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mardi, 01 juin 2021 10:04

Artistes, vigies et lanceurs d’alertes

De qui et de quoi parle-t-on? Du rôle de l’artiste dans la société? Du rôle qu’on lui prête ou de l’engagement qu’il se donne à lui-même? «Le métier d’artiste, déclarait Guy Bedos, c’est de faire passer au singulier des émotions plurielles. Nous sommes les haut-parleurs des anonymes.»

Gérald Morin, cinéaste et journaliste, a cofondé à Sion la Fondation Fellini pour le cinéma et a réalisé en 2013 le documentaire Sur les Traces de Fellini. Il a été durant près de dix ans le rédacteur en chef du magazine CultureEnJeu.

En 1951 André Malraux appelle artiste «celui qui crée des formes», et l’Unesco, dans sa recommandation de 1980, considère comme tel «toute personne qui crée ou participe par son interprétation à la création artistique comme un élément essentiel de sa vie, qui, ainsi, contribue au développement de l’art et de la culture (…)». On peut ajouter que, par la domestication de son savoir et de sa technique, par son originalité et sa créativité, l’artiste fait de son œuvre une source d’émotions et de réflexion, y insérant souvent une valeur ajoutée qui la dépasse.

Certains artistes s’expriment par besoin de vivre ou de survivre, et d’autres le font par besoin de paraître. Van Gogh, Gauguin, Cézanne, Rodin, Henri Moore, Olivier Messiaen ou Karlheinz Stockhausen -pour ne citer qu’eux- appartiennent à la première catégorie, celle de ceux qui s’engagent corps et âme dans l’approfondissement et le développement de leur art au-delà des courants académiques officiels.

Des manifestes picturaux

Dans cette catégorie, d’autres artistes vont encore plus loin. Ils choisissent à un certain moment de leur vie de mettre au grand jour, à travers leurs œuvres, les déséquilibres de la vie de la Cité en bousculant citoyens et gouvernants, afin d’obtenir une meilleure gestion de la respublica, avec plus de justice et moins de guerres. El tres de mayo de 1808 en Madrid, peint par Goya en 1814, vient aussitôt à l’esprit. Une dénonciation très claire de la férocité avec laquelle Murat, chef des armées de Napoléon en Espagne, fit fusiller tous les prisonniers de l’insurrection du 2 mai. Sa rage contre l’occupant français et, au-delà, contre les guerres en général, le peintre l’a livrée à la postérité à travers les 82 gravures réalisées entre 1808 et 1815 sous le titre de Les Désastres de la guerre.

Vient à l’esprit aussi le Guernica (1937) de Picasso. Ce tableau est une commande à laquelle le peintre a répondu aussitôt à travers une gigantesque œuvre cubiste dont le thème dénonce violemment toute guerre à travers l’évocation du bombardement de la ville de Guernica par les aviations allemande et italienne.

Ces manifestes picturaux sont les fruits du rôle et du devoir que les deux créateurs ibériques se donnent comme artiste à l’intérieur de la société. Des artistes engagés que Picasso définit en 1937 dans une formule parlante

«Que croyez-vous que soit un artiste? Un imbécile qui n’a que des yeux s’il est peintre, des oreilles s’il est musicien ou une lyre à tous les étages du cœur s’il est poète, ou même, s’il est boxeur, seulement des muscles? Bien au contraire, il est en même temps un être politique, constamment en éveil devant les déchirants, ardents ou doux événements du monde, se façonnant de toutes pièces à leur image. Comment serait-il possible de se désintéresser des autres hommes et, en vertu de quelle nonchalance ivoirine, de se détacher d’une vie qu’ils vous apportent si copieusement? Non la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements, c’est un instrument de guerre offensif et défensif contre l’ennemi.» (Pablo Picasso)

Déjà en 1637 Paul Rubens se révolte contre la guerre, en particulier contre celle de trente ans (1618-1648), en exprimant son effroi dans l’allégorie de son célèbre Les horreurs de la guerre. Il déclare, entre autres, concevoir l’art comme «un effort patient pour ne pas donner son consentement à l’ordre du monde».

