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jeudi, 28 janvier 2016 13:50

Alep : le temps de l'Avent et des pénuries

A chaque jour, son lot de joies et de contraintes nouvelles. A Alep, plus qu’ailleurs, on vit au jour le jour. Et chaque jour, à Alep, le Père jésuite Sami Hallak, engagé auprès du Service jésuite des réfugiés (JRS), tient son journal. A travers lui, c’est le quotidien d’une ville dévastée par la guerre, et mue par un incroyable instinct de (sur)vie qui s’anime. Nous avons publié deux extraits de ce journal en 2015 déjà, le premier en date du 29 avril et le second en date du 5 novembre. Aujourd’hui, les dernières nouvelles du Père Hallak sj relatent la dureté de l’hiver, les pénuries de carburants et d’électricité, les prix effarants des denrées alimentaires et l’espoir des étudiants.

5 novembre 2015
Les rumeurs se confirment. L'encerclement d'Alep est terminé. Aujourd'hui, les fruits commencent à réapparaitre sur le marché.

 9 novembre 2015
A Alep, la vie a repris un cours normal. L'eau est revenue, mais pas l'électricité. Les vendeurs de bonbonnes de gaz ont repris leurs tournées, annonçant leur passage sur la musique de Fayrouz (Le choix de cette musique reste un mystère).
Aujourd’hui est un grand jour. Nous avons enfin démarré notre nouvelle mission. Deux centres commencent à accueillir leurs premiers étudiants. L'un est à Hay el Syriane (Quartier des Syriaques), dans les locaux des syriaques orthodoxes prêtés par eux aux pères jésuites -, l'autre (the Study Zone) est à Suleymanieh.

15 novembre 2015
La mission de la Study Zone (Zone d’étude) nous remplit d’espoir. Cette Study Zone est en fait un magasin transformé en salles d'étude. Un véritable bijou de 100 m², très bien exploité, ouvert tel un espace publique, hors des murs des églises ou des couvents. Dans cet espace laïc, si j'ose dire, un jésuite est présent en permanence. Il poursuit son travail de lecture, d’écriture et il fait la connaissance de ses "clients". Petit à petit, ces derniers échangent avec lui leurs inquiétudes, leurs espoirs ; leurs conversations font, en quelque sorte, office d'accompagnement informel.
Nous n'attendons plus que les gens viennent à notre rencontre, nous allons vers eux, comme l’a recommandé le pape François dans sa lettre aux consacrées et consacrés Scrutate du 8 septembre 2014, et comme cela a été recommandé par la 35e Congrégation Générale.
Jeudi, vendredi et samedi, nous avons distribué un coupon d'achat à 600 familles chrétiennes. Elles peuvent ainsi s’approvisionner dans des magasins désignés en denrées alimentaires et en détergents pour une somme de 4000 livres syriennes (S£), soit 10 dollars ou 63 francs suisses (CHF). J'ai fait ma tournée auprès de ces magasins, et j'ai vu ces familles faire leurs courses. Lorsque le prix des articles choisis atteint 4100 S£, ils payent la différence. Mais si cela atteint 4300 (moins d’un dollar de plus), ils rendent un article pour que le total baisse. Ils n'ont pas d'argent. J'en avais les larmes aux yeux.
En attendant le P. Ghassan pour une visite prévue ensemble, je me suis arrêté chez un fleuriste. On a commencé à parler de l'actualité, plus précisément des attentats du 13 novembre à Paris et du fait qu'on ait retrouvé un passeport syrien à côté de l'un des terroristes. « Parce que quelqu'un qui va faire un attentat prend avec lui son passeport et son livret de famille comme s'il allait chez Caritas ? Ce n'est pas possible », a protesté l'employé du fleuriste. Cette phrase m'a fait rire. Elle est le produit des évènements. La pauvreté est telle à Alep que les associations d'aide proposent fréquemment des distributions d'eau, de coupons d'achat, d’aide financière pour l'école, etc. Et à chaque fois, il faut prendre avec soi son livret de famille pour s'inscrire et recevoir cette aide. Il en est de même pour avoir du gaz, du mazout, etc., de l'Etat. Comme le disent certains : « Durant cette crise, on utilise notre livret de famille plus que notre carte d'identité. »

