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dimanche, 17 septembre 2017 14:49

Le sentier escarpé de Jullien

Francois JullienFr. Jullien, 2013 © Claude Truong-NgoComment exister sans y être appelé?

Qu’est-ce qu’«exister»? Le sinologue François Jullien, l’un des philosophes contemporains les plus traduits, puise désormais dans la pensée chrétienne pour répondre à la question. Il ose ainsi affirmer qu’exister, c’est vivre dans ce monde sans être de ce monde. Mais impossible pour lui d’aller jusqu’à dire que l’homme existe grâce à l’Autre. Le théologien et essayiste Yvan Mudry nous propose une présentation critique de l’œuvre de François Jullien, soulignant ses contradictions.

François Jullien a forgé un outil remarquable. En comparant culture occidentale et culture chinoise, il a, dans un premier temps, mis en évidence d’importantes zones d’ombre de nos systèmes de pensée.

Il a ainsi montré que nous mythifions le temps (Du «temps». Eléments d’une philosophie du vivre, Paris, Grasset 2001) et l’action, (Traité de l’efficacité, Paris, Grasset 1996), ou que nous sommes otages d’«une pensée substantialiste (ontologique) qui assigne en isolant, focalise en définissant, supposant des entités indépendantes extérieures l’une à l’autre, aux relations réglées». Par la suite, son travail a pris un tour plus personnel, et il reconnaît désormais la fécondité intellectuelle du christianisme.

Depuis le début des années 2000, il s’intéresse tout particulièrement au «vivre». «Nous faire oublier le vivre, en effet, est ce que de main de maître, en Grèce, a fait la philosophie; et sur quoi il nous faut revenir», explique-t-il dans son style compliqué. Et une fois encore, il fait œuvre de défricheur. Quatre livres qu’il a écrit sur le sujet, Nourrir sa vie. A l’écart du bonheur (Paris, Seuil 2005) Philosophie du vivre (Paris, Gallimard 2011), Vivre en existant. Une nouvelle éthique, (Paris, Gallimard 2016) et Une seconde vie (Paris, Grasset 2017) contiennent quantité de réflexions stimulantes.Seconde vie
Indiscutablement, le sinologue donne à penser. Mais ses ouvrages les plus récents suscitent en même temps une forme de malaise. Impossible de ne pas être affecté par la sourde violence de certains propos. Jullien est engagé dans tant de campagnes ! Contre Platon, l’«être» et la tradition philosophique occidentale, contre l’«ivraie» du développement personnel, contre «les sempiternelles banalités de la “sagesse” sur la vie», contre toute forme d’«idéologie» religieuse, «heureusement effondrée»... Il rappelle à son lecteur qui serait tenté par la foi qu’il ne veut surtout pas «offrir un nouveau tour de piste aux figures du Salut et de la Sainteté». Il tire flèche sur flèche sur ces cibles: la «vraie vie», le «grand récit consolateur», le «grand Report (dans l’Au-delà)».
Pour certains, ces attaques répétées sont probