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mercredi, 15 septembre 2021 19:49

Au cœur de l’action humanitaire

Prison de La Joya, Panama City. Une équipe du CICR évalue les conditions de vie des détenus, 2017 © Islas Brenda / CIRCL’appel à l’humanité face aux souffrances retentit tout au long de l’histoire, dans les évangiles ou les écrits de Mencius en Chine ancienne, dans les poèmes de Saadi en Perse ou les œuvres de Rousseau. Il se manifeste aujourd’hui dans l’action humanitaire.[1] Cette mise en œuvre de la compassion sur le terrain est un exercice complexe, fait de raison et d’émotions, qui s’accompagne parfois de choix douloureux, en particulier face à des violences extrêmes et déshumanisantes.[2]

Après une activité de pédiatrie sociale et préventive, Paul Bouvier (médecin, expert en santé publique et action humanitaire) a rejoint le CICR -Comité international de la Croix-Rouge- en tant que conseiller médical et éthique. Ses travaux portent sur les traumatismes, la résilience et l’éthique humanitaire.

La compassion est un «sentiment qui porte à plaindre et à partager les maux d’autrui», selon le Robert, et une composante essentielle de la notion d’humanité, «sentiment de bienveillance envers son prochain, de compassion pour les malheurs d’autrui». L’action humanitaire, dans les crises, les catastrophes et les conflits armés, naît de ce sentiment de compassion, accompagné d’indignation face à l’indifférence ou l’abandon de personnes en détresse.   

Dans la réalité du terrain cependant, face à la masse des besoins, des choix difficiles sont pris. Devant une crise affectant une population, les aidants peuvent être amenés à donner leur préférence à ceux qui leur sont affectivement proches, entraînant ainsi injustices et discriminations. En temps de guerre, en particulier, face à un grand nombre de blessés, favoriser les blessés amis plutôt que les ennemis conduit à une sélection ignoble dans les soins, mettant en péril la notion même d’humanité et ouvrant la voie à des violences sans limites.

Sympathie et respect

Pour préserver des espaces d’humanité et prévenir des dérives éthiques, le mouvement de compassion doit trouver appui sur le respect de la personne. La compassion seule glisserait sinon vers la fusion affective et la confusion. Dans l’urgence des secours et le feu des conflits armés, le respect introduit la distance nécessaire pour porter assistance de façon équitable. Il permet à la raison de corriger les élans incertains de l’émotion.

Le respect, c’est un «regard en arrière» qui nourrit la réflexion indispensable à une action rationnelle, en posant des principes et en définissant des règles nécessaires à la préservation de l’humanité et la prévention des violences. En définitive, «la sympathie et le respect sont un seul et même vécu», écrit Paul Ricoeur. Ces deux éléments, précise pour sa part l’éthicien Jonathan Glover, constituent «la réponse humaine envers autrui», face aux souffrances, aux détresses ou aux violences extrêmes: «les réponses du respect envers les personnes et la compassion sont le cœur de notre humanité», écrit-il.[3]

La détresse empathique

Cette prise de distance se révèle particulièrement essentielle pour les acteurs sur le terrain. Face aux détresses, aux désastres et aux violences, les professionnels sont en effet exposés à des phénomènes de stress, d’épuisement ou de traumatisme psychique. Le triage en urgence est une situation tragique extrêmement éprouvante. Les acteurs qui en ont la charge témoignent d’un stress émotionnel et éthique intense, qui parfois les poursuit durant des années. Le sentiment du devoir accompli peut s’accompagner alors de détresse empathique, un traumatisme secondaire lié à une forte empathie.

Des recherches en neuropsychologie précisent ces liens entre l’empathie, la compassion et la détresse empathique. L’empathie est une «capacité de s’identifier à autrui, de ressentir ce qu’il ressent». Face à une émotion déplaisante, l’empathie se présente sous deux formes très différentes sur les plans clinique, neuroanatomique et fonctionnel. L’une est la compassion, une émotion pour autrui vécue comme une expérience positive et qui ouvre vers une motivation à venir en aide et donner des soins. L’autre est la détresse empathique, une émotion personnelle vécue de façon négative et qui débouche vers un repli sur soi: le partage intense de la souffrance d’un autre conduit alors à une contagion des effets négatifs.

Cette détresse empathique peut toucher des acteurs humanitaires témoins directs de violences ou confrontés à des récits de violences, sur le terrain ou à distance, par exemple dans les bureaux d’une organisation. Il peut être tout aussi éprouvant d’assister à la violence en tant que témoin que de la subir en tant que victime. La violence extrême a des effets dévastateurs sur l’être humain, elle détruit ce qui est humain en lui. Elle déshumanise.

Se libérer de l’empathie?

