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lundi, 13 décembre 2021 15:36

Des saints et des modes au Moyen Âge

Alors qu’aujourd’hui l’un des critères principaux du choix du prénom d’un enfant semble être l’originalité, il en était tout autrement au Moyen Âge où sa fonction principale était d’être un vecteur d’appartenance, à la famille, à un territoire politique, à un statut social ou à l’Église.

Florian Besson, Port-Saint-Louis-du-Rhône (F), docteur en histoire médiévale et professeur d’histoire-géographie

Choisir le prénom de son enfant à naître peut apparaître comme l’un des gestes les plus personnels, les plus intimes que l’on puisse faire. Quelques années, quelques mois, quelques semaines avant la naissance -ou quelques minutes, pour les imprévoyants- on convoquera goûts et préférences, références cinématographiques ou littéraires, ou encore symboles familiaux, dans l’espoir de trouver le prénom parfait, celui qui sera à la fois beau et chargé de sens. À en croire l’orthographe inventive de certains prénoms -l’an dernier, dans mes classes de secondaire, j’avais des Lucas, des Louka, des Loucka et un Lukka-, le prénom se doit souvent d’être neuf, voire unique, permettant ainsi à l’en­fant de se distinguer.

Au Moyen Âge, au contraire, le prénom doit dire l’intégration de l’enfant à plusieurs échelles, dans plusieurs groupes sociaux. D’abord, bien sûr, dans la sphère familiale: le prénom est choisi soit par les parrains, la parenté spirituelle étant extrêmement importante dans les sociétés médiévales, soit par les parents, en particulier le père. Dans la Florence du XIVe siècle, les fils aînés portent dans 70% des cas un prénom venu de la famille paternelle (celui du père lui-même ou du grand-père), les filles aînées celui de la grand-mère paternelle et les cadet­tes de la grand-mère maternelle.

Des prénoms de famille

Dès lors, le phénomène le plus frappant est la transmission d’un petit nombre de prénoms dans une même famille, portés successivement par les descendants. On pourrait pres­que parler de «prénoms de famille» tant ceux-ci semblent parfois exclusifs. Cela s’observe dans tous les milieux sociaux, même si cela reste particulièrement évident chez les nobles, notamment au sein des familles royales qui ont le plus intérêt à mettre en scène la cohérence du groupe familial.

Dans les États latins d’Orient, par exemple, fondés par les croisés, la famille royale de Jérusalem utilise le prénom «Baudouin» (cinq rois en un siècle), les comtes de Tripoli préfèrent le prénom «Raymond» (quatre en un siècle), tandis que les maî­tres d’Antioche arborent celui de «Bohémond» (sept en un siècle et demi). À chaque fois, il s’agit de faire référence au fondateur de la dynastie, donc d’affirmer la continuité du lignage, promesse de stabilité politique et de légitimité. Poussée à l’extrême, cette pratique conduit certaines familles nobles à utiliser un même prénom sur plusieurs générations: les comtes d’Albon s’appellent ainsi tous Guigues pendant cinq générations successives. À Florence, en 1463, on connaît même un Andrea, fils de Berto, fils d’Andrea, fils de Berto, fils d’Andrea, fils de Berto, fils d’Andrea : dans cette répétition, on entend l’efficacité d’une famille qui a su se transmettre une identité, un patrimoine, un statut social.

Impossible, dès lors, de faire preuve «d’originalité» en nommant son en­fant autrement: cela serait une véritable cassure dans une identité familiale consolidée à chaque génération. Les prénoms deviennent pres­que un patrimoine symbolique à part entière, auquel les familles sont très attachées, ce qui est encore renforcé par la pratique consistant à donner à un enfant le prénom d’un autre enfant décédé: on parle d’un enfant «refait», comme si la naissance venait littéralement effacer la mort du précédent. La transmission des prénoms des défunts permet d’affirmer que les morts des individus ne mettent pas à mal la force du groupe familial : peu importe que les maladies viennent faucher la moi­tié des enfants, ceux-ci peuvent toujours être «refaits»…

Espèce de Martin!

