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mercredi, 10 novembre 2021 14:05

«Nous n'avons jamais connu pareil défi»

Longet Argentine glacier pxhereL’humanité à la croisée des chemins. Ce titre de livre résume clairement l’enjeu qui nous attend. Jamais, dans son histoire, l’humanité n’a connu un défi d'une telle ampleur, avec une redoutable dynamique tant dans le temps que dans l’espace. C’est ce que s’est efforcé d’expliquer son auteur, René Longet. Expert reconnu en développement durable, il a donné une conférence le 4 novembre dernier à la librairie Le vent des Routes de Genève. Il nous livre le fruit de ses réflexions en quatre enjeux clés et autant d'idées-forces.

Je crois beaucoup à la force des idées. Notre monde est déboussolé, manque cruellement d’orientation, et donc d’idées. Nous tous sentons confusément que nous sommes à la fin d’une époque, que nous entrons dans une zone de fortes turbulences. À quoi s’accrocher? Comment distinguer l’important de l’accessoire? ce qui est bénéfique de ce qui ne l’est pas? et au nom de quelles valeurs?

René Longet Copyright LHumenLa manière dont nous voyons le monde détermine la manière dont nous y agissons. Mon livre -L’humanité à la croisée des chemins. Pour une planète viable et vivable, paru aux éditions Jouvence- veut aider à donner des orientations, des clés de lecture du monde, tout comme des propositions concrètes.

Quatre enjeux clés en quatre idées-forces

Je résumerai le 1er enjeu clé par La mondialisation de nos réalités et la faible capacité à la piloter.

L’humanité est divisée, morcelée, mais son action sur les conditions de vie sur Terre a aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, des effets globaux. Citons quelques exemples: les atteintes à l’atmosphère et au climat; la surexploitation et la pollution des océans (matières plastiques...); la pandémie en cours; les flux financiers; les trafics de drogue ou d’armements; le flux des informations, vraies ou fausses.

Aucun de ces enjeux ne peut être abordé dans un seul pays, tous exigent une coopération internationale efficace, car ils doivent être traités à l’échelle où ils se posent. Le bon fonctionnement des plateformes internationales d’évaluations des situations, de discussions, de négociations est décisif si nous voulons avoir la moindre chance de reprendre le contrôle sur les déséquilibres que nous avons amenés sur cette Planète.

La première idée-force est donc de disposer des outils de concertation et de régulation des enjeux globaux.

La COP 26 en est l’illustration, dans ses forces comme dans ses faiblesses. Il faut davantage de ces lieux et pas moins. Ils sont notre premier espoir. La tendance au repli sur l’État national comme seul espace légitime de régulation nous conduit tout au contraire à l’impuissance organisée.

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Le progrès... à contrôler

Le 2e enjeu clé rappelle que nous sommes face à un progrès technique qui s’accélère, sans qu’on ne nous ait jamais rien demandé, et qui surgit indépendamment des besoins.

Les grandes innovations qui ont tout changé n’ont jamais fait l’objet d’un large débat avant d'être généralisées. En fait, il n’y a jamais eu de décision formelle, leur promotion est une décision d’industriels voulant lancer un produit, un processus, un procédé nouveau. Ce qui est le plus structurant pour nos vies échappe ainsi au débat de société et aux processus démocratiques. On connaît les grands de l’informatique de notre temps et des personnages comme Ellon Musk. Ces derniers véhiculent l’esprit de conquête du monde, mais pas celui de lui porter soin ou de penser à l’humanité.

Les innovations structurantes ont émergé sans crier gare et se sont imposées: la machine à vapeur sans laquelle nous n’aurions pas pu multiplier les capacités de production et de transport ni coloniser de vastes parties du monde (la colonisation de peuplement est impensable sans bateau à vapeur et chemin de fer); l’automobile, qui a changé notre relation à l’espace, au temps, aux autres... - il suffit de regarder des cartes postales des années 20 ou 30 pour voir la différence en matière de paysage; ils sont couverts aujourd'hui de balafres routières, de centres commerciaux, de parkings et de voiture-; l’informatique qui a changé notre manière de se documenter, mais aussi d’influencer et de se laisser influencer; l’atome (Einstein a dit que nous restions des Cro-Magnons, mais avec la bombe atomique, ajoutant que si l'homme de Cro-Magnon l’avait eue, nous ne serions pas là pour en parler); la chimie de synthèse, à la base des gaz de combats comme des pesticides, mais aussi des médicaments ou des additifs alimentaires; les matières plastiques, si pratiques pour l’usager, mais dont on n’a pas mesuré les effets secondaires...

Qui définit les limites de l’usage d’une innovation? Qui en établit le mode d’emploi pour qu’un progrès technique soit aussi un progrès éthique, humain, social? Qui fait le tri entre les effets indésirables et ceux positifs à promouvoir? La seule loi de l’offre et de la demande solvable ne peut pas représenter l’intérêt général, car il y aura toujours quelqu’un pour payer une nouvelle manipulation génétique, une nouvelle fusée pour aller sur Mars ou que sais-je encore.

La deuxième idée-force est, dès lors, d’avoir des garde-fous et des procédures qui permettent d’orienter le progrès technique dans la bonne direction.

