banner religion 2016
lundi, 08 mars 2021 09:55

«Tout pousse au slow travel» entretien avec Alexandre Python

Écrit par

Le voyage. Il fait rêver souvent. Il manque parfois. Il n’est jamais anodin. Toute destination a un coût et un bénéfice. Et on ne parle pas seulement en termes d’argent et de plaisir. On connaît les méfaits du tourisme de masse et les bienfaits de la connaissance sur la protection des peuples et des espèces. Certaines agences proposent des voyages qui dépassent le cadre matériel pour s’aventurer sur les chemins spirituels. C’est le cas d’Ad gentes en Suisse.

Alexandre Python est directeur de l’agence de voyage suisse Ad gentes, professionnel du tourisme depuis plus de vingt ans. Sa devise, il l’emprunte volontiers au Père Henri Lacordaire: «Je vais où Dieu me mène, incertain de moi, mais sûr de lui». Homme de foi, il propose notamment des voyages «pèlerinage, foi et culture».

Ad gentes a fêté ses vingt ans d’existence en 2018 alors que son aîné PBR -pour Pèlerinages bibliques romands- disparaissait après 50 ans de propositions de voyages à caractère religieux. Pour que la flamme ne s’éteigne pas, Alexandre Python a repris les propositions de pèlerinage et étoffé son catalogue de destinations estampillées «Pèlerinage, foi et culture». Comme pour PBR, ces voyages se font accompagnés d’un animateur spirituel. Le Père Luc Ruedin sj est l'un d'eux et accompagnera un groupe à Avila en septembre prochain.

Céline Fossati: Comment est née l’idée d’Ad gentes -locution latine que vous traduisez par «aller vers les gens»- et quelle est sa philosophie?

Alexandre Python: «Ad gentes est née à l’époque où j’étais séminariste en Belgique. Avec les autres élèves de ma volée, nous étions alors très proches de la Communauté de l’Emmanuel du Rwanda, dont les responsables venaient se former en Belgique et logeaient avec nous. Ils étaient devenus des amis. Dès les premiers jours du génocide au Rwanda, un tiers de la communauté de l’Emmanuel a été assassinée. Hutus et Tutsis vivaient ensemble dans la Communauté, formant des couples mixtes, adoptant des enfants indépendamment de leur ethnie… Cette unité déplaisait, raison pour laquelle ils ont été ciblés parmi les premiers. Suite à ces événements, une nuit m’est venue cette motion intérieure qui me disait ‹Pourquoi faisons-nous toujours des pèlerinages sur les lieux des martyres d’hier et pas ceux d’aujourd’hui?› Ces Rwandais étaient clairement des personnes qui avaient donné leur vie au nom de Jésus. Et c’est de là que l’intuition de base d’Ad gentes a surgi. Il a fallu quelques années pour que les choses se mettent en place, que je me forme et que je trouve un modèle économique viable puisqu’il était impensable d’être rentable en proposant uniquement des voyages à caractère chrétien. Mais il était important de fonder une agence à l’éthique chrétienne forte, qui mette l’humain au centre, l’autochtone comme le voyageur.»

Comment tenez-vous compte de la réalité et des besoins des populations locales qui sont tout autre que ceux de leurs hôtes occidentaux?

«Notre politique, celle que nous partageons avec nos clients, est de dire: ‹Ce n’est pas parce que je paie un service que j’ai tous les droits. J’ai aussi le devoir de respecter l’autre dans la rencontre.› Si le contrat du chauffeur qui m’accompagne stipule qu’il est à ma disposition de 8 h à 17 h, de quel droit lui demanderais-je de passer me prendre à 7 h ou de me déposer à mon hôtel à 23 h parce que je n’ai pas envie de prendre un taxi après avoir soupé? La notion de partage est tout aussi importante que celle du respect. Et je propose souvent aux voyageurs qui se rendent aux Philippines de prendre une demi-journée pour enseigner le français ou l’anglais dans une école. Cela représente beaucoup là-bas pour les enfants qui profitent de cette ouverture au monde. Au sud du pays, je propose une halte de deux heures dans un centre d’accueil pour jeunes filles victimes d’abus qu’Ad gentes soutient, pour échanger avec elles et ainsi s’ouvrir à des réalités du pays qui diffèrent, certes, de celles des belles plages de sable, mais qui font aussi partie de la vie des populations locales.»

