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jeudi, 16 septembre 2021 11:41

Focus sur des impacts de la crise climatique

Groenland © Samuel Turpin Human & Climate Change StoriesAprès un nouvel été marqué par un rapport alarmant du GIEC et des phénomènes climatiques extrêmes, à la veille de la COP 26 qui aura lieu à Glasgow en novembre, nous proposons un focus sur le projet multimédia Humans & Climate Change Stories de Samuel Turpin et son équipe. L’objectif du photojournaliste est de suivre durant dix ans dans le monde douze familles directement affectées par les effets du dérèglement climatique.

Quels peuvent être les points communs entre des familles vivant au Groenland, au Mali, au Pérou, en Mongolie, dans les îles Salomon, aux Pays-Bas ou encore dans les Alpes suisses? Elles voient toutes aujourd’hui leur quotidien impacté par le dérèglement climatique, qui vient rompre leur équilibre de vie et les oblige à s’adapter.

Groenland © Samuel Turpin Human & Climate Change StoriesEn 2020, 24 millions de personnes ont dû quitter leur lieu d’habitation à cause des conséquences du réchauffement global. C’est trois fois plus que les migrations causées par les conflits dans le monde. Si les évènements climatiques violents tels que les cyclones, les fortes tempêtes, les périodes de dure sécheresse et l’imprévisibilité météorologique sont les plus visibles et viennent renforcer notre conscience des enjeux climatiques, ces effets sont souvent le résultat d’une dégradation plus lente de l’environnement et d’une interconnexion avec des facteurs politiques, économiques et sociaux.

Groenland, le dilemme des glaces

«Il y a 15 ans, toute cette partie du fjord était de la glace entre décembre et la fin mai. La mer était gelée jusqu’à la baie de Disko. On se déplaçait avec les chiens et les traîneaux. Maintenant, c’est gelé entre janvier et avril seulement», raconte Niels Mølgaard, un pêcheur. Niels a dépassé la cinquantaine. Il est né à Qeqertaq, village de 115 habitants sur la côte ouest du Groenland.

Arnatassiaq, sa fille cadette, est à l’avant du Poca –un petit bateau robuste et puissant conçu pour les glaces– et guide la manœuvre. Avant de remonter les filets de pêche, père et fille doivent écarter les icebergs qui ont dérivé durant la nuit et qui risquent de les emmener au large. Niels appuie le nez du bateau sur l’immense masse de glace et met les gaz. L’iceberg peut se retourner et faire chavirer le Poca à chaque instant. «C’est devenu courant», commente-t-il. Le réchauffement global libère de plus en plus d’icebergs qui vêlent des glaciers et viennent encombrer les fjords.

Groenland © Samuel Turpin Human & Climate Change Stories

Le Groenland, sur cette partie ouest de la côte, enregistre depuis 1951 une augmentation moyenne de la température extérieure d’environ 3°C par an, variant selon les saisons et les localisations. Le sud de l’île est presque libéré des glaces durant toute l’année. L’agriculture commence à s’y développer. Au Pilersuisoq (supermarché local), Hanne, la femme de Niels, trouve parfois des pommes de terre et quelques rares fraises made in Greenland. Elle est l’institutrice du village. «Les Groenlandais connaissent parfaitement la nature arctique car ils y vivent depuis des siècles. Ils ne nient pas le changement, ils l’observent tous aujourd’hui, mais pour la grande majorité, c’est un cycle de la terre comme leurs ancêtres en ont connu auparavant. Dérèglement ou pas, ils pensent qu’ils s’adapteront, comme ils ont toujours su le faire», commente-t-elle. «Les Inuits sont pragmatiques. Pour le moment, ils saisissent l’occasion qui leur est offerte. C’est comme cela qu’ils ont toujours survécu.»

Enjeux politiques

Les partis politiques groenlandais voient également une opportunité dans ce réchauffement. L’exploitation des ressources cristallise le débat politique local. L’Arctique représente un nouvel enjeu géopolitique. La fonte des glaces, accélérée par le dérèglement climatique, offre des perspectives inédites. D’abord, celle de nouvelles voies maritimes commerciales qui réduiraient de 40 % les distances actuelles entre l’Asie et l’Europe. Ensuite, celle des importantes ressources d’hydrocarbures et minières que l’Arctique recèlerait, avec la compétition et la spéculation que cela induit: un quart des ressources en pétrole et en gaz de la planète se cacherait sous la glace, ainsi qu’un tiers de l’uranium et des métaux rares très convoités pour le matériel électronique de pointe et les énergies renouvelables. Les grandes puissances y voient une chance de se libérer de la dépendance de la Chine qui en possède actuellement le quasi-monopole commercial.

