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mercredi, 15 octobre 2014 10:41

Les Lumières du pénal

Il y a 250 ans, Cesare Beccaria publiait Dei delitti e delle pene, véritable best-seller des Lumières. A l'heure où le populisme pénal ethnicise la criminalité, flatte la vindicte sociale, récuse l'Etat réparateur et prône l'excès pénal pour répondre à la question sociale de la misère et réprimer les indésirables sociaux, la parole humaniste de ce juriste du XVIIIe siècle retrouve tous ses droits.

 En juillet 1764, paraît sous le couvert de l'anonymat, à Livourne (Toscane), un brûlot d'environ cent pages qui embrase l'Europe des Lumières : Dei delitti e delle pene (Des délits et des peines). L'ouvrage brise les liens traditionnels entre le péché et le crime, la religion et le glaive, le supplice et la peine.

Contemporain du Contrat social de Rous seau,[1] son auteur, le marquis milanais Cesare Beccaria (1738-1794), juriste de formation par tradition familiale mais philosophe par empathie intellectuelle, propose un nouveau paradigme pénal basé sur la sécularisation et la modération du droit de punir.
Depuis le XVIe siècle, l'Etat moderne monopolise le droit de punir dans le ressort de sa souveraineté absolue. Le glaive est l'attribut régalien de la souveraineté royale ou républicaine. Il s'op - pose à la vengeance privée de la justice compensatoire, qui est coutumière à l'époque médiévale.
Avec cette obligation répressive qu'instaure l'institution du parquet (procureur général), le droit de punir bascule dans la pratique du supplice expiatoire. Appliquant une violence pénale calquée sur l'atrocité du crime (le bûcher pour la femme accusée de sorcellerie), le supplice public appartient aux quatre modalités punitives qui, depuis l'Antiquité, cadrent dans la cité la justice criminelle.[2]
Tout d'abord l'exil, soit le bannissement pénitentiel ou pénal qui éloigne de la cité l'opposant, l'indiscipliné, l'infracteur ou le pécheur. Ensuite, la compensation financière, qui taxe le dol commis. S'y ajoute la mort comme peine expiatoire du larron repenti sur l'échafaud, puisque, selon Jean Bodin, juger en « dernier ressort » de la vie ou de la mort d'un individu « est et a toujours été l'un des principaux droits de la souveraineté ».[3] Finalement, croissant durant l'époque moderne, appliqué dans les maisons de force, les galères et les premiers bagnes, pour devenir la modalité pénale universelle entre la fin du XVIIIe siècle et le code pénal de 1791, l'enfermement - disciplinaire puis carcéral - qui neutralise momentanément (mais aussi à vie) le vagabond « inutile au monde » puis l'homo criminalis. Pensée et édifiée contre les supplices de l'Ancien régime, la prison vise à corriger puis resocialiser les condamnés, au terme d'une détention calculée légalement selon la gravité du crime réprimé.
Sous l'Ancien régime, flétri, marqué et violenté, le corps du condamné in - carne le monopole étatique du droit de punir contre l'atrocité du crime. La stigmatisation, l'infamie et la flétrissure forgent la pédagogie de l'effroi, appliquée sur l'échafaud par l'exécuteur de la haute justice (bourreau), afin d'intimider la foule, voire prévenir le crime par la terreur du châtiment. Avant la Révolution française, qui remplace les supplices par la seule « privation de la vie », la liturgie du corps violenté est universelle dans l'Europe de l'Ancien régime. L'« éclat des supplices », pour reprendre le concept fondateur de Michel Foucault dans Surveiller et punir (1975), répond au mal du crime par celui de la peine.
Parmi d'autres doctrinaires-pénalistes d'après 1750, le juriste Daniel Jousse (1704-1781) détaille l'arsenal pénal des juges de son époque : « Les peines qui sont en usage en France, dans les Tribunaux ordinaires de justice, sont : le feu ; la peine d'être tiré à quatre chevaux ; la roue ; la potence ; la tête tranchée ; la peine d'être traîné sur la claie ; la question avec ou sans réserve de preuve ; la galère à temps ou à perpétuité ; le bannissement perpétuel ou à temps ; le poing coupé ; la lèvre coupée ; la langue coupée ou percée d'un fer chaud ; le fouet ; la flétrissure ; le pilori ; le carcan ; la réclusion à temps, ou à toujours, dans une maison de force [...] »[4]
Plaçant la violence et la flétrissure corporelles avant l'enfermement, commune à toute l'Europe de l'Ancien régime, cette échelle de l'excès pénal viole les droits naturels des justiciables selon Beccaria, qui lie la sécularisation du contentieux criminel à la modération du droit de punir.