25 novembre 2015
C'est le 34e jour sans électricité. Heureusement qu'il y a du mazout pour les générateurs. Aujourd'hui, l'Internet est revenu après presque 10 mois de coupure. Il est lent, très lent, mais c’est déjà ça.
Avant-hier, 23 novembre, le directeur des affaires sociales (un alaouite) nous a rendu une visite de courtoisie. Nous avons parlé de la nécessité d'œuvrer pour changer les mentalités, de la crainte des frères musulmans qui peuvent manœuvrer à travers les associations caritatives. Il nous a incités à concentrer nos actions sur la formation plutôt que l’aide alimentaire. Nous lui avons alors fait savoir que des responsables du service des renseignements nous avaient formellement interdit de travailler dans ce secteur.
Hier, 24 novembre, le responsable du département "confessions" (Tawae'f) du service de renseignement de la sécurité de l'Etat (un alaouite également) nous a rendu visite. Il a entonné exactement le même discours. Le P. Ghassan lui a clairement indiqué que le service des renseignements nous avait interdit de travailler dans le domaine de la formation. Ainsi, il lui a fait comprendre que si la plus haute instance ne nous demandait pas explicitement de travailler dans ce domaine, nous ne ferions rien. Une personne haut placée de la commission de la sécurité de la ville a depuis contacté le P. Ghassan pour, soi-disant, prendre en charge 200 repas de notre cuisine. Qu'est-ce que cela signifie ?
Mon analyse est la suivante: La Syrie se prépare à entrer dans une période de gouvernement de transition. Le régime est conscient qu'il a perdu beaucoup de crédits. Il sait que les islamistes s’infiltrent, par la voix caritative des associations, suivant le même plan que les Frères musulmans en Egypte pour gagner une popularité. A Alep, le JRS a réalisé un travail sérieux et a fait preuve d’esprit d'ouverture, de professionnalisme en matière de réconciliation et de rééducation, ainsi que d’une capacité d'influence non négligeable. Les regards se tournent vers nous comme une chance parmi d'autres de faire barrage à l'intégrisme puisque la politique d'oppression ne donne plus aucun résultat.
Pour nous, c'est une lueur d'espoir. Si on se pose tout de même des questions sur ces visites mystères, on les apprécie. Tous les visiteurs nous disent combien nous avons une bonne réputation dans la ville. Nous le savons bien, et apparemment cela se dit au plus haut niveau.

9 décembre 2015
Nous sommes en période de l'Avent. Un obus est tombé il y a 5 jours devant le restaurent Courtouba, à 30 mètres de chez nous. Il a touché le deuxième étage de deux immeubles. L'un des immeubles est celui de Liliane Batikha, une bienfaitrice de la Compagnie. Les dégâts ne sont que matériels.

15 décembre 2015
À Alep, la majorité de ceux qui restent sont pauvres, voire extrêmement pauvres. Ils n'ont pas les moyens de fêter dignement Noël et ça les attristent. Nous allons profiter de la marge de liberté financière et d’action que la Compagnie de Jésus nous a accordée par rapport au JRS pour préparer quelques surprises aux habitants et transformer leur tristesse en un peu de joie.
Pour égayer le quartier de la Study Zone, nous avons décoré sa vitrine avec de petits lampions comme dans le vieux temps. Une mère s'est arrêtée devant avec ses petits-enfants et leur a dit : « Vous voyez? Avant la guerre, on décorait tous nos quartiers comme ça à Noël. »
La deuxième surprise était destinée spécifiquement aux 600 familles chrétiennes que nous desservons. Elles ont reçu ce mois de décembre un coupon d'achat de 3000 S£, plus un autre coupon pour de la viande (de 1000 S£), et un troisième pour trois pièces d'habits neufs. « Ça nous a fait un choc », a dit l'un d'eux. Une femme, les larmes aux yeux, s’est exclamée : « Ya Allah (Oh mon Dieu) on va fêter ! »
La troisième surprise était pour les étudiants de l'Université : ils ont reçu chacun une somme de 10 000 S£ pour leurs études. Les étudiants avec un besoin particulier ont pu être exhaussés. Un exemple ? Grâce à un don que le P. Ghassan avait obtenu, nous avons pu offrir un ordinateur portable à chaque étudiant chrétien de la faculté de génie informatique ou d’architecture. L’un de ces étudiants, qui avait travaillé dur pour économiser de quoi s’offrir cet outil de travail sans y parvenir – les prix ne cessant d’augmenter - était désespéré. Lorsqu'il a reçu son portable, il a dormi avec. Un autre a demandé à sa maman: « Pince moi, je veux être sûr que je ne rêve pas. »

