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mardi, 01 mars 2022 15:17

Cartographies. (Pour Mezra)

Les points d’orgue sont des fictions. L’obstination des symphonies à ne pas finir, à ne se taire qu’à regret au terme d’un chapelet de cataractes, c’est le refus, exprimé à coups de cuivres et de timbales, de la clôture abrupte des histoires. C’est à cela que j’ai pensé au moment où le dos de Lilan a glissé hors de ma vue.

Attaché à la forme brève, Adrien Bürki est auteur de nouvelles et de contes notamment, et réalisateur de courts et de moyens métrages. Lauréat du prix Georges-Nicole en 2019 pour Sur la chapelle (L’Aire 2019), il est bibliothécaire-documentaliste scientifique à l’Université de Lausanne et codirige la revue littéraire Archipel.

Un clarinettiste jouait pour les badauds une macédoine des grands succès de la musique classique, ceux que les publicités télévisées avaient adoubés, et leur rumeur m’a suivi, alors que je m’en retournais à mon hôtel, dans un lent fade out qui jurait avec la brusquerie de notre au revoir. Nous avions pris congé l’un de l’autre très vite, presque distraitement, comme si nous avions oublié que nous repartions le lendemain, dans des directions opposées. En écho à cette clôture en queue de poisson, après avoir traversé la rivière, j’ai eu la surprise de voir l’hôtel se dresser devant moi, alors qu’il me semblait que je devais, avant de l’atteindre, suivre encore un long boulevard bordé de platanes. Cette amputation imprévue de mon parcours m’a causé une impression désagréable. J’avais espéré me trouver encore dans les rues au moment où Lilan les aurait quittées, afin d’être le dernier à éteindre la lumière, et je me suis senti dépossédé de mon intimité avec elles.

L’erreur que j’avais commise dans l’évaluation de mon trajet me renvoyait bien sûr ironiquement à ce qu’avaient été mes échanges avec Lilan, à cette brève rencontre construite essentiellement autour de et par la topographie, ainsi que l’étaient, finalement, mes rapports avec cette ville. Depuis quelques années, j’avais coutume d’y revenir régulièrement, si possible chaque été ; en septembre, le soleil n’y monte plus assez haut pour écraser, et tend un voile léger qui teinte de fauve les fins d’après-midi. J’y ai mes habitudes et mes cheminements, des triangulations systématiques entre la gare routière, l’hôtel, toujours le même, où je descends, et les bords de la rivière égrenés de restaurants. Il m’arrive, à tort vu ma toujours piètre connaissance de la langue locale, de m’y sentir chez moi, dans la mesure où je m’y contente le plus souvent de mes routines. Ma crainte de m’égarer n’ayant d’égale que ma réticence à afficher trop ostensiblement ma condition de touriste, je ne m’aventure en dehors du terrain coutumier qu’après l’observation attentive d’un plan. Je définis et mémorise avec soin l’itinéraire à suivre, les noms des voies et les points où, après un carrefour, elles en changent, l’alternance irrégulière des bifurcations, tantôt à droite, tantôt à gauche. Alors seulement, sans en prendre aucun, je m’y risque au pas gymnastique. Je n’ai pas parlé à Lilan de cette stratégie d’exploration, qui l’aurait amusée et désarçonnée. Elle aurait été confortée dans sa démarche en apprenant que la mienne échouait presque toujours : je me perdais dans mes listes mémorisées à la hâte, puis pour de bon dans le quartier inconnu.

Seule une étrangère pouvait me confondre avec un habitant du cru, mais comme pour m’aborder la jeune femme me salua dans ce qu’elle pensait être ma langue, et que j’étais incapable de déceler chez elle un quelconque accent, il nous fallut quelques instants avant de dissiper le malentendu et de se comprendre en anglais, notre unique langue partagée. Nous nous tenions devant un stand de poissons grillés, et elle cherchait des recommandations pour se débrouiller dans la mosaïque de photographies toutes quasiment identiques présentant des formes panées posées sur des lits de frites. De quels poissons s’agissait-il? Je n’en avais pas la moindre idée. Nous avons choisi la voie prudente consistant à commander un plat au prix médian et nous avons partagé le repas. Autour de nous on rangeait le marché, laissant la place jonchée de feuilles de salades flasques, de fruits gâtés et de chiens, tandis que nous mangions nos poissons non identifiés avec des couverts en plastique sur une longue table de bois. Nous échangions les banalités d’usage sur nos trajectoires, nos lieux d’origine et les raisons qui nous menaient ici. Je m’émerveillais sans le dire de voir converger de si lointains ailleurs -me demandant si elle y pensait aussi. Je ne sais plus qui de nous deux a proposé de marcher, mais je me souviens que je posais en routinier des lieux, alors qu’en dehors de mon triangle ils m’étaient au mieux vaguement familiers. D’ailleurs, très vite, c’était moi qui la suivais.