Appel à la modération
Pour repenser le droit de punir de son temps, l'ancrer dans la modernité sociale des Lumières et le faire coïncider aux droits naturels des justiciables, Beccaria prône la légalité codifiée des délits et des peines, contre leur arbitraire qui remonte au XVIe siècle au moins. En outre, il déconstruit les liens traditionnels entre les contentieux et les peines, afin d'en séculariser les implications punitives que nourrit la morale religieuse.
Pour Beccaria, les délits ne sont pas des péchés, mais des infractions sociales. La peine est donc la réponse politique de la société sécularisée, et non pas la rétribution expiatoire du péché. Dans ce contexte épistémologique, il réclame, par exemple, la dépénalisation de l'homosexualité, qui est alors poursuivie capitalement un peu partout en Europe comme un « crime contre nature ». Ou encore, estimant que le suicide appartient aux droits naturels des individus, il en exige la dépénalisation. De cette manière, le juge cessera de flétrir le désespéré comme le révolté contre Dieu en condamnant son cadavre à la traction publique sur la claie d'infamie. Attentif aux inégalités juridico-sociales de l'Ancien régime, Beccaria estime, en outre, que le vol, souvent qualifié comme le crime capital du malfaiteur envoyé au gibet, s'impute à l'inégale répartition des richesses. La prévention des crimes contre les biens réside moins dans l'exemplarité indémontrable du supplice que dans des lois sociales plus égalitaires.
En prônant invariablement la modération des peines, Beccaria pense à leur utilité sociale. Salué à la fin du XVIIIe siècle par le père spirituel de la philosophie carcérale moderne Jeremy Bentham (1748-1832), l'utilitarisme de Beccaria lie l'effet maximal de l'instruction judiciaire et de la peine modérée à son coût minimal sur le plan humain. En conséquence, il condamne sans appel la torture comme fondement de la preuve légale du crime par l'aveu. Il oppose l'insertion sociale du condamné par la prison corrective à l'infamie. Mais surtout, il propose d'abolir sine die la peine capitale pour tous les crimes de droit commun.
Contrairement à toute la tradition juridique classique, qui remonte à Platon et au droit romain, Beccaria affirme que la peine capitale n'est pas un « droit ». En cela il conteste les pratiques de son temps. N'intimidant personne, donc inutile, elle n'a jamais « rendu les hommes meilleurs ». Au contraire, visible dans la publicité du supplice de la roue ou de la pendaison, sa « cruauté » est socialement nuisible. De plus, la mort sur l'échafaud brise l'impérative proportion qui doit exister entre la sévérité de la peine et la gravité du crime. Au temps de Beccaria, partout en Europe, le voleur et l'assassin peuvent être punis par la peine capitale. Contrairement à la « réclusion perpétuelle » ou aux travaux forcés - que Beccaria oppose aux supplices -, la peine de mort élimine dans la souffrance, sans corriger ni réinsérer le condamné.
En outre, l'échafaud rend l'erreur judiciaire irréparable. Le droit humain et la dignité judiciaire de l'Etat condamnent le « dernier supplice », ce châtiment suprême, sans effet sur la prévention du crime. En pariant, comme Rous - seau, sur la perfectibilité humaine et sociale, Beccaria aspire à la pénalité correctrice de l'Etat réparateur qui, après la Révolution, sera celle de l'Etat de droit. Celui-ci peut assurer l'efficacité maximale de la répression à un coût humain minimal, soit la prévention du crime par la sauvegarde de la vie du condamné.