 25 décembre 2015
Hier, le feu s’est invité à la fête de la nuit de Noël. Ça tirait partout. L'obus le plus proche est tombé à 30 mètres de chez nous. Les murs de la résidence ont vibré. Et ce soir, ça a recommencé.
Grâce aux dons, des vêtements neufs ont été distribués à presque tout le monde. Les jeunes de 25 ans et moins ont eu droit à deux vêtements dont une paire de "jeans". Du coup, le jour de Noël, on se serait cru en Corée du Nord ou en Chine : tous en uniforme blue-jeans !

1er janvier 2016
Le JRS est en vacances, et la maison est vide. La grippe se propage lentement dans la ville. Il n'y a plus de places dans les hôpitaux. Les personnes âgées ou fragiles meurent. Il fait froid partout. Le manque de mazout, l'absence totale d'électricité (depuis déjà 3 mois) et la pénurie de gaz font que les maisons ressemblent à des réfrigérateurs. Cette semaine, on compte 36 morts parmi les 35 000 chrétiens qui restent en ville. Je compte tous les jours les annonces de décès affichées aux portes des églises. Côté musulman, le chiffre est encore plus inquiétant : jusqu'à 40 décès par jour selon certains. Je pense que le nombre est malheureusement encore plus élevé que cela.
Le prix de la viande a atteint les 3200 S£ (environ 51 francs suisses le kilo). Pour le repas des fêtes, tous les chrétiens sont passés au poulet (1700 S£ le kilo, soit quelque 27 frs le kilo). Le génie culinaire aleppin a vite converti tous les plats traditionnels au poulet : mehchi, kebbé, michwi. Les dames disent que la chair de coq est meilleure que celle du poulet... Il faut leur faire confiance. Toujours est-il que cette "conversion" a été le sujet de mes homélies et celui du bulletin de dimanche que j'écris chaque semaine pour l'Eglise latine (et maronite). C'est un signe de souplesse qui permet au Saint-Esprit de travailler. Les Aleppins ont une difficulté particulière devant le changement des habitudes, surtout quand cela concerne la réduction des dépenses ou la simplification des nourritures.

4 janvier 2016
Il fait un froid de canard : la température a encore baissé. Le P. Ghassan est revenu de sa retraite. Il semble que la neige tombe sur toute la Syrie, sauf à Alep qui n’en subit "que" les conséquences : un vent glacial. Ce matin, dès que j'ai quitté mon lit, j’ai commencé à frissonner. Les quelques minutes qu'il faut pour enlever mon pyjama et m'habiller ont été une torture. J'ai regretté de ne pas avoir dormi avec mes vêtements. J’y ai bien pensé hier, mais je ne l'ai pas fait. A midi, le P. Ghassan m’a dit qu'il avait dormi lui avec ses vêtements... A 8h du matin, j'ai regardé le thermomètre. Il faisait -4°C à l'extérieur et 2°C dans ma chambre... Comme saint Ignace nous conseille d'avoir des pensées positives, je me suis dit : « Ma chambre est chaude par rapport à l'extérieur ». Deo Gratias.
Cet après-midi, la neige a commencé à tomber. Je me suis rendu à la Study Zone comme d'habitude. Le nombre d'étudiants qui fréquentent le centre quotidiennement varie de 50 à 60 par jour (40% d'habitués, 60% de nouveaux visages). Nous avons acheté une imprimante A3 couleurs pour les étudiants, un franc succès ! Le prix par copie est raisonnable, et les nombreux travaux des étudiants nous a permis de rentrer rapidement dans nos frais. Quand je suis au centre, mon travail avance lentement : de nombreux jeunes en quête d’une oreille attentive demandent après « le jésuite ».