En temps qu’agence chrétienne, tenez-vous compte dans vos propositions de destination de la réalité politique des pays?

«C’est une question que je me suis longtemps posée, notamment concernant des pays comme la Birmanie (n.d.l.r.: entretien réalisé avant le putsch de la junte militaire). Nous travaillons le plus souvent sur place avec de petites structures indépendantes, et je pars du principe que la démocratie passe aussi par l’autonomie économique. Je ne suis pas partisan d’un boycott radical aux retombées parfois dramatiques. Je pense qu’il est plus judicieux de garder un dialogue ou de chercher un compromis.»

Les habitudes de voyage de vos clients ont-elles changé depuis la prise de conscience mondiale de notre impact sur l’environnement? Les destinations de proximité ont-elles davantage la cote par exemple?

«Quand il s’agit de ses vacances, le voyageur oublie assez facilement les préceptes prônés par l’encyclique du pape Laudato Si’. S’il faut prendre l’avion pour se rendre dans une destination qu’il aime et qu’il veut visiter, il va quand même y aller. Il payera sa compensation de CO2 sur un site tel myclimate pour la forme, en se disant: ‹J’ai été me confesser, donc je peux y aller.›

La distinction entre ‹le bien et le mal› est difficile à poser. Ce que nous soutenons -et nous sommes suivis par nombre de nos clients dans cette démarche- est de dire: ‹Voyageons peu, mais voyageons mieux.› Un week-end du vendredi soir au dimanche soir à Barcelone s’apparente quand même davantage à du consumérisme qu’à du voyage. Et, avec la Covid, la course aux pays à cocher, c’est terminé.

Pour nous, voyagistes, l’écologie est tout de même une complication extrême. Nous essayons de limiter notre impact par de petits gestes, en demandant par exemple à nos clients en Asie de ne pas acheter des dizaines de bouteilles d’eau, mais d’utiliser la gourde métallique qu’on leur offre. C’est toujours ça. Mais si leur rêve est de partir en safari, ils seront véhiculés en 4x4. Quoique dans certains pays, en Tanzanie notamment, les pistes par temps sec sont praticables en voitures électriques. Ce type de projet se met en place gentiment, et c’est bien. Il existe aussi des safaris que l’on peut faire à pied. L’important, c’est d’avoir conscience que nos agissements demandent réflexion et que l’on peut décider de voyager de manière éco-responsable.

J’aimerais juste ajouter ceci. Vous savez, j’habite à côté de l’aéroport. Avec la Covid, il tourne au ralenti. Et pourtant, je n’ai jamais vu autant d’avions privés décoller et atterrir à Cointrin… Ça me choque beaucoup de voir à quel point les plus riches continuent à vivre sans se soucier ni des restrictions sanitaires ni de leur impact sur l’environnement.»

Qu’est-ce qui caractérise un voyage spirituel d’un voyage traditionnel? Et qu’est-ce que les gens viennent y chercher?

«Quand on parle de pèlerinage, c’est assez clair. On chemine le plus souvent sur les traces d’un saint ou d’une sainte. Un pèlerinage se fait toujours accompagné par un prêtre. Il s’adresse à des croyants souvent fervents qui ont un grand amour du Seigneur ou de la Vierge Marie. Ils ont parfois une demande précise à formuler ou partent ‹en action de grâce›.

Nos voyages ‹foi et culture› proposent des destinations qui ne sont pas toutes en lien avec la tradition chrétienne. Le but est davantage de découvrir l’aspect culturel d’un pays avec des visites d’édifices tels que les mosquées d’Istanbul ou le site archéologique de Tel Arad, au cœur du désert du Néguev, dans la vallée d’Ara. Le but est aussi de rencontrer la population locale. On cherchera à mieux comprendre les interactions entre les cultures orientale et occidentale. La dimension de prière passe au second plan et la messe n’est pas célébrée tous les jours, même en cas de voyage accompagné par un prêtre.»

En ces temps un peu troublés, où les gens n’ont plus foi en la science, ne croient plus en la politique et sont en quête de sens, y a-t-il une demande plus forte pour ce type de voyage?

