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lundi, 13 décembre 2021 16:26

«Pour le bien du monde qui vit mal»

« Portrait de Dante Alighieri » peint par un anonyme vers 1500 © Fondation Martin BodmerLa Divine Comédie composée entre 1307 et 1321 par Dante Alighieri (1265-1321) décrit le voyage du poète dans l’au-delà. Ce récit d’expédition qui a lieu durant la semaine sainte de l'an 1300 offre plusieurs possibilités de lectures. La plus courante est la lecture poétique, puisqu’il s’agit indubitablement d’une des œuvres les plus connues et les plus belles de la littérature universelle. Mais quelle approche de ce texte singulier le poète lui-même recommande-t-il?

Professeur émérite de l’Université de la Sorbonne (Paris), auteur de Dante, la philosophie et les laïcs. Initiation à la philosophie médiévale (Cerf/Éditions universitaires de Fribourg, 1996), Ruedi Imbach donnera une conférence le jeudi 5 mai 2022 à la Fondation Bodmer (Genève), intitulée Dante, philosophe laïque.

En 100 chants, Dante raconte dans les trois parties de l’œuvre (Enfer, Purgatoire, Paradis) le cheminement du poète, d’abord en compagnie de Virgile, ensuite de Béatrice et finalement de Bernard de Clairvaux. Un tercet du IXe chant de l’Enfer (v. 61-63) donne une indication importante:

Ô vous qui avez l’intelligence saine,
admirez la doctrine qui se cache
sous le voile tissé de vers étranges.

Le poète fait appel ici à l’intellect du lecteur maintes fois interpellé dans le poème. Plus important encore, il l’invite instamment à chercher un sens caché, indiquant ainsi que le texte possède, outre le sens littéral, un sens figuré.

Dans une célèbre lettre adressée à un bienfaiteur pour lui dédicacer son œuvre, l’écrivain florentin précise d’ailleurs que celle-ci est poly­sémi­que, c’est-à-dire qu’elle recèle plusieurs significations: celle de la lettre du texte et celle des choses qui sont signifiées par la lettre. Au premier abord, le thème de la Divine comédie est simplement le sort des âmes après la mort, «mais si on tient compte de l’allégorie, le sujet devient l’homme qui, pouvant faire usage du libre arbitre, aura mérité récompense ou châtiment selon la vie qu’il aura choisie de mener» (Lettre XIII).

Ce passage, qu’il convient de lire très attentivement, explique que si le poème sacré décrit bien, à un premier niveau, un voyage dans l’au-delà se déroulant durant la semaine sainte de l'an 1300, il parle surtout de l’homme en tant que sujet moral ou éthique, de l’homme libre, capable d’agir dans le bien ou le mal. Quand Dante dit que «le tout ainsi que la partie ont été conçus en vue non pas de la spéculation mais de l’action», cela signifie indubitablement que la signification profonde de cette œu­vre concerne l’homme, son action et sa vie sur terre. Car Dante veut enseigner ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter. On peut donc dire que l’œuvre fut écrite pour «le bien du monde qui vit mal».

De la liberté

Rien dans la Comédie n’est gratuit ou fortuit. Il s’agit d’une œuvre où tout est soigneusement pensé. Il n’est donc pas surprenant que les chants XVI et XVII du Purgatoire -qui se trouvent au centre de l’œuvre- abordent une thématique capitale, dont dépend le sens même de tout le poème sacré: la liberté. Dans ce chant, Dante rencontre Marco Lombardo, un homme politi­que du XIIIe siècle (v. 46-48):

Je fus Lombard et appelé Marco
je connus le monde, et j’aimai la vertu
vers laquelle personne n’a plus l’arc tendu.

Cette remarque sur le déclin moral du temps présent donne à Dante l’occasion de s’interroger: quelle est la cause de ce déclin? pourquoi le monde va-t-il si mal aujourd’hui? Et de développer un discours sur le fondement du comportement moral des hommes. Avec une rigueur remarquable, le florentin rejette toute forme de déterminisme, car la responsabilité de l’homme serait écartée s’il agissait par nécessité. D’où l’importante conclusion (v. 82-83):

Dès lors, si le monde présent se dévoie,
en vous en est la raison, en vous cherchez- la.

S’il n’y avait pas de libre arbitre, l’homme ne serait pas responsable et, par conséquent, il n’y aurait pas de place ni pour le mérite ni pour la peine, ni non plus pour la justice.