Pour les autorités groenlandaises, l’exploitation de toutes ces ressources naturelles permettrait de s’affranchir définitivement de la dépendance économique et politique de leur tuteur danois,[2] mais elle les plongerait également dans un dilemme. L’extraction de ces ressources est extrêmement polluante et s’avère peu compatible avec la préservation de l’environnement qui est au cœur de la culture inuit. De plus, l’indépendance que le Groenland gagnerait face à Copenhague pourrait le rendre otage des grandes puissances et des multinationales qui s’affrontent dans la géopolitique du pôle. L’enjeu n’a pas échappé à la Confédération suisse, qui a rejoint en 2017 -en tant qu’observateur- le Conseil de l’Arctique, forum intergouvernemental chargé de veiller à la préservation des ressources et des intérêts des peuples autochtones.

Mais déjà s’éloigne ce que les experts n’hésitaient pas à appeler il y a cinq ans «un nouvel eldorado». Un sérieux coup de frein lui a été donné, qui oblige le gouvernement groenlandais à réviser ses stratégies. Les grandes compagnies pétrolières ont annoncé récemment qu’elles abandonnaient leur licence après cinq ans d’exploration. Trop risqué et pas assez rentable dans le contexte économique actuel. Si la fonte de la banquise permet l’exploitation off-shore, les immenses icebergs vêlés des glaciers risquent en effet de percuter les plateformes et d’occasionner une catastrophe écologique qu’aucune compagnie ne souhaite assumer.

Les retombées sur la pêche

Le Groenland fonde alors tous ses espoirs sur deux secteurs: le tourisme, qui reste aujourd’hui marginal et très coûteux mais qui ciblerait une clientèle de croisières de luxe, et le secteur de la pêche, qui constitue le premier moyen de subsistance des populations rurales et représente 90 % de ses exportations (25% du PIB) destinées à nourrir les appétits du monde. La consommation de poissons et crustacés a doublé dans le monde en moins de trente ans, poussant les pêcheurs à aller de plus en plus loin pour satisfaire la demande. Notamment dans les eaux arctiques. Face à l’augmentation des températures et à l’acidification des océans, de nombreuses espèces migrent en effet vers les eaux froides. Royal Greenland, l’entreprise de pêche étatique, affichait un chiffre d’affaire record de 954 millions d’euros pour l’année 2016.

Groenland © Samuel Turpin Human & Climate Change Stories

Les évaluations montrent cependant que la population de flétans -la principale pêche du Groenland- a déjà considérablement diminué au cours de ces dix à quinze dernières années et que la taille moyenne de ce poisson s’est réduite de dix centimètres. Après avoir longtemps ignoré les appels des comités scientifiques, l’industrie de la pêche a fini par exprimer son inquiétude, signant en 2017 un protocole d’entente visant à assurer une pêche durable. Les autorités continuent de leur côté à nager à contre-courant en levant chaque année les quotas, au risque d’inciter à une pêche intensive des ressources halieutiques, elles-mêmes en pleine mutation du fait des effets du changement climatique.

Au-delà de la biodiversité, les conséquences pourraient également être désastreuses pour les populations de pêcheurs qui se sont endettées, encouragées par les autorités qui facilitent des prêts bancaires pour moderniser leurs équipements. Niels se confie: «Aujourd’hui, je profite de la fonte des glaces. Je pêche huit mois dans l’année, contre quatre il y a encore quelques années.» Mais il est inquiet. Le flétan a déserté la baie cette année et passe plus au large, dans les eaux fréquentées par les navires des grandes compagnies. «Je me suis beaucoup endetté pour moderniser mes bateaux. Je ne résisterai pas à deux mauvaises saisons. Et je ne sais rien faire d’autre que pêcher et chasser. Je sais lire la glace, lire les courants et le vent. Mon père et mon grand-père me l’ont transmis. Ils le tenaient eux-mêmes de leurs aïeux. Tout cela ne me sert à rien si je ne peux plus pêcher et chasser.»

