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lundi, 03 juin 2019 10:35

Faire de la place dans sa vie

Église de Lalibela, Éthiopie © Philippe Lissac / GodongContrairement à une idée reçue, la tradition spirituelle chrétienne se méfie de la discipline, qui «sent trop l’homme». Son programme pourrait se réduire à cette seule règle: faire de la place pour réserver bon accueil aux largesses du jour et répondre aux appels qui nous sont adressés à chaque instant.

Théologien, journaliste et essayiste, Yvan Mudry est l’auteur de divers ouvrages à la frontière entre spiritualité et thèmes de société. Ainsi de L’Expérience spirituelle aujourd’hui. De l’exil au grand large (St-Maurice, Saint-Augustin 2016, 156 p.).

Haro sur la discipline! Aujourd’hui encore, beaucoup pourraient pousser ce cri, parce qu’à leurs yeux, il n’y a qu’un seul type de règles : celles imposées par un pouvoir qui veut dicter sa loi ou obliger chacun à rester à sa place. « Liberté », voilà le maître-mot de leur vocabulaire. Ils sont pour le laisser-faire, le laisser-aller, le laisser-passer. Ils partagent sans doute la vision du monde d’un Orient réinventé, dans laquelle «aucune restriction ni aucun sacrifice ne sont exigés».[1]

L’affaire paraît entendue: l’obligatoire, le défendu, le permis n’ont plus la cote dans les esprits. Mais qu’en est-il dans les vies? L’économie moderne, c’est le règne des «pères la rigueur». Combien se plient à des règles asservissantes dans leur vie pro­fessionnelle! Combien se soumet­tent à des lois draconiennes, s’obligeant à être performants sur tous les plans! Un sociologue l’a noté: des normes s’imposent aujourd’hui encore, à cette différence près qu’elles ne sont plus fondées «sur la culpabilité et la discipline mais sur la responsabilité et l’initiative».[2] Selon lui, c’est parce que chacun se soumet à des contraintes excessives que les dé­pressions sont si nombreuses dans nos sociétés.

Le retour de la contrainte

La réalité n’est pas conforme aux idées. L’expérience montre que la liberté érigée en programme de vie n’est une garantie de rien. C’est sans doute pourquoi un nouveau type de discours, réhabilitant une certaine forme de discipline, se fait entendre. Celui-ci n’émane pas de nostalgi­ques. Il est tenu, par exemple, par un grand nom du développement personnel, Isabelle Filliozat, qui va jusqu’à affirmer: «Nous pouvons ouvrir notre conception de la con­trainte. La liberté n’est pas l’absence de contrainte. [...] Les contraintes sont facteurs de créativité, parce qu’elles nous obligent à repenser les choses, à les faire rentrer dans des structures, des cadres.»[3]

La thérapeute reprend cette thèse de la psychologie positive: pour goûter au bonheur, rien de tel que d’accomplir une activité régie par des règles précises, nécessitant une grande maîtrise. Plus surprenant, un philosophe de la trempe de Peter Sloterdijk tient des propos comparables. Il fait l’éloge d’une forme d’ascétisme, en écrivant que «le temps est venu de rappeler toutes les formes de la vie en exercice, qui ne cessent de libérer des énergies salvogènes».[4]

Ces auteurs paraissent gênés de leur propre audace. Comment valoriser la contrainte dans un monde qui ne rêve que «de se lâcher, de se débonder, de s’oublier dans les médiocres excès de la fête contemporaine», «de se laisser flotter, de se laisser porter par le courant sans effort aucun et de vivre sans douleur aucune»?[5] La tâche est quasiment impossible pour un «moderne» qui a retenu la leçon d’un Foucault, auteur de Surveiller et punir, et de tant d’autres. Dès lors, vers qui se tourner pour aller de l’avant?