We shall overcome

Plus près de nous, nombre d’artistes se sont engagés contre la guerre au risque d’être fichés et inquiétés par les autorités de leur pays. Souvenez-vous du Festival de Woodstock en 1969. Jimmy Hendrix revisite violemment l’hymne national américain, tirant de sa guitare des accents sonores de bombardement -nous sommes en pleine guerre du Vietnam. Et Joan Baez, également présente, chante avec sa voix de soprano We shall overcome (Nous vaincrons) qui est devenue l’hymne du mouvement des droits civils. On la retrouve dans toutes les grandes marches pour les droits civiques, dans les manifestations antiségrégationnistes, dans celles contre la peine de mort. Régulièrement en conflit avec la justice officielle, Joan Baez est arrêtée deux fois en 1967 et fait un mois de prison. En décembre 1972, la chanteuse visite, avec une délégation, un camp de prisonniers américains au nord Vietnam pour défendre le respect des droits de l’homme.

La même année, à Paris, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Jane Fonda, Simone Signoret, Delphine Seyrig, Samy Frey, César, etc. manifestent eux aussi contre les bombardements américains au nord Vietnam. Écrivains, chanteurs, acteurs, sculpteurs, peintres, tous se retrouvent dans la rue comme citoyens concernés.

Certains cinéastes aussi ont fortement marqué leur parcours artistique par des œuvres engagées contre la guerre, la corruption ou la misère, traitées de manières diverses. Pour n’en citer que quelques-uns: Jean Renoir avec panache dans La grande illusion (1937); Charlie Chaplin avec un humour décoiffant dans Le dictateur (1940) ou dans Les temps modernes (1936); Francesco Rosi avec acuité dans Main basse sur la ville (1963) ou dans L’affaire Mattei (1972); Stanley Kubrick avec une lucidité et une distance fort britannique dans Les sentiers de la gloire (1957), Docteur Folamour (1964) ou dans Full metal Jacket (1987); Francis Ford Coppola avec une grandiloquence impétueuse dans Apocalypse now (1979); Costa-Gavras avec une puissance incisive dans Z (1969), L’Aveu (1970) ou dans Amen (2002); sans oublier le chef-d’œuvre poétique d’Andrei Tarkovski, Andrei Roublev (1969).

Engagement politique

De fait, il y a eu de tout temps des artistes «lanceurs d’alerte». Leur sensibilité, leurs intuitions et sixième sens, leur état de visionnaire les placent parfois au-dessus de la mêlée. Quand ils acceptent de ne pas rester confortablement enfermés dans leur tour d’ivoire, mais d’en sortir en se plaçant en vigie au sommet de celle-ci afin d’observer la marche du monde, ils se retrouvent dans une position exceptionnelle pour signaler les dysfonctionnements de la société dans laquelle ils vivent, intervenir dans les débats contemporains, explorer les grands problèmes humains (au politique de les résoudre!), parfois à leurs risques et périls.

Ce fut le cas de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas père qui, pour permettre à leurs idées de se réaliser, entrèrent même en politique. Mus par un certain narcissisme (voulant asseoir et garantir leur renommée) mais aussi par une vision du bien commun, ils défendirent la politique de Louis-Napoléon Bonaparte jusqu’au coup d’État du 2 décembre 1851, qu’ils désapprouvèrent et qui les mena en exil à Bruxelles. Enthousiasmé par l’esprit d’une révolution qui lui semblait fidèle aux idées de 1789, Dumas va même vendre ses biens en 1860 pour acheter des armes, qu’il livrera en personne à Garibaldi en encourageant ainsi l’expédition des Mille.[1]

L’engagement politique du peintre Gustave Courbet suit le même parcours, mais de manière encore plus prononcée. Il déclare le 15 avril 1851: «Je me suis constamment occupé de la question sociale et des philosophies qui s’y rattachent (…) J’ai lutté contre toutes les formes de gouvernement autoritaire et de droit divin, voulant que l’homme se gouverne lui-même selon ses besoins, à son profit direct et suivant sa conception propre.» Il prend une part active à l’insurrection dite de la Commune de Paris (du 18 mars au 28 mai 1871) et propose la démolition de la colonne de la place Vendôme, ce «monument de barbarie, symbole de la force brute et de la fausse gloire». La victoire des Versaillais contre les communards de Paris entraîne l’arrestation de Courbet, qui n’est libéré qu’après huit mois de détention. Deux ans plus tard, condamné à payer la reconstruction de la colonne Vendôme, il s‘exile en Suisse par peur d’une nouvelle arrestation.

