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dimanche, 06 mars 2022 15:58

De la désinformation stratégique

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© Adobe StockD’une actualité brûlante, Désinformation économique, le dernier livre de Myret Zaki, n’apprendra rien aux économistes. Mais il fourmille d’exemples tout à fait convaincants de la manipulation officielle des informations. Son sous-titre, Repérer les stratégies marketing qui enjolivent les chiffres officiels, pourrait laisser croire que l'ouvrage traite de stratégies commerciales de firmes qui cherchent à appâter le chaland. Or l’essentiel porte non pas sur le commerce, mais sur les tactiques des États et des officines qui leur sont liées pour manipuler l’opinion publique. Bien qu’il ait été écrit avant l’invasion de l’Ukraine, ce livre illustre bien l’argument.

Propagande, désinformation: il est entendu que les pays totalitaires en sont coutumiers, mais ils n’en ont pas le monopole, ainsi que le prouve l’auteure. Ce sont les impératifs géopolitiques qui gouvernent ce type de manipulation dans les pays occidentaux, notamment aux États-Unis (la meilleure démocratie que l’on puisse se «payer»). À entendre le concert unanime actuel des médias occidentaux à propos de la résistance ukrainienne contre l’armée russe, les Ukrainiens résistent avec pugnacité, font chuter les avions russes, retiennent en captivité les soldats antagonistes, tuent des généraux ennemis et les collaborateurs qui pactisent avec l’envahisseur. C’est sans doute vrai, mais ce n’est qu’une partie de la réalité du terrain.

On se souvient que, pendant la guerre du Vietnam, les Américains gagnaient toujours des positions stratégiques; pendant la guerre d’Afghanistan, ils avaient réussi à pacifier le pays au point de transmettre à l’armée afghane de quoi résister ferme aux Talibans; pendant la guerre du Koweït, l’Irak, disaient-ils, cachait des armes de destruction massive… Dans l’actuelle guerre en Ukraine, la décision de l’Europe de supprimer la chaîne russe d’information Russia Today (RT) peut ainsi s’interpréter comme un coup de révolver dans le pied. Car un média portant ouvertement les informations du parti adverse est moins dangereux -et plus intéressant- que la censure patente révélée par cette interdiction. (Sauf à considérer l’opinion publique européenne comme une enfant incapable de réflexion ni de discernement -ce qui ne serait pas glorieux pour les démocraties occidentales, ni respectueux des citoyens européens.)

Les secteurs passés en revue par Myret Zaki, ancienne rédactrice en chef du magazine économique Bilan, traitent principalement des phénomènes économiques. Successivement: les taux hypothécaires en Suisse (dont la faiblesse doit s’interpréter à la lumière des conditions d’octroi imposées par les banques et de la hausse des prix de l’immobilier); les chiffres de l’aide social en France et aux États-Unis (paralysée par l’écart abyssal et grandissant des patrimoines, du fait de la politique monétaire irresponsable des banques centrales); les déficits de l’Union européenne (truqués par un bidonnage de subventions déguisées en achats d’actifs); les taux de chômage en France, en Suisse et aux États-Unis, victimes d’une définition restrictive du phénomène; l’indice des prix qui ne traduit pas le coût de la vie (ça, les statisticiens de la CGT l’ont dénoncé depuis longtemps et avec juste raison, car les salaires, les minimas sociaux et les subvention en dépendent, au grand dam des bénéficiaires, et au profit des emprunteurs); le prix de l’or (manipulé tant sur le fixing du prix que par les options fictives sur le marché des changes); les rapports annuels des grandes entreprises qui embellissent leurs résultats, en particulier touchant leurs efforts écologiques et sociaux; les paradis fiscaux où ne sont dénoncés par les médias que les petits États en laissant dans l’ombre les pays les plus massifs –ainsi «les juridictions blacklistées par l’Union européenne causent moins de 2% de l’évasion fiscale globale, alors que les pays membres de l’Union causent 36% de cette évasion» (Tax Justice Network, page 173), sans parler de la Grande Bretagne ni de l’État de New-York ou celui du Delaware aux États-Unis, justement épinglés; le journalisme économique dérivant vers les milieux de la haute finance, l’influence des subventions, des sponsors et des mécènes sur l’information économique et politique.

L’utilisation de l’information comme arme de guerre est, dans l’actualité d’aujourd’hui, une évidence. Dans ce contexte «l’information est si tendancieuse qu’on finit par se dire que si le Pentagone avait lui-même rédigé ces articles, il n’aurait pas osé être aussi complaisant» (page 223). Finalement en mettant clairement au jour le rôle puissant des 1% de la population qui dominent en Occident l’information économique, Myret Zaki soutient l’effort de chacun à relativiser et à contextualiser les informations qui, d’une manière plus spectaculaire qu’intelligente, cherchent à manipuler l’opinion.

ZakiMyret Zaki
Désinformation économique. Repérer les stratégies marketing qui enjolivent les chiffres officiels
Lausanne, Favre 2022, 258 p.

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