Et pourquoi pas vers les auteurs spirituels? Ne se soucient-ils pas de ce qu’il y a de plus fondamental: l’existence elle-même? Le traitement réservé à cette dernière peut servir de repère dans bien d’autres domaines. Cette existence, se sont demandé les maîtres, faut-il la canaliser, la con­train­­dre ou au contraire lui permet­tre d’aller son cours spontanément, sans règles?

Se rendre disponible

Dans ses tentatives de réponses, la tradition a utilisé des mots ou cou­ples de mots qui montrent que deux affirmations contraires pourraient être vraies en même temps: loi et grâce, morale et spiritualité, ascèse et mystique, volonté et involonté, activité et passivité, action et con­tem­plation... Que dit la pensée chrétienne, qu’aucun paradoxe n’effraie? Que l’essentiel est offert en cadeau, et qu’il est inutile de se mettre à la torture pour obtenir ce qu’il y a de plus important.

«L’Enfer et le Ciel viennent à l’hom­me sans qu’il puisse savoir d’où. Il ne peut, par lui-même, rien faire ni laisser pour qu’ils viennent ou s’éloignent. Il ne peut, par lui-même, ni se les donner ni se les ôter, ni les produire ni les détruire»,[6] affirme un maître anonyme du Moyen Âge. Qui pratique les règles, même les plus sensées, n’est assuré de rien. «Si tu te figures que par l’intériorité, le recueillement, la douceur ou un ajout extraordinaire, tu recevras davantage de Dieu qu’au coin du feu ou dans l’étable»,[7] tu ne sais rien de Dieu», ose écrire Eckhart. Plus grave encore, celui qui accorde trop d’importance à des manières de faire particulières risque bien, non pas de progresser et d’être plus heureux, mais de régresser et de sombrer dans la tristesse, comme si toute règle pouvait se transformer en piège.

Impossible d’acquérir, par des pratiques étroitement définies, ce qui compte le plus: le bonheur ou Dieu lui-même. Ce sont là des bienfaits gracieusement octroyés. Ce que l’homme peut faire, c’est être à l’écoute et «accueillir». Sans doute découvrira-t-il alors que de nombreux présents lui sont offerts, à commencer par la vie, et ce sera là un régal. Il s’avisera peut-être aussi que des appels lui sont adressés et que, s’il y répond, sa vie sera pleine de sens.

S’il y a une règle à appliquer, elle a par conséquent la teneur suivante: se rendre disponible en faisant de la place dans sa vie. C’est dans ce sens que les maîtres spirituels ont interprété la parole de Jésus au jeune homme riche: «Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes » (Mt 19,21). Il s’agit de «se laisser déserter, se laisser abandonner par les choses, les êtres, les habitudes»,[8] explique-t-on aujourd’hui. Il faut ces­ser de tenir à ceci ou cela, ne plus rien vouloir à tout prix, affirmait-on autrefois.

Voici donc la «discipline» spirituelle, s’il y en a une: prendre congé de ce qui nous empêche de savourer les largesses de Dieu et de répondre à ses invitations. Nous défaire de nos possessions qui nous rendent prisonniers de nos fantasmes de réalisation personnelle ou de nos passions. Cela peut aller jusqu’à «perdre sa vie» (cf. Mt 16,25), mieux, la «donner» comme le Christ. C’est ainsi, en devenant capable de dire «non pas comme je veux, mais comme tu veux» (Mt 26,39), que le fidèle pave la voie vers cette contrée où Dieu se révèle hôte infiniment généreux.

Une expérience du cœur

La règle des règles ne compte donc plus? C’en serait fini du «commande­ment nouveau: vous aimer les uns les autres» (Jn 13,34), de cette discipline de vie dont Augustin dit: «Une fois pour toutes t’est donc donné ce court précepte: aime et fais ce que tu veux»[9]? Pour tenter de répondre à ces questions, il faut en poser d’autres. Peut-on se contraindre à l’amour? N’est-ce pas plutôt lui qui nous soumet à sa loi? Qui prend spontanément place dans le cœur?