Et c’est là que s’annonce une première croisée des chemins. Car plus l’angoisse devant les crises qui s’accumulent croît, plus les réponses populistes sont populaires. Or celles-ci vont exactement dans le sens inverse de ce qu’il faudrait. Et au lieu de soulager les populations, elles les enfoncent encore plus dans la crise. Ces réponses populistes consistent, en effet, en un repli sur les frontières nationales -ce qui empêche toute prise de contrôle des phénomènes globaux- et une promotion d’un libéralisme économique sans freins -ce qui empêche tout cadrage des acteurs économiques. Dans les deux cas, on prive le peuple du contrôle au nom duquel on s’est faire élire...

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Vivre ensemble, sur la base de quelles valeurs communes?

Ce qui nous amène au 3e enjeu clé, celui des valeurs autour desquelles nous voulons organiser le vivre ensemble sur notre petite planète.

Est-ce la loi du plus fort? la logique des hommes forts, de l’arbitraire? les attitudes tribales et tripales, de la domination de l’homme sur la nature, de l’homme blanc sur les autres humains, de l’homme sur la femme...? Ou sont-ce les droits et les devoirs égaux pour tous et la durabilité, deux enjeux qui d’ailleurs se conditionnent mutuellement?

L’être humain est fondamentalement ambigu, dans des proportions variables chez chaque individu. L’art du leadership moral est de stimuler les bons côtés des humains; la perversion d’un leadership immoral est de légitimer et de soutenir les mauvais côtés. Mais pour quelques leaders du bien comme Gandhi ou Mandela (qui disait en sortant de 28 ans d’emprisonnement que désormais il était libre et que sa tâche était de libérer les Blancs de la peur qu’ils avaient des Noirs, peur qu’il a identifiée comme la cause de l’apartheid) il y a bien plus de leaders du mal, de démagogues qui soufflent sur la braise et attisent les bas instincts de conquête, de domination, de l’affrontement.

On parle beaucoup, dans le contexte du changement climatique ou de l’affaiblissement de la biodiversité, des risques d’effondrement écologique, de collapse. Mais avant l’effondrement écologique, il faut craindre l’effondrement politique de l’idéal démocratique, des droits humains, d’une redevabilité de l’État, d’un État de droit, efficace et au service de valeurs humanistes. Divers pays ont déjà implosé, l’État est en miettes, le pays en mains de bandes criminelles. On peut citer Haïti ou, plus près de nous, le Liban, autrefois dit la Suisse du Proche Orient.

Les dictatures progressent régulièrement. Les coups d’État ne se comptent plus. De la Birmanie au Soudan, les régimes autoritaires ont de moins en moins de scrupules. La Russie retrouve les réflexes du parti unique et la Chine ne tolère plus aucune discussion ni écart par rapport à la doctrine d’un président nommé à vie. Les Tibétains, les Ouïgours, les habitants de Hong-Kong en savent quelque chose et nous avons une petite pensée pour ceux de Taïwan qui sont particulièrement détestés du pouvoir chinois car ils sont la preuve vivante que la civilisation chinoise est tout à fait compatible avec la démocratie et les droits de l’homme, et que les dictateurs du monde pointent du doigt comme une invention occidentale, voire néocolonialiste dans une perversion particulièrement choquante des termes.

La troisième idée-force est donc de revendiquer l’universalité des droits humains, de l’humanisme, de la dignité humaine.

Gérer nos ressources avec justice

Nous arrivons à la 4e idée-force, soit le modèle économique actuel, qui réussit le paradoxe de mettre en péril les capacités de production de la Terre en ressources naturelles, sans pour autant pouvoir répondre aux besoins de base d’une bonne partie de l’humanité, privée de soins, d’eau propre, d’assainissement, d’un toit digne de ce nom, d’une alimentation saine, d’éducation, ...

Nous vivons au sein d’une société de consommation inégalitaire, dominée par la fuite en avant. Le toujours plus qui débouche sur l’obsolescence des biens, puis des humains. Les inégalités s’accroissent, le modèle ne tourne plus qu’en générant d’importants coûts environnementaux et sociaux. Ce modèle dit des 30 Glorieuses a permis un temps de remplacer une plus juste distribution des biens par une augmentation continue de ceux-ci.  Ce système atteint aujourd’hui ses limites humaines et écologiques, qui posent la question du sens. Il est temps de changer de modèle et de passer à une économie de l’utilité, de l’inclusion et du bien commun.

Et c’est là que nous rencontrons les enjeux de la durabilité, ou du développement durable, la relation à notre support naturel dit faussement environnement, car c’est le cœur des choses, la fonction de l’économie qui est de s’insérer dans les capacités de charge de la nature, alors qu’elle les dépasse aujourd’hui dangereusement (climat, biodiversité, océans...), et de se situer dans une hiérarchie des besoins, qu’elle ignore aujourd’hui également, sachant que les dérèglements que nous apportons au monde ne sont que les reflets de nos propres dérèglements.

La quatrième idée-force est donc celle de la durabilité, base de toute chose et, en premier, d’un nouveau paradigme, d’un nouveau modèle économique. 

Ces quatre idées-forces visent à retrouver un équilibre viable et vivable entre l’humanité et la nature, au sein de l’humanité et au sein de nous-mêmes. Une belle aventure, un beau défi. Prenons-en dès qu’aujourd’hui le bon chemin.

Chaplin Modern Times WikimediaCommons

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