Se perdre dans des villes inconnues est une marotte depuis longtemps affadie par la prolifération des dilettantes de la déambulation, mais bien vite il m’est apparu que Lilan se livrait à la balade erratique avec un soin tout particulier –toute activité semblait requérir de sa part le plus grand sérieux. Le hasard, chez elle, tenait de la méthode, et à celui des directions elle ajoutait l’intermittence du rythme: régulièrement elle proposait une halte, sur un muret, une marche d’escalier, et quelques minutes plus tard, sans prévenir ni interrompre la conversation, elle se levait et nous nous remettions en route. Ainsi traversions-nous sans solution de continuité l’espace et le temps de cet après-midi. Cette pratique ne tenait pas chez Lilan à une disposition personnelle, du moins pas totalement, mais bien plus à une posture professionnelle: elle était, m’apprit-elle, urban planner, qui me parut d’abord le nom, nappé de jargonnement globalisé, d’une profession imaginaire. Ce n’est que plus tard, esprit d’escalier, que je la reliai au terme d’urbaniste. Mais les urbanistes m’évoquaient des gens de bureau, appliquant de grandes règles métalliques sur des plans dépliés et marquant de croix les axes et les immeubles devant être sacrifiés à l’idéal urbain; urban planner convenait mieux à Lilan et à l’image, mobile et souple, qui se dégageait de son usage de l’espace. Ce en quoi cela consistait précisément m’échappait; probablement la planification, le calcul, la modélisation et la gestion de projets en constituaient-ils une bonne part mais je n’avais pas envie de l’interroger là-dessus, tant me plaisait l’idée qu’il existât un métier qu’on exerçait en battant les rues pour en apprécier les qualités et les défauts.

– Si une ville est bien agencée, bien conçue, me dit-elle, on s’y oriente sans avoir besoin de plan. Les déplacements y sont intuitifs et naturels, et sa configuration seule suffit pour s’y retrouver. Les cartes trichent: elles orientent les chemins.

Je me suis dit que cette fille me plaisait.

Le jour suivant, je suis repassé par des lieux que nous avions parcourus, mais je ne les reconnaissais qu’à travers le prisme de ma promenade avec Lilan, à croire que son regard sur les façades et les places avait nuancé le mien. Devant l’évidence rétrospective du tracé de nos pérégrinations, il me semblait artificiel d’en imaginer un autre (elle aurait évidemment récusé cette idée). Par le gré de son escorte, elle avait dessiné pour moi, sur un calque léger mais inamovible, un cadastre exclusif où le fil de notre tête-à-tête venait s’inscrire en hachures régulières.

Sans demander d’autorisation, nous avons exploré plusieurs édifices publics, le hall de la préfecture, la bibliothèque d’un institut, le conservatoire. Vers seize heures, nous avons vu des files d’élèves qui sortaient d’un lycée; Lilan s’y est engouffrée, et moi derrière elle. Personne ne prêtait attention à nous. Les adolescents nous croisaient avec sérieux, leur sac à dos en bandoulière. Nous jouions des épaules pour monter à l’étage, peu dupes de passer pour des enseignants. Le bâtiment devait dater de la fin du XIXe siècle et présentait l’habituel mélange de monumentalité et d’emphase de l’architecture de ces années-là, qu’un fouillis de vitrines, d’armoires et de panneaux pédagogiques réalisés par des élèves embrouillait encore. Nous avons visité des salles de classe vides, des couloirs au carrelage luisant d’encaustique. Au sommet de la cage d’escalier, l’ellipse d’une verrière entremêlait sur une paroi des losanges, des cercles et des formes de circonstance. Je me sentais étrangement excité par l’interdit que nous brisions, certes tout relatif, mais notre expédition n’en demeurait pas moins, à son échelle, une aventure. Nous sommes ressortis en riant, Lilan sous ses cheveux noirs avait un peu de rouge aux joues, et c’est à ce moment précis que j’en suis tombé amoureux. Ce sentiment soudain, semblable aux manies d’un plan, a infléchi la suite de notre escapade, pour moi du moins : j’avais posé le pied sur le territoire mouvant des lectures anxieuses, où la végétation des interprétations prenait trop de place pour y évoluer sans arrière-pensée. C’était comme si toutes les portes que nous avions poussées au cours des heures précédentes donnaient sur une dernière dont je n’osai vérifier si j’en avais la clef. Lilan avait raison, la cartographie infléchit les itinéraires; de nos pas et de nos désirs.

Mon vol de retour décollait en début de soirée. Le soleil était déjà couché, et l’éclairage public s’allumait lentement, en commençant par les plus grandes artères. J’ai refermé mon Perec, marquant de l’index la page évoquant les villes étrangères –on ne sait pas aller à la dérive, on a peur de se perdre. Tout en suivant des yeux ces pointillés qui semaient des routes qui n’étaient ni les miennes ni celles de Lilan, j’ai compris qu’elle était là, la coda de notre histoire: chacun de nous, peut-être, le nez au hublot, survolant ces astérismes singuliers, laissant grand ouvert cet atlas vierge pour d’autres arpenteurs, puis l’avion a viré en silence au-dessus de la nuit qui montait. 

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