S’il y a un impératif, ce dernier ne ressemble donc pas aux consignes ordinaires. Il tient plutôt de la disposition inscrite par Dieu «au fond de l’être», «sur le cœur» (cf. Jr 31,33). Aimer serait une de ces largesses intérieures impossibles à obtenir par un quelconque effort volontaire. Ce qui nous renvoie, encore une fois, à cette réponse: le fidèle ne peut guère se plier qu’à cette discipline, faire de la place dans sa vie, se disposer à recevoir ce breuvage infiniment savoureux qu’est l’amour.

Et tous ces «tu ne tueras pas» (Ex 20, 13) alors? toute cette scansion du temps, toutes ces règles monasti­ques? D’une certaine manière, il en va de tous les préceptes comme du commandement de l’amour: ils n’ont vraiment de sens que si celui qui les applique le fait en suivant une inclination naturelle. Autrement dit, dans la tradition spirituelle, la discipline n’est pas quelque chose qu’on s’impose, mais qui s’impose. Dans l’idéal, la personne obéissante, qui par exemple prie et travaille, le fait spontanément, par une sorte de réflexe. Il y a donc un renversement. La règle, par exemple le respect d’un ordre du jour, ne vient pas contrecarrer une envie. Au contraire, elle donne une forme concrète à un désir ou à un oui prononcé au plus profond de soi. Elle s’inscrit dans le sillage d’une expérience forte, elle répond à une nécessité intérieure. C’est pourquoi, à l’origine, le passage par la voie «purgative» (l’ascèse) n’était pas le premier moment de la vie spirituelle, mais le second, faisant suite à une « illumination ».

Pour les plus grands maîtres, la spiritualité chrétienne n’a rien d’un code de conduite. C’est d’abord une expérience: le cœur s’avise d’un regard bienveillant porté sur lui. Si elle invite à suivre une règle, c’est celle de se disposer à recevoir des cadeaux ou, ce qui revient au même, à se laisser secrètement prendre par la main. Qui agit ainsi n’applique pas de grand programme pour réaliser de grands projets. Il ne fronce pas le front, dans un effort ininterrompu. Il peut se comporter comme les mages et «suivre en paix [son] étoile».[10] Il fait confiance à celui qui «collabore en tout pour [son] bien» (Rm 8,28). Voilà pourquoi il sait aussi se détendre, jouir simplement de la vie. Il prend du repos sans mauvaise conscience. Il va jusqu’à s’en remet­tre à la nuit,[11] qui verse à l’homme, «ce monstre d’inquiétude», «le re­pos et l’oubli», «le baume, et le silence, et l’ombre».[12] 

[1] Marion Dapsance, Qu’ont-ils fait du bouddhisme?, Paris, Bayard 2018, p. 12.
[2] Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob 2000, p. 16.
[3] Isabelle Filliozat, Les chemins de la joie, Paris, Jean-Claude Lattès 2016, pp. 136-137.
[4] Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, Paris, Libella Maren Sell 2011, p. 631.
[5] Robert Scholtus, Faut-il lâcher prise?, Paris, Bayard 2008, pp. 12 et 17.
[6] Anonyme de Francfort, Le petit livre de la vie parfaite, Orbey, Arfuyen 2000, p. 50.
[7] Maître Eckhart, Traités et sermons, Paris, Flammarion 1995, pp. 255-256.
[8] Christian Belin, Le corps pensant, Paris, Seuil 2012, p. 33.
[9] Saint Augustin, Commentaire de la 1re épître de S. Jean, SC 75, Paris, Cerf 1961, p. 329.
[10] Jean-Pierre de Caussade sj, L’abandon à la Providence divine, Paris, Desclée de Brouwer 2005, p. 169.
[11] À découvrir à ce propos, le dossier «La traversée de nos nuits», de choisir n° 682, janviers-mars 2017. (n.d.l.r.)
[12] Charles Péguy, Le porche du mystère de la deuxième vertu, in Œuvres poétiques complètes, Paris, coll. « La Pléiade », Gallimard 1975, p. 666.

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