5 janvier 2016
« Bonne nouvelle ». L'électricité est revenue. A minuit, alors que je me glissais dans mon lit avec mes vêtements pour qu'ils soient chauds quand je les mettrai le lendemain matin, ma chambre s’est soudain illuminée. Incroyable. Cela faisait trois mois qu'on n'avait plus eu d'électricité. J'ai sauté de mon lit en pyjama, malgré le froid, et j’ai couru pour allumer le chauffe-eau. Dans le couloir, j'ai croisé le Père Ghassan qui courait comme moi allumer le chauffe-eau. On s'est félicité pour cet heureux évènement. Je me suis rendormi ; mais, tous les quarts d'heure, j'ouvrais les yeux pour voir si l'électricité était encore là. A 5h12, je me suis levé et j’ai pris un bain chaud ! J’ai pu me raser à la lumière de la pièce au lieu de celle d’une lampe de poche. Quant au Père Ghassan, il s’est endormi à 4h du matin. Je ne sais pas s'il est resté éveillé à cause d'un mal d’estomac ou pour jouir de l'électricité.
Le courant est resté jusqu'à 6h du matin. De quoi mettre le moral de tous au beau fixe. Tout le monde ne parle aujourd’hui que de l'électricité de retour cette nuit. Les dames n'ont pas dormi. Elles ont fait la lessive et enfin pu repasser les chemises et les pantalons.

7 janvier 2016
Après 6 heures de bons et loyaux services, nouvelle coupure générale d'électricité ; Dieu sait pour combien de temps. La température monte. A 8h du matin, il fait "déjà" -2°C. On n’a pourtant pas l'impression qu'il fait si froid. C'est curieux comme le corps humain s'acclimate. Et sentir qu’il garde encore une souplesse pour s'adapter au changement du climat me ravit.

11 janvier 2016
À chaque fois que je médite sur ma vie quotidienne et celle de mes contemporains, je me demande si elle est une grâce ou un signe de décadence. Aujourd'hui, je suis enchanté. Le camion-citerne est arrivée dans le quartier, chaque famille a le droit à 200 litres de mazout. Pour les obtenir, il faut montrer le fameux livret de famille.
De ma famille, il ne reste que moi. Les autres sont mariés ou décédés. Alors, pour la première fois, j'utilise ce livret pour la résidence. Certes, en tant qu'organisation d’aider aux personnes affectées par la guerre, nous recevons régulièrement une ration de mazout. Mais avec ces 200 litres, donnés à la résidence, je me suis senti solidaire avec la population, et membre à part entière de cette "famille" d’infortune.
A la Study Zone, nous avons commencé à préparer le programme de l'après examens universitaires (20 février jusqu'au 7 mars). Nous allons organiser des activités culturelles intéressantes. La campagne publicitaire débutera début février.

Dimanche 17 janvier 2016
Les 14 et le 15 janvier dernier, Mgr Antoine Audo, le Père Ghassan et moi sommes allés en voiture à Touffaha pour participer aux journées de rencontre des jésuites de Syrie. La route était longue et plutôt mauvaise : brouillard et pluie sur une voie déserte, avec peu de panneaux indicateurs. Nous avons rendu visite au P. Massamiri à Homs avant de gagner Touffaha. La rencontre était apaisante et fraternelle. Au retour, le 16 janvier, nous sommes passés par Btar où Mgr Audo avait quelques affaires à régler. On s'est un peu perdu sur le chemin du retour. On est tout de même arrivé à Alep vers 15h, bien avant le coucher du soleil.
Vers 16h, les obus ont commencé à tomber autour de la résidence : neuf ont explosé sur les dix-sept tirés. Et la nuit, les bombardements ont continué. Vers 22 h, un obus a atterri devant la porte du dépôt de distribution du service pastoral. Ce service est une branche du Service jésuite des réfugiés (JRS) que je le dirige. Il dessert 450 familles dont 375 sont chrétiennes. Le dépôt est en fait une cage d'escalier de l'église St-Michel. Il est situé à 30 mètres de notre résidence. Ce matin, nous avons vidé le dépôt et, à la place de la porte défoncée, le curé a construit un mur. A midi, nouvelle vague d’obus. L’un est tombé proche de l'église des arméniens protestants à Abbara, en plein souk. C’est à une septantaine de mètres de chez nous. Il a malheureusement fait beaucoup de victimes. Selon les nouvelles, plus de 60 obus ont été tirés ces dernières 24 heures sur la zone contrôlée par le régime, mais la plupart sont tombés loin de notre résidence.

 

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