L’amour, clé de voûte

Dans les deux chants qui suivent, Dante complète l’affirmation de principe de la liberté, source de res­pon­sabilité, par la doctrine de l’amour. C’est Virgile, l’incarnation de la raison humaine, qui se charge d’exposer cette doctrine véritablement fondamentale. Au chant XVII, le poète latin saisit cette chance pour peindre une véritable fresque du réel à partir de la notion d’amour (v. 91):

Ni le Créateur, ni aucune créature jamais
commença-t-il, ô mon fils, ne fut sans amour
ou naturel ou de raison et tu le sais bien.

Virgile affirme que l’amour est convertible avec l’être, ce qui signifie que tout être aime et est mu par un certain amour.

Pour pouvoir affirmer l’universalité de l’amour, et en même temps fonder son éthique, Dante distingue l’amour naturel de l’amour spirituel ou de raison. Tout péché ou tout acte mauvais est un amour qui se trompe, dit-il. L’amour rationnel ou spirituel, qui présuppose un choix et donc un acte de la volonté, peut en effet errer de deux manières, soit en se trompant dans le choix de l’objet, soit par un défaut du degré ou de l’intensité de l’amour. À partir de cette distinction, on peut déduire les sept péchés capitaux qui structurent la montagne du Purgatoire (v. 103-105):

De là tu peux comprendre qu’il faut trouver
dans l’amour la semence pour vous de toute vertu
et de toute action qui mérite une peine.

Dante érige ici l’amour comme critère ultime de l’appréciation des actes humains. Mais l’amour est en même temps le fondement de tout mouvement dans le monde. Le célèbre dernier vers de la Comédie résume admirablement cette idée: «l’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles» (Paradis, XXXIII, 145).

Dans le chant V de l’Enfer, qui compte parmi les plus connus de la Comédie, Dante raconte l’histoire de Francesca da Rimini qui incarne l’amour-passion, à savoir l’amour qui domine en­tièrement l’homme comme une force irrésistible. Sa pro­pre conception de l’amour est différente: l’homme est attiré par le bien; de cette rencontre avec le bien surgit l’amour, indépendamment de la volonté; intervient alors la liberté, puisque l’homme peut poursuivre le bien qui s’offre à lui ou le rejeter (Purgatoire, XVIII, 67-72):

Ceux qui par le raisonnement allèrent au fond
reconnurent cette liberté innée:
et ainsi ils laissèrent au monde une morale.

Ainsi supposons que par nécessité
surgisse tout amour qui en vous s’allume
de le retenir il est en votre pouvoir.

Nous comprenons alors que l’affirmation disant que l’amour est la clé de voûte de l’éthique présuppose la liberté, qui est «la raison du mérite» (v. 65). D’un côté Dante développe donc une ample doctrine de l’amour universel qui meut tout vers le bien et fonde l’ordre et l’harmonie du réel. Mais, de l’autre côté, il adhère à une anthropologie qui s’organise autour de la liberté de l’homme: ce qui caractérise l’homme est sa liberté et parce qu’il est libre, il est un être responsable; la liberté est donc «le plus grand don» de Dieu (Paradis V, 19).

De l’Église et ses imposteurs

Il est bien connu que Dante a sévère­ment critiqué l’Église de son temps. Le poète a rejeté la richesse de l’Église avec une extrême sévérité. Dans le chant XIX de l’Enfer, Dante et Virgile rencontrent les Simonia­ques, c’est-à-dire des imposteurs aux fonctions ecclésiastiques. Au centre du sermon accusateur de Dante se trouve la déclaration (v. 112): «Vous vous êtes fait un dieu d’or et d’ar­gent.» Dante est profondément convaincu que l’avarice et la cupidité des papes et des princes de l’Église entraînent la ruine de celle-ci. La possession d’or et d’argent contredit la nature de l’Église, son pouvoir politique la détruit. Suivre le Christ, enseigne ce chant de l’Enfer, exige donc une pauvreté radicale: l’Église doit être sans pouvoir et radicalement pauvre, sinon elle n’est pas l’Église!

Dans un autre texte impressionnant de la Comédie (Paradis, XXVI), Dante n’hésite pas à comparer les princes de l’Église, assoiffés de pouvoir et d’argent, à des loups voraces en habits de bergers, responsables de la dégénérescence dévastatrice de l’Église. C’est pourquoi Pierre se sert de l’image des loups ravisseurs dans son discours: «sous l’apparence de bergers, des loups ravisseurs» (v. 55). Dante critique donc, d’une part, la vilenie morale des papes qui convoitent toujours plus d’argent et il rejette, d’autre part, la pratique politique et la doctrine de la plénitude de la puissance qui veut accorder l’autorité temporelle aux successeurs de Pierre.

La compréhension de Dante de l’Église et de sa pauvreté radicale est considérablement inspirée par la vie et les enseignements de François d’Assise, comme lorsque qu’il cite l’évangile de Jean (13,15): «…je vous ai donné un exemple, afin que vous fassiez comme je vous ai fait.» Cela entraîne deux conséquences, qui peuvent être à leur tour corroborées bibliquement par deux paroles de Jésus: «Mon royaume n’est pas de ce monde» (Jn 18,36) et «Vous ne posséderez ni or, ni argent, ni monnaie» (Mt 10,9). Selon la doctrine de Dante, être disciple du Christ signifie accepter une pauvreté radicale -marcher pieds nus- et renoncer complètement au pouvoir politique. Il est indéniable que le Florentin était convaincu que l’Église de son temps était loin de cette perfection… À travers son œu­vre poétique et littéraire, il entendait inviter le lecteur et la lectrice à la réflexion sur une possible conversion -en particulier de l’Église.

Une théologie laïque

De nombreux autres aspects de cette œuvre d’une richesse inouïe mériteraient notre attention. Je voudrais simplement relever trois dimensions significatives à mes yeux. Tout d’abord que Dante est un laïc qui écrit pour des laïcs, auxquels il veut proposer un enseignement à la fois théologique et moral. Encore plus significatif peut-être est le fait que la voix de la théologie, celle qui enseigne les doctrines chrétiennes fondamentales, est une femme: Béatrice, qui rappelle l’amour de jeu­­nesse de Dante, devient dans la Comédie «splendeur de lumière vivante et éternelle» (Purgatoire XXXI, 139), «celle qui est le soleil de mes yeux» (Paradis XXX, 75). La troisième dimension est exprimée par Béatrice, lorsqu’elle charge Virgile d’accompagner Dante dans son voyage et qu’elle résume ce qui est l’enseignement capital de l’éthique. En effet, lorsque Virgile dit qu’il a peur d’entreprendre ce voyage, Béatrice lui répond (Enfer, II, v. 88-90) :

On doit craindre les seules choses
qui ont le pouvoir de faire mal à autrui:
les autres non! Elles ne sont pas redoutables.

Cette réponse articule un principe éthique qui, dans sa simplicité radicale, provoque, inquiète et interroge. Dante formule ce que l’on peut appeler, avec le grand philosophe allemand Ernst Tugendhat, le principe fondamental d’une éthique du respect mutuel qui reconnaît que l’autre représente une valeur en soi. Il me semble que nous tenons là le principe éthique minimal -l’impératif de ne pas faire mal à autrui- qui, au terme de l’itinéraire dantesque, sera remplacé par l’universalité de l’amour. Au cours du voyage, progressivement, la peur de faire mal à autrui devient amour participant activement à ce «qui meut le soleil et les autres étoiles». 


700e de la mort de Dante

Foison d’événements ont honoré Dante en 2021, en particulier en Italie, et se poursui­vent cette année. Pour mieux se plonger en Suisse dans l’œuvre du Florentin:

À voir
Exposition La fabrique de Dante, Fondation Martin Bodmer, Cologny, Genève, jusqu’au 28 août 2022. Constituée majoritairement d’objets jamais montrés appartenant à la Fondation Bodmer, elle pro­pose, en plus de manuscrits et de livres rares, des ouvrages hors du commun prêtés par d’autres institutions. On y admirera la copie originelle du portrait de Dante réalisé par Sandro Botticelli en 1495. Renseignements: www.fondationbodmer.ch/agenda

À lire
Dante, Œuvres complètes. Traduction nouvelle revue et corrigée, avec un index des noms de personnes et de personnages, sous la direction de Christian Bec, Paris, Le livre de poche 1996, 1024 p.
Dante Alighieri, La Divine Comédie. Traduction littérale avec notes par Joachim-Joseph Berthier op; réédition de la version de 1924 sous la direction de Ruedi Imbach, Paris, Desclée de Brouwer 2018, 1024 p.
Sous la direction de Paola Allegretti et Michael Jakob, La fabrique de Dante, Genève, MetisPress / Fondation Martin Bodmer 2021, 354 p.

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