Son impact en Europe
Modération de Montesquieu, matérialisme d'Helvétius, égalitarisme de Rous seau, empirisme des philosophes anglais : telles sont les autorités qui gui dent la philosophie pénale et le réformisme de Beccaria.
Ecrit non juridique contre le droit positif de son temps, réquisitoire philosophique des apologistes qui basent la morale religieuse et la discipline sociale dans la souffrance suppliciaire, son ouvrage devient un best-seller après 1760. Traduit dans toute l'Europe, le texte enflamme les magistrats et les intellectuels éclairés. Il est reçu comme la sommation des Lumières contre la justice arbitraire des Etats absolutistes ancrés dans le droit divin.
Le traité est mis à l'Index, puis combattu par des Inquisiteurs, des jésuites ou encore des magistrats hostiles à la modération pénale. En 1767, l'avocat au Parlement de Paris Pierre-François Muyart de Vouglans (1713-1791), zélateur de la peine capitale et procureur à charge du contrat social de Rousseau, attaque Beccaria. Sa Réfutation des principes hasardés dans le Traité des délits et des peines prétend que la « modération » mène au laxisme pénal, à l'impunité des criminels et à la dissolution des autorités traditionnelles. Philosophe de la rébellion, Beccaria viserait à détruire la « religion », les « mœurs » et l'Etat.
Les ténors des Lumières, pour leur part, encensent Beccaria. En Angleterre, le jurisconsulte William Blackstone (1723-1780) et le philosophe Jeremy Bentham en louent la modernité et l'utilitarisme. Aux Etats-Unis, où Beccaria paraît dans une édition anglaise de 1777, Thomas Jefferson (1743-1826) s'en inspire pour forger libéralement le droit pénal de la jeune démocratie. Dans le Nord de l'Europe (Pays-Bas, Suède, Norvège), en Suisse et dans l'Espagne de l'Inquisition, Beccaria inspire des avocats, des notables et des magistrats qui tentent d'humaniser la justice en la dépouillant de ses attributs suppliciaires. En 1766, le patriciat bernois récompense Beccaria en lui remettant une médaille honorifique pour la cause de l'humanité. Même écho dans la France de Louis XV : l'avocat général Servan (1737- 1807), les encyclopédistes, l'économiste libéral Turgot (1727-1781) et l'abbé voltairien André Morellet (1727- 1819, traducteur français en 1765 de Beccaria) encensent le « Rousseau des Italiens » pour son humanisme pénal.
Viscéralement attaché aux « droits de l'homme », luttant jusqu'à la mort contre l'infâme et les erreurs judiciaires, Voltaire salue Beccaria comme son « frère en philosophie ». Il en fait son allié objectif contre les excès de la justice royale enchaînée à l'Eglise. Agé de 71 ans, le patriarche de Ferney glorifie l'« auteur humain du petit livre Des délits et des peines, qui est en morale ce que sont en médecine le peu de remèdes dont nos maux pourraient être soulagés ».
En 1786, le souffle humaniste de Beccaria inspire la loi toscane du Grand-duc Pierre-Léopold. Pour la première fois au monde, un prince éclairé abolit la peine capitale. Récurrente dès 1789 chez les juristes révolutionnaires qui préparent le Code pénal en France (1791), le projet beccarien inspire à Genève les auteurs du « projet de Code pénal » de 1795.
Commenté dans l'Europe catholique et protestante, contesté par les conservateurs et les apologistes, Beccaria ouvre la voie au régime pénal de la modernité : la peine juste et non expiatoire vise l'utilité sociale plutôt que la vindicte du souverain ou du « peuple ». La justice visera la réparation du mal et non la vengeance du sang. Elle sera la sanction politique du contrat social, mais détachée de toute idéologie sécuritaire.

Un humaniste
Si le Milanais n'invente pas le droit pénal moderne, il en synthétise et en universalise les exigences sociales de modernité, cette modernité punitive tournée vers la modération, que soutiennent déjà certains juges et magistrats éclairés de son époque. Modération pénale et laïcisation des contentieux : l'humanisme de Beccaria brise toute analogie entre le péché et le crime. C'est pour cela que son impact est immense dans l'Europe dominée par la religion et l'absolutisme de droit divin. Beccaria incarne l'éthique pénale des droits naturels de l'homme, universalisée après 1789 et enracinée dans la légalité constitutionnelle.
Parfois qualifié d'utopiste, Beccaria a ouvert la voie inéluctable vers l'abolition universelle de la peine capitale. Une parole d'humaniste qui, aujourd'hui encore, soude le droit de punir aux droits de l'homme.

[1] • Michel Porret, « La peine de mort. Un garde-fou du contrat social », in choisir n° 630, juillet 2012, pp. 29-32.
[2] • Michel Foucault, Résumé des cours, 1970-1982, Paris, Julliard 1989, pp. 29-51.
[3] • Les Six Livres de la République, éd. de 1583, éd. par Gérard Mairet, Paris, Livre de poche 1993, p. 167.
[4] • In Traité de la justice criminelle de France (1781), pp. 38-39.

 

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