Qeqertaq, comme la grande majorité des villages groenlandais, est entièrement dépendant de la pêche. Royal Greenland et sa concurrente privée Polar Seafood ont installé dans chaque village de petites usines qui permettent de packager le poisson et de le conserver jusqu’au prochain passage du cargo qui chargera les containers. Arnatassiaq et Maali, les deux filles de Niels, y travaillent comme toutes les autres femmes du village. Parfois tous les jours si la saison est bonne, ou comme cette année deux à trois demi-journées par semaine en fonction des tonnages ramenés par les bateaux du village. «Si jamais il n’y a plus de poissons, nous devrons quitter le village, comme c’est arrivé pour certains au sud de l’île», poursuit Niels. «Même si Arnatassiaq a le projet de reprendre des études de gestion pour diriger une petite usine de pêche, je sais que mes filles n’ont pas forcément envie de faire leur vie ici. Et moi, je ne peux rien leur transmettre d’utile.»

Groenland © Samuel Turpin Human & Climate Change Stories

Des pôles aux sommets alpins

Le réchauffement observé dans les pôles -arctique et antarctique- et dans les régions de montagne y est deux fois plus rapide qu’ailleurs dans le monde. À elle seule, la calotte du Groenland perd en moyenne 290 milliards de tonnes de glace chaque année depuis 1996.[3] Cette fonte de la masse glaciaire au niveau mondial entraîne trois conséquences majeures. D’abord elle contribue largement à la hausse du niveau des océans. Ensuite, la fonte du permafrost libère des milliards de tonnes de gaz à effet de serre. Enfin, elle contribue à une modification progressive de la circulation thermohaline -notamment un possible ralentissement du Gulf Stream- et des courants atmosphériques qui jouent un rôle essentiel dans le climat européen et mondial.

Nous l’observons déjà. Nos montagnes alpines connaissent une grande mutation et le «château d’eau de l’Europe» est menacé: 70% des glaciers alpins pourraient disparaitre d’ici 2100, avec des conséquences irréversibles sur la géomorphologie du terrain et donc sur le modèle énergétique de la Suisse et sur sa gestion future de l’eau potable. La modélisation du climat à venir en Suisse prévoit ainsi des étés plus longs et plus chauds et une augmentation des précipitations en hiver accompagnée d’une élévation de la limite pluie-neige de 300 à 500 mètres sur nos chaînes de montagnes. Avec des conséquences directes sur l’économie de montagne, en priorité celle liée au ski et à l’alpinisme.

La moitié des stations de basse et moyenne altitude sont directement menacées et doivent repenser leur modèle économique. La station de Val de Charmey dans les Préalpes fribourgeoises illustre les enjeux de ce changement de paradigme et de philosophie. «Le village de Charmey sans neige, c’était impensable quand on a ouvert la station dans les années 60», explique Coco, 84 ans, directeur de l’école de ski. «Le tourisme hivernal, c’est ce qui a permis de développer toute la vallée. Maintenant, il faut repenser notre modèle, en commençant par définir ce que l’on souhaite léguer aux prochaines générations.»

Tandis que certaines stations optent pour le «rattachement» à un domaine skiable de haute altitude, d’autres se «repensent» en faisant du ski une activité qui s’inscrit dans une offre diversifiée. Cette «fin de l’or blanc» démontre l’interconnexion de tous les facteurs qui s’entrechoquent derrière les enjeux du dérèglement climatique et nos modèles de sociétés extrêmement dépendantes de l’exploitation des ressources naturelles. 


À lire et à regarder

Samuel Turpin est membre de l’agence Gamma. Depuis 1998, il vit dans des zones de conflit ou d’action humanitaire d’urgence (Asie du Sud-Est, Afrique Centrale, Moyen-Orient…). Il collabore avec la Fondation Hirondelle (Lausanne), qui soutient les médias en zone de crise. Voir les deux reportages Groenland: le dilemme des glaces et Les Alpes: la fin de l’or blanc? sur le site du projet Humans & Climate Change Stories qui a remporté le United Nations SDG Award 2019

Et encore:
Groenland, chouette il fait chaud!, du journaliste reporter Hubert Prolongeau
Une «Initiative pour les glaciers», mais pas seulement, de Myriam Roth, instigatrice de l'initiative pour les glaciers et coprésidente de l'Association suisse pour la protection du climat.

[2] Après avoir dépendu durant trois siècles du royaume du Danemark, le Groenland a accédé à une autonomie progressive en 1979 puis en 2009.
[3] Les glaces continentales arctiques représentent 10% des réserves d’eau douce de la planète, contre 80 % pour la calotte de l’Antarctique. Le reste se situe dans nos glaciers et nos aquifères souterrains et de surface.

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