La compassion face aux détresses et aux violences extrêmes peut donc avoir un coût émotionnel et de lourdes conséquences pour la santé. Faudrait-il alors, comme certains le préconisent, se libérer de l’empathie pour adopter «une compassion rationnelle»? Paul Bloom, professeur de psychologie à Harvard, auteur d’un ouvrage intitulé Contre l’empathie (2017), préconise de se prémunir des émotions qui nous font souffrir, pour fonder la compassion sur la seule raison. Or la compassion elle-même est une émotion, une forme de l’empathie. Se baser sur la seule raison, sans émotions, c’est se priver de ce qui, en nous, permet de comprendre, ou du moins de nous approcher de l’expérience de souffrance vécue par autrui. Les manières de raisonner qui excluent l’émotion et se veulent rationnelles, comme l’utilitarisme, «nous privent des informations dont nous avons besoin pour avoir une réaction pleinement rationnelle devant la souffrance d’autrui», écrit Martha Nussbaum qui enseigne l'éthique à l'Université de Chicago.

Les réactions à une émotion négative ne sont de plus pas figées. Face aux souffrances, il est possible de favoriser le développement d’une compassion positive. Les recherches en sciences affectives et neurosciences d’Olga Klimecki et Tania Singer, en collaboration avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard, ont montré que des pratiques de méditation et d’entraînement à la compassion favorisent des émotions positives de compassion au lieu d’une détresse empathique.[4] Ces travaux ouvrent d’intéressantes perspectives pour développer, par la compassion, une action porteuse d’humanité et de résilience.

Les visites aux détenus

Dans les crises humanitaires, ou face à des violences, exprimer la compassion et le respect est essentiel à la relation humanitaire. En tant que médecin et conseiller au CICR -Comité international de la Croix-Rouge-, j’ai visité de nombreuses personnes détenues dans le cadre de conflits armés. Ces visites, qui nous confrontent parfois à des violences extrêmes, se déroulent selon des modalités bien définies, dans un cadre de dialogue confidentiel avec les autorités, dans le but d’améliorer les conditions de détention, de veiller au respect de la dignité et de faire cesser toute forme de mauvais traitements.

Les entretiens avec les détenus, confidentiels et sans témoins, sont des moments privilégiés pour écouter la personne, son vécu, ses espoirs et ses craintes, ses douleurs et sa souffrance. Ils deviennent parfois l’occasion d’un véritable échange autour de nouvelles de la famille et du monde, de tristesses et de joies. Quand une personne détenue rapporte des mauvais traitements ou des tortures, nous prenons note des contextes et des faits, des lésions ou des traces observées dans un examen médical. Une part essentielle de notre travail humanitaire consiste en notre présence et notre écoute. Notre attention se porte sur l’expérience vécue par la personne, les conséquences, la souffrance. Une souffrance destructrice, parfois indicible. On reste alors en silence, ensemble, sans chercher à commenter ou à expliquer.

La torture vise l’anéantissement d’une personne, la destruction de son identité, de son histoire et de sa culture, de tout ce qui fait qu’une personne humaine est humaine. C’est une entreprise de déshumanisation. Jacques Roisin, thérapeute, parle de la barbarie comme du point ultime de la violence: «La barbarie vise une destruction qui se situe au-delà de l’intégrité d’une personne.»[5] Elle est la négation de l’humanité.

Face à de tels récits, le temps de la visite humanitaire revêt souvent une rare intensité. Chaque attitude, chaque geste, chaque parole a une portée considérable s’il exprime la compassion. Des épisodes humainement marquants surviennent parfois autour de petites choses anodines qui expriment une reconnaissance mutuelle.[6] Des détenus isolés et maltraités se sont repassés, durant des mois ou des années, le souvenir réconfortant d’un moment de partage autour d’une tasse de café avec un visiteur humanitaire.

Loin de la pitié et de l’héroïsme

Ces «petites choses» prennent une importance vitale dans une prison de sécurité maximale, marquée par l’isolement et de graves mauvais traitements. Dans des contextes de détresse extrême, les grands gestes et les grands discours n’ont en effet pas lieu d’être.[7] L’humanité et la compassion s’expriment autour de petites choses: une tasse de thé et quelques biscuits partagés ; des photos imprimées représentant des couchers de soleil, des animaux ou des fleurs que le détenu reçoit pour les regarder dans sa cellule ou les envoyer à sa famille, comme autant de témoignages de son humanité; ou ces quelques gouttes de parfum demandées par un détenu à une déléguée humanitaire - «Après des années ici, je sens bon! », s’exclame-t-il, exprimant avec joie une dignité retrouvée. Qu’y avait-il dans ce café? dans ces biscuits? dans ces images ou ce parfum? Un peu d’humanité: une tasse de compassion, quelques miettes de respect, des reflets de beauté, quelques gouttes de dignité qui ont témoigné, profondément, d’une rencontre, d’une reconnaissance mutuelle en tant qu’êtres humains.[8]

Nous avons parfois vécu de telles rencontres après un début de relation difficile, un moment d’agressivité, une erreur ou une émotion douloureuse. La relation humanitaire n’est pas portée par des héros ou des martyrs, des hommes ou des femmes modèles et irréprochables, mais par des personnes humaines et compétentes, avec leurs capacités et leurs fragilités, leur éthique et leurs émotions. Une rencontre authentique peut alors survenir et s’exprimer dans un échange profond sur le plan personnel et spirituel, ou avec humour et des rires partagés.

