage d’ordre économique et financier, mais aussi d’un esprit communautaire renouvelé. Le 9 mai, en pleine crise du coronavirus, on commémorait les 70 ans de la Déclaration Schuman, le texte fondateur de l’unité européenne. L’idée de base de l’Union repose sur l’abandon de la souveraineté nationale au profit du bien commun de l’Europe. Jean Monnet, l’un des pères fondateurs de l’unification européenne, l’a résumé ainsi: «Nous sommes là pour accomplir une œuvre commune, non pas pour négocier des avantages, mais pour rechercher notre avantage dans l’avantage commun.»[2]

Aujourd’hui, cet avantage commun est lié à la maîtrise de la crise du coronavirus et de ses conséquences. Un simple retour aux conditions d’avant la pandémie n’est pas possible. C’est ce que souligne le message du 8 mai de la Conférence des provinciaux européens de la Compagnie de Jésus aux institutions de l’UE: «Cette crise représente une opportunité spirituelle de conversion. Nous ne pouvons pas, ni en tant qu’individus, ni en tant qu’entités politiques, espérer revenir à la ‹vieille normalité›. Nous devons saisir l’occasion pour travailler à un changement radical inspiré par nos convictions les plus profondes.» Les provinciaux demandent que la solidarité européenne s’étende aussi aux réfugiés qui vivent dans des conditions inhumaines dans les camps des îles grecques.

L’actualité de Laudato si’

Plus largement encore, la crise du coronavirus nous met tous en demeure de relancer la réflexion en vue d’un modèle renouvelé de mondialisation, dans lequel le souci des pauvres, de l’environnement naturel et des générations futures devraient occuper une place centrale. Depuis des années, l’Institut de recherche de Potsdam sur les effets du changement climatique attire l’attention sur le lien existant entre la déforestation, la perte de la biodiversité, le réchauffement climatique et le danger accru de pandémies. Dans ce contexte, Laudato si’, l’encyclique du pape François parue il y a cinq ans, se révèle d’une actualité brûlante.

Son message central peut se résumer ainsi: «Notre monde est un cadeau merveilleux, mais par notre style de vie, nous mettons en péril l’avenir de notre maison commune. C’est pourquoi nous devons opérer un changement radical. Car toutes choses sont liées: la sauvegarde de la création ne peut se concevoir sans prendre en compte la justice envers les pauvres et les problèmes structurels de l’économie mondiale.»

Laudato si’ innove en faisant un pas de plus: l’atmosphère, les océans et les forêts tropicales sont des biens communs naturels universels. (Avec le principe de l’obligation sociale liée à la propriété, cela peut, dans des cas limites, impliquer une expropriation et la justifier.) Aujourd’hui, nous pouvons ajouter à cette liste la santé, un bien social commun de la plus haute importance et à destination universelle. Les biens communs universels ne peuvent pas être laissés à la seule responsabilité des États-nations, car ils appartiennent à l’ensemble de l’humanité. Nous sommes collectivement responsables de ces biens, de manière différenciée, raison pour laquelle ils doivent être gérés démocratiquement et collectivement, par-delà les frontières des États-nations. Ces défis universels ne peuvent être relevés qu’au niveau multilatéral, or l’UE est la forme la plus achevée du multilatéralisme.

La présidence allemande du Conseil européen des chefs d’États et de gouvernements, entrée en fonction en juillet 2020 pour six mois, suscite des espoirs. Son mot d’ordre est: «Tous ensemble pour relancer l’Europe!» Dans un entretien accordé à six journaux européens le 25 juin dernier, la chancelière Angela Merkel a déclaré que «l’Allemagne ne peut pas seulement penser à elle-même, mais doit aussi être prête à faire un geste de solidarité extraordinaire».[3] L’Allemagne, peu endettée, peut se permettre de s’endetter davantage.

Toutefois, il ne s’agira pas pour la présidence allemande du Conseil européen uniquement de gérer les conséquences de la crise du coronavirus, mais aussi la réforme de la politique commune de l’asile et le règlement du Brexit avec la Grande-Bretagne. Il lui faudra aussi parvenir à une meilleure coordination de la politique extérieure européenne, en particulier face à la Chine, et ne pas oublier la responsabilité du continent envers les pays pauvres du Sud, d’Afrique en particulier.

L’avenir de l’Europe en débat

La Conférence sur l’avenir de l’Europe, qui doit durer deux ans, offre une occasion majeure de restructurer et d’affermir le projet européen (ce grand dialogue entre citoyens a été renvoyé au mois de novembre). Le 25 juin, les États membres se sont mis d’accord sur une position commune, qui n’exclut pas une modification des traités. La question-clé sera de savoir si l’Union est un projet politique ou seulement un marché commun où chaque pays cherche à tirer son épingle du jeu. Il importera aussi que la conférence parvienne à renouveler la confiance des citoyens européens envers l’UE.

Quelle place pour les religions et philosophies?

On ne sait pas encore dans quelle mesure les Églises auront voix au chapitre dans cette Conférence. Dans l’article 17 du Traité de Lisbonne, les institutions européennes s’engagent à mener un dialogue régulier, ouvert et transparent entre les institutions de l’UE, d’une part, et les Églises, les associations religieuses et les organisations philosophiques ou non confessionnelles, d’autre part. C’est ce à quoi il faudra veiller dans le dialogue prévu sur l’avenir de l’Europe.

Une chose est certaine, le remède contre les égoïsmes nationaux aura pour nom solidarité. Depuis le début de son pontificat, le pape François a prononcé cinq grands discours sur l’Europe. Et à Pâques 2020, dans son message précédant la bénédiction Urbi et orbi, il s’est adressé à elle en particulier: «L’Union européenne fait face à un défi historique dont dépendra non seulement son avenir, mais celui du monde entier. Ne laissons pas passer l’occasion de donner une nouvelle preuve de solidarité, même en recourant à des solutions novatrices.»[4

(traduction Claire Chimelli)

À lire encore:
Martin Maier sj, Ne perdez pas espoir!

[2] Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard 1976, p. 379.
[3] Cf. Thomas Wieder, «Angela Merkel: ‹Il est dans l’intérêt de l’Allemagne que l’Union européenne ne s’effondre pas», in Le Monde, 26 juin 2020.
[4] In w2.vatican.va

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