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mercredi, 13 mars 2019 10:01

Le tollé des bébés génétiquement modifiés

He Jiankui au deuxieme Sommet international sur ledition du genome humain wiki.jpgHe Jiankui au 2e Sommet sur l’édition du génome humain, nov. 2018 © VOA - Iris Tong/ wikimediaOn se souvient des faits. Le 26 novembre, juste la veille de l’ouverture d’un congrès réunissant à Hong-Kong des généticiens du monde entier, un scientifique chinois, He Jiankui, annonçait avoir modifié, dès leur conception par fécondation in vitro, le génome de deux petites filles, deux jumelles, nées quelques semaines auparavant. Il avait utilisé pour cela le procédé CRISPR-Cas9 découvert en 2012, qui permet de «ré-écrire» des gènes, un peu comme on peut procéder par copier/couper/coller sur un ordinateur. On parle d’ailleurs à ce propos «d’édition du génome».

Que retenir de ce scandale des bébés génétiquement modifiés[1] qui a suscité un si grand émoi non seulement dans les milieux scientifiques, mais aussi dans l’opinion publique internationale, fin novembre 2018?

Patrick Verspieren sj est éthicien, théologien et philosophe, membre du Département Éthique biomédicale du Centre Sèvres, les Facultés jésuites de Paris.

He Jiankui avait ainsi, selon ses dires, modifié chez ces deux enfants le gène CCR5, qui représente comme une porte d’entrée du virus VIH, celui du sida, dans les cellules du corps humain. Il prétendait préserver ainsi ces enfants de tout risque d’être ultérieurement contaminés par ce virus, dont leur père, séropositif, est porteur.

Grande fut la stupéfaction des scientifiques réunis à Hong-Kong. Certes, des recherches sont menées sur l’embryon humain dans de nombreux pays. Des équipes chinoises avaient déjà modifié des gènes d’embryons humains. À long terme, certains espèrent pouvoir ainsi traiter des embryons atteints d’anomalies, et prévenir de cette manière des maladies génétiques, voire les éradiquer. Mais tous les scientifiques reconnaissent que le procédé CRISPR-Cas9 n’est pas encore totalement efficace, et surtout qu’il fait courir à l’enfant qui naîtrait après une telle intervention -et pas seulement à lui, mais aussi à sa descendance- des risques actuellement imprévisibles. Dans l’état actuel des connaissances, chercher à obtenir la naissance d’enfants à partir d’embryons au génome ainsi modifié est donc unanimement réprouvé. Ce serait «irresponsable», avait conclu en 2015 un congrès international consacré à l’édition du génome. C’est de plus interdit par la loi de nombreux pays.

Ferme réprobation chinoise

Le chercheur chinois semble avoir agi dans la plus grande clandestinité, en finançant lui-même ses recherches. Et, au moment de l’annonce au congrès de sa «prouesse», il avait tenu secret le nom de la famille qui avait donné le jour aux deux petites filles -et aussi celui d’une seconde femme dont la grossesse aurait été obtenue dans les mêmes conditions. Bien des inconnues demeuraient sur ce qui avait été réellement réalisé. Et des doutes. Mais les faits allégués mettaient en cause le sérieux et la moralité des milieux scientifiques chinois et la réputation de la Chine. Aussi les autorités universitaires et les pouvoirs publics chinois se sont-ils aussitôt émus de ce qui apparaissait comme une grave violation des règles éthiques internationales et de la législation chinoise. Une «ligne rouge» semblait avoir été délibérément franchie. Le chercheur a été assigné à résidence, et des enquêtes menées sur son entreprise et les collaborations dont il avait bénéficié.

Il s’est alors avéré qu’il avait vraiment tenté, et réussi -mais seulement partiellement- à modifier le génome des deux petites filles. Selon l’agence de presse chinoise Xinhua, pour y parvenir il se serait «délibérément soustrait à toute supervision»[2], contrairement aux règles éthiques les plus élémentaires. Il s’est ainsi exposé à s’entendre prononcer de sévères sanctions.