«J’aurais envie de vous répondre oui… mais l’ouverture de Monsieur et Madame Tout-le-Monde se tourne souvent davantage vers le spiritueux que le spirituel. Le grand syncrétisme et tous ces trucs qui font guili-guili et qui les caressent dans le sens du poil leur plaisent beaucoup. Comme les destinations dites de bien-être, avec une recrudescence des voyages et retraites de yoga ou ayurvédiques. J’ai été moi-même découvrir la Kumbh Mela, un pèlerinage hindou, l’un des plus grands au monde. Les Occidentaux y étaient si nombreux… je tombais des nues! Depuis l’âge de vingt ans, je vais régulièrement en Inde. Je peux vous dire que des Occidentaux perdus, il n’y en a pas moins qu’il y a trente ou soixante ans. C’est impressionnant de voir à quel point certaines personnes ont une telle soif d’absolu qu’elles se laisseraient aliéner par n’importe quel gourou qui se dit investi d’une mission.»

Quel est l’apport de l’accompagnateur lors d’un pèlerinage ou d’un voyage foi et culture?

«Tous ont leurs spécificités. Le Père Ludovic Nobel, un intellectuel curieux et très ouvert, partira chaque année à la découverte de nouvelles destinations avec son groupe, souvent des fidèles. Le Père Jean-Bernard Livio sj, archéologue et exégète, reste le grand spécialiste de la Terre Sainte. Certains groupes auront besoin d’un bon pasteur, d’une figure du Père -d’une sorte d’aïeul de confiance- qui les accompagne, leur donne l’amour filial dont ils ont besoin et avec qui ils se sentiront comme en famille. Cette diversité est très intéressante. Prenez le Père Farquet, il propose des retraites spirituelles itinérantes, avec des prières et des messes quotidiennes. Ce sont des retraites où l’on bouge très peu physiquement et dont le but est de vivre une expérience spirituelle forte.»

Comment vivez-vous cette période Covid?

«Tous les voyages prévus en 2020 après le mois de février ont été annulés ou repoussés. Deux ou trois courts séjours en Suisse et en Italie du Nord en septembre et octobre ont pu être maintenus, et c’est tout ce qu’on a pu faire. Cette année, le premier voyage est prévu pour avril, mais nous ne sommes absolument pas sûrs que cela pourra se faire. Sur 33 employés, j’ai déjà dû en licencier 26. Nous sommes vraiment en mode de survie comme tout le secteur du voyage. C’est très dur! Espérons que l’automne sera plus propice, pour autant que l’on tienne jusque-là.»

Comment définir cette grande industrie du tourisme qui fait rêver tant de gens?

«Par le besoin de rencontre, d’aller vers l’autre. Et par cet autre, je rencontre le grand Autre. C’est du moins par cette ouverture d’esprit que le voyage est essentiel pour moi. La valeur absolue d’Ad gentes, c’est la paix dans le monde. Rencontrer l’autre et se lier d’amitié favorise cette recherche de paix. Même si l’on ne partage pas la même religion, ni les même us et coutumes, le respect et la curiosité de l’autre favorisent l’entente.»

Quelle différence fondamentale faites-vous entre voyager dans sa tête ou en exportant son corps ailleurs?

«Pour moi, les deux se complètent. Dans les grands voyages que nous proposons, nous encourageons les gens à préparer leur voyage comme on le faisait ‹à l’époque›, en se documentant avant de partir, en s’imprégnant de la culture par la lecture de livres d’écrivains du cru. Il nous arrive d’ailleurs souvent d’offrir des romans ou des livres de contes à nos clients en plus du guide traditionnel.

Pour trop de gens, le voyage est un bien de consommation. Ce que nous prônons, c’est le Slow Travel. On se plaint du touriste asiatique qui visite l’Europe en deux semaines, sans se rendre compte qu’on fait pareil! Nous proposons à nos clients de prévoir durant leur voyage des journées pour rien, dédiées à flâner et humer l’air du temps. Et si l’idée de ‹ perdre une journée › leur paraît suspecte au départ, ils nous disent souvent à leur retour que c’était l’un des meilleurs moments de leur voyage.»

Lu 334 fois