Le prénom, toutefois, ne traduit pas uniquement l’appartenance à une famille, qui veut à la fois mettre en scène sa pérennité et se distinguer des autres. Il indique aussi, à une deuxième échelle, l’appartenance à un groupe social. Certains prénoms sont de fait massivement utilisés par des membres des élites sociales, tandis que d’autres sont plutôt caractéristiques des dominés.

L’onomastique du royaume de Jérusalem, étudiée par Iris Shagrir, est très révélatrice de ce phénomène. Au XIIIe siècle, Peter est le prénom le plus porté par les bourgeois (près de 10% des mâles), mais les nobles, eux, l’utilisent très peu, lui préférant Jean, Guillaume ou Hugues, prénoms à leur tour peu aimés des bour­geois. Certains prénoms devien­nent même des symboles à part entière : à Florence, à la fin du XIIIe siècle, les nouveaux arrivants en ville sont surnommés dérisoirement des Martin, car ce prénom apparaît comme démodé et donc caractéristique des paysans.

Ces phénomènes sont assez fascinants, car en théorie aucune règle, aucune loi n’interdit à un bourgeois de Jérusalem de nommer son fils Hugues ou Jean (on en connaît d’ail­leurs des exemples). Mais si les choix sont libres à l’échelle individuelle, ils sont modelés à l’échelle collective par le poids des représentations et des hiérarchies sociales.

Romains, germaniques puis latins

Enfin, à une troisième échelle, le choix d’un prénom dit également l’appartenance à une culture, c’est-à-dire à une communauté de nor­mes, de valeurs, de pratiques. L’histoire de l’Occident médiéval est à cet égard marquée par une évolution si profonde que les médiévistes parlent d’une véritable «révolution anthroponymique»: le passage de noms romains à des noms germaniques, puis à des noms latins et chrétiens.

Dans un premier temps, les noms romains déclinent rapidement, ce qui traduit l’installation en Occident de nouveaux peuples, avec de nouvelles normes : autour de Toulouse, par exemple, les prénoms romains (Felix, Claudius, Julius) passent de 50% au VIe siècle à 27% un siècle plus tard, et continuent à baisser jusqu’à représenter moins de 10% autour de l’an mil; au contraire, les prénoms germaniques, comme Hugo, Bertus, Guido, Aldebert, qui ne comptaient que pour 9% au Ve siècle, représentent 60% des prénoms un siècle plus tard et 80% à la fin du millénaire.

Les sour­ces du Haut Moyen Âge révèlent un paysage onomastique qui nous semble totalement étranger. Ainsi des paysans mention­nés par le polyptyque d’Irminon, rédigé vers 823 pour inventorier les biens de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés: Grimoin, Hairmund et sa femme Hitta, Aclehard et sa femme Adalburgis, Odelbert et sa femme Agia, avec leurs fils, Odalric et Hairric… Si l’on croise de temps en temps un prénom latin, comme un Martinus, celui-ci reste clairement l’exception. De même, les prénoms des rois francs sont très marqués par leur origine germanique: Clovis, Childebert, Chilpéric, Dagobert… Le baptême peut alors se traduire symboliquement par un changement de prénom: en 689, le roi des anglo-saxons Caedwalla se convertit au christianisme après un pèlerinage à Rome et adopte le prénom Petrus.

Cette domination des prénoms germaniques n’a qu’un temps. À partir du XIe siècle, dans une évolution très lente et qui touche plus tardivement les régions les plus récemment christianisées, les prénoms germaniques sont progressivement remplacés par des prénoms latins et, de plus en plus, de saints. Si ceux-ci ne représentaient que 20% des prénoms les plus portés en 1100, ils comptent pour 80% en 1300! Cette progression a pour conséquence une spectaculaire contraction du corpus, qui, à des rythmes variables selon les régions, se resserre autour de quelques dizaines de noms possibles.

Au podium, les saints

Parmi les prénoms de saints de plus en plus donnés, certains se taillent la part du lion, en particulier Jean: le prestige de celui qui a baptisé le Christ est tel que son prénom est couramment porté par un quart, voire un tiers de la population masculine. Pour les femmes, c’est bien sûr Marie qui s’impose en tête, sans atteindre toutefois le rang de Jean.

Ce succès des prénoms de saints traduit l’efficacité de la christianisation des esprits entreprise par l’Église catholique dès son implantation en Occident, mais surtout à partir de la réforme grégorienne du XIe siècle. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que la chrétienté médiévale est un bloc monolithique. D’abord, parce que la diversité linguistique entraîne une diversité onomastique : Jean se décline ainsi dans les différentes langues vernaculaires qui, peu à peu, s’imposent à l’écrit, devenant, en Italie, Giovanni, Ivan en Russie, en passant par le Johann allemand, le Juan espagnol, le Jan balte… Ensuite et surtout parce que s’expriment dans ces choix de prénoms des préférences «nationales»: après l’as­sassinat de Thomas Beckett, l’archevêque de Canterbury rapidement canonisé, le prénom Thomas devient extrêmement populaire en Angleterre, alors qu’il reste rare par ailleurs; les Vénitiens, eux, affectionnent le prénom Marc, qui va donc être logiquement dédaigné par leurs rivaux génois…

Ces choix ne sont donc pas que religieux, mais également politiques -il faut dire que cette distinction n’a pas de sens au Moyen Âge. On observe ainsi que les prénoms Robert, Hugues, Eudes, souvent donnés aux rois ou aux princes capétiens, sont très présents dans le domaine royal, c’est-à-dire en Île-de-France et dans les régions alentours: en donnant à leur fils le même prénom que le roi, les gens espèrent capter une part du prestige de la dynastie royale. Ces mêmes prénoms, au contraire, sont presque totalement absents du Languedoc d’avant sa conquête par le roi de France. Se produit ensuite un lent réalignement onomastique, qui traduit l’intégration politique de cet espace dans le royaume de France.

Enfin, le choix d’un prénom peut influer sur les choix spirituels d’une personne tout au long de sa vie, ne serait-ce qu’en la poussant à faire preuve d’une dévotion particulièrement marquée vis-à-vis du saint ou de la sainte dont elle porte le nom. Ainsi de cette Anne Hofmann, riche bourgeoise d’Ingolstadt, qui fait réaliser en 1472 une statue de sainte Anne Trinitaire, conservée aujour­d’hui au musée de Cluny: si la dévotion à sainte Anne est très répandue dans les pays germaniques, il semble ici évident que la commanditaire a dû être sensible aux résonances entre son prénom et celui de la sainte.

Ne pas (se) confondre

Ces pratiques du nom ont bien sûr une conséquence: l’existence d’un très grand nombre d’homonymes. Si 30% des hommes d’un village s’appellent Jean, comment faire la différence? On prend donc peu à peu l’habitude d’ajouter un surnom au prénom individuel. Celui-ci peut ren­voyer à une particularité physique (Godefroy le Barbu, Louis le Gros) ou morale (Charles le Téméraire), mais le plus souvent on utilise la région d’origine ou de résidence (Chrétien de Troyes, Marie de France, etc.). Les sources distinguent alors le «nom propre», autrement dit le nom de baptême, l’équivalent de notre prénom, et le «surnom», qui sonne à nos oreilles comme un nom de famille mais qui n’en a ni le sens ni la fonction. Car ce surnom, même s’il a tendance à devenir héréditaire à partir du XIVe siècle, est extrêmement variable selon le temps: un même individu pourra se faire appeler différemment en changeant de métier, de ville, etc.

Si on ajoute à cela l’habitude qu’avaient les médiévaux de jouer sur les variations linguistiques de leurs noms -un marchand français nommé Jean signera ses contrats en Italie en tant que Giovanni- et sur l’absence de normes orthographi­ques, on comprend que l’onomastique médiévale est très fluide. Au net déplaisir des pouvoirs laïcs… En 1474, Louis IX interdira de changer de nom sans autorisation royale, et les édits et ordonnances royales ne cesseront alors de chercher à imposer une stabilité à la fois orthographique et patronymique des prénoms et des noms. Ce qui ne sera pas acquis avant… au moins le XVIIIe siècle.  

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