Une telle expérimentation, mettant en grand danger des êtres humains, menée dans le secret par un homme en quête de notoriété, désireux avant tout, semble-t-il, de réaliser une «première» avec l’aide de quelques complices, mérite évidemment la plus ferme réprobation. On peut se féliciter de la réaction, ferme et rapide, des milieux scientifiques concernés[3]. Bien loin de se réjouir d’une innovation témoignant de l’avancement des biotechnologies chinoises, plus de cent scientifiques chinois engagés dans la recherche biomédicale postèrent sur Internet une déclaration condamnant fermement les revendications de leur collègue. «En venir directement à l’expérimentation sur l’homme ne peut être décrit que comme insensé. […] C’est un grave coup porté à la réputation internationale et au développement de la science chinoise.»[4]

Abus de confiance

En plus de cette indignation pour mise en danger de la santé de ces enfants, on ne peut qu’être surpris du fait que le chercheur chinois ait obtenu de plusieurs couples qu’ils se prêtent à ses manœuvres et consentent à recourir à la fécondation in vitro pour concevoir un enfant. He Jiankui avait choisi de s’adresser à des couples «séro-discordants» par rapport au virus VIH, l’homme étant séropositif, mais pas sa femme. Il leur avait fait miroiter la perspective d’une forme de «vaccin génétique», la modification du gène CCR5 étant censée empêcher le virus VIH de pénétrer dans les cellules. Or, «en Chine, les porteurs du VIH sont marginalisés, note Derrick Au, chef du département de bioéthique à l’Université chinoise de Hongkong. Si vous leur faites la promesse de bébés [en bonne santé], c’est très tentant.»[5] Ces couples ont-ils été informés qu’ils pouvaient concevoir par insémination artificielle sans risque de transmission du virus, et, ensuite, prévenir la contamination de leur enfant par des moyens simples, beaucoup plus sûrs que l’édition du génome? On peut soupçonner, en ce domaine, une véritable mystification par défaut d’information, un grave abus de la confiance témoignée par des couples en situation de vulnérabilité.

Indispensable supervision des scientifiques

Ces événements attirent l’attention une nouvelle fois sur le risque, pour les scientifiques engagés dans des recherches en des domaines sensibles, de céder à la tentation de la notoriété, au prix de l’abandon des règles élémentaires de la prudence. Tout scientifique doit donc être averti durant sa formation sur le risque de perdre le sens des réalités et de tomber dans la démesure. Il doit être alerté sur une exigence éthique et juridique primordiale: rester ouvert à l’examen et au regard critique d’autrui. C’est pourquoi il est instamment demandé, spécialement à ceux qui mènent des recherches sur l’être humain, de rendre compte des projets et actions entreprises aux instances agréées pour un tel examen, qu’elles s’intitulent comités d’éthique ou autrement.

Cela n’évitera malheureusement pas toute dérive. Le cas de He Jiankui le montre. Il s’est bien gardé de révéler l’aventure dans laquelle il s’engageait. Il a voulu agir seul, avec quelques collaborateurs tenus au secret, sans s’exposer à un regard critique qui aurait pu mettre en pleine lumière la transgression des règles éthiques internationalement reconnues. Celles-ci concernent notamment l’information loyale des personnes qui se soumettent à la recherche, le recueil d’un consentement suffisamment libre et éclairé, l’évaluation des bénéfices espérés pour les personnes et la société, des risques redoutés et de leur rapport, la transparence en tout domaine et tout particulièrement la rédaction et la soumission à une instance agréée d’un protocole présentant toutes les facettes du projet de recherche…

Et indispensables lois

Les règles internes à la communauté scientifique ne suffisent cependant pas à garantir la sagesse et la prudence de tous les chercheurs. L’expérience le montre une fois de plus. Même si aucun groupe professionnel n’apprécie cela, les scientifiques pas plus que les autres, les sociétés sont en droit de chercher à se protéger contre ceux de leurs membres qui perdraient tout sens de la prudence et de la mesure. Des lois sont indispensables.

[1] Patrick VERSPIEREN, «Le scandale des bébés génétiquement modifiés», blog des Facultés jésuites de Paris, 10 janvier 2019.
[2] In Hervé MORIN, Florence de CHANGY, Simon LEPLÂTRE, «Bébés génétiquement modifiés: la chute de He Jiankui, "Frankenstein" chinois», Le Monde, 5 février 2019.
[3] Cf. Statement by the Organizing Committee of the Second International Summit on Human Genome Editing, «On Human Genome Editing II», 29 November 2018.
[4] David CYRANOSKI & Heidi LEDFOTD, «International outcry over genome-edited baby claim», News in Focus, Nature, Vol. 563, 29 nov. 2018, pp. 607-608.
[5] Hervé MORIN, Florence de CHANGY, Simon LEPLÂTRE, op. cit.

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