Engagement intellectuel

Qui a lu L’assommoir (1876), Nana (1879) ou Germinal (1885) a découvert dans l’insolence, l’ironie et la touche chirurgicale du journaliste-écrivain Émile Zola une force de description propre aux grands auteurs des XIXe et XXe siècles. Balzac, Tolstoï ou Steinbeck, tout en ayant vraiment exercé par leurs œuvres leur rôle de vigie pour la société, ont bénéficié de leur succès sans se mettre personnellement en danger. Eugène Delacroix décrit assez bien cette situation. Alors qu’il est en train de réaliser la Liberté guidant le peuple (1830), tableau ô combien révolutionnaire par son style et le sujet qu’il traite, le peintre écrit à son frère: «J’ai entrepris un sujet moderne, une barricade, et si je n’ai pas vaincu pour la patrie, au moins peindrai-je pour elle.»

Zola ne s’arrête pas là. Devant l’injustice, il réagit avec violence. Son «J’accuse, lettre au président de la République», paru le 13 janvier 1898 en première page du quotidien parisien L’Aurore, s’attaque aux autorités politiques, militaires et judiciaires de son pays pour avoir acquitté le commandant Esterhazy et condamné à tort pour trahison l’officier juif Alfred Dreyfus. Sanctionné pour son article par un an de réclusion et une forte amende, Zola doit s’exiler en Angleterre pendant onze mois afin d’éviter la prison. Depuis, son intervention est devenue un exemple universel de «l’engagement intellectuel pour une cause juste», suivi par les plus grands journalistes et auteurs anglo-saxons.

Un prototype

Mentionnons pour terminer un hyperactif de la communication et de l’intervention: Bernard-Henri Lévy ou BHL, une sorte d’artiste qui se définit comme écrivain, philosophe, cinéaste, romancier, essayiste, dramaturge, homme d’affaires, intellectuel et chroniqueur. BHL ne cesse d’écrire et de donner son point de vue sur les tendances de la marche du monde. Il combat les fanatismes et les totalitarismes, mais dans sa lutte pour le bien il est souvent très manichéiste. Courageux, il parcourt la planète comme journaliste et comme témoin des inégalités et des injustices: l’Amérique centrale, les États-Unis, le Pakistan, l’Irak, l’Ukraine, la Bosnie-Herzégovine, la Lybie, la Tunisie, l’Algérie… Il en rapporte des articles, des essais, des documentaires de dénonciation qui restent historiquement intéressants malgré une forte dose d’autosatisfaction. Il prend la défense des opprimés, qu’il a tendance un peu trop facilement à sanctifier. Il développe, et utilise son réseau d’influence (comme Hugo et Dumas) et parvient ainsi à motiver certains choix politiques des présidents Mitterrand et Sarkozy. Tous les moyens lui sont bons pour communiquer. Mais, au vu de la multiplication de ses interventions -toutes dans l’urgence-, la profondeur de ses recherches et de ses réflexions laisse inévitablement à désirer parfois.

Pourquoi terminer sur lui alors? Parce que BHL représente un condensé des qualités et des limites de l’artiste engagé.[2] Si tous les artistes contemporains prenaient à cœur autant de causes que lui, les générations futures, à n’en point douter, leur pardonneraient volontiers leur narcissisme…

[1] L’expédition des Mille avait pour objectif de faire tomber la monarchie bourbonienne des Deux-Siciles.
[2] Le journaliste Paul Amar dresse un portrait assez suggestif et complet de Bernard-Henri Lévy: «Il m’est arrivé d’être amusé ou irrité, comme d’autres, par le comportement de BHL, par le mélange des genres savamment entretenu. Correspondant de guerre le lundi en Bosnie, regard sombre. Mariage princier à Saint-Paul-de-Vence, le dimanche, regard glamour. Tribune enflammée sur le Darfour, le mardi dans Le Monde, et pages people en bonne compagnie, cheveux au vent, le jeudi dans Paris Match. Tantôt Malraux, tantôt Delon. Et souvent ‹moi je›. Mais aussi ‹moi l’autre›. Il serait malhonnête d’occulter cet engagement, cette main tendue à l’autre, ce risque physique mis au service de l’autre», in Paul Amar, Blessures, Paris, Tallandier 2014, 286 p.

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