De tels moments témoignent d’une relation de confiance mutuelle. On est loin alors de la pitié, de la condescendance ou de la domination qui peuvent contaminer l’action caritative. On est à grande distance également de tout héroïsme et de toute logique sacrificielle. L’action humanitaire ne sait que faire des héros ou des martyrs, elle se nourrit de compassion et de respect, dans un esprit de générosité, de solidarité et d’humanité partagée. Humanité peut alors se conjuguer avec humour et humilité.

La reliance

Nous avons revu après leur libération certaines des personnes visitées en prison. De grands défis les attendaient. Elles exprimaient un désir de commencer une vie nouvelle, tout en gardant présents en elles des souffrances et des traumatismes. Comment se reconstruire après déshumanisation? Pour des personnes qui ont été isolées, maltraitées, privées de tout contact humanisant, un retour à la vie «normale» peut passer par des voies détournées. Certains étaient visités par des esprits, un autre était vu en dialogue avec des arbres ou avec des nourrissons dans un parc public.

Des thérapeutes expérimentés nous ont fait part de leur désarroi devant ces patients. Face à la déshumanisation, les approches classiques du traumatisme psychique paraissent en effet inadaptées. Jean Améry, marqué par la torture et les camps d’extermination, a écrit: «Nous n’avons pas été traumatisés, mais plutôt déshumanisés.» Il mettait ainsi le doigt sur l’un des enjeux fondamentaux des relations de compassion et de respect, celui de la «reliance», décrit par Jacques Roisin comme «un travail de reconstruction dont le bénéfice est la restauration du sentiment d’appartenance à la communauté humaine».[9] La compassion est au cœur de ce travail: sans elle «les victimes se trouveraient confirmées dans leur perception des hommes comme non-humains».

Le sens de l’action humanitaire

Les défis de l’action humanitaire liés à la compassion, au respect et à la justice ressortent particulièrement dans les contextes de violence, devant les victimes de la déshumanisation, mais aussi face à ceux qui en ont été les auteurs. D’un côté, l’action humanitaire est confrontée à un impératif d’efficacité maximale, sur des bases rationnelles, évaluables et reproductibles. D’un autre côté, elle doit faire appel à la compassion dans sa communication pour attirer des soutiens. Elle doit aussi veiller à ce que ses travailleurs ne soient pas sujets aux effets négatifs de l’empathie, à une détresse émotionnelle, mais qu’ils soient en même temps conscients de l’importance fondamentale de la compassion dans leurs relations de soin. Sans compassion vécue, la relation humanitaire devient déshumanisée, traitant les personnes vulnérables comme des objets, des unités anonymes et sans identité. C’est dans la rencontre entre personnes humaines que l’action humanitaire prend son sens et sa raison d’être. 

[1] Cet article s’appuie sur l’expérience de l’auteur. Les opinions qui y sont exprimées sont les siennes et ne représentent pas nécessairement celles du CICR ou d’un autre organisme.
[2] Cf. Paul Bouvier, «Compassion et action humanitaire: quand l’humanité de l’humanitaire est en jeu», in Cahiers de recherche sociologique, n° 65, automne 2018, pp. 153-174.
[3] Jonathan Glover, Humanity. A Moral History of the Twentieth Century, Londres, Jonathan Cape 1999, p. 337.
[4] Olga M. Klimecki, Susanne Leiberg, Matthieu Ricard, Tania Singer, «Differential pattern of functional brain plasticity after compassion and empathy training», in Social Cognitive and Affective Neuroscience, 2014, n° 9, pp. 873-879.
[5] Jacques Roisin, De la survivance à la vie. Essai sur le traumatisme psychique et sa guérison, Paris, Presses universitaires de France 2010, p. 187.
[6] Paul Bouvier, «Soin humanitaire et petites choses dans des lieux déshumanisés», in Revue internationale de la Croix-Rouge, Genève 2012/4, pp. 359-373.
[7] On peut ressentir un malaise profond en entendant des intervenants tenir des propos très factuels et humanitaires, discours brillants mais sonnant creux dans une telle situation!
[8] Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock 2004, p. 342 et p. 352.
[9] Jacques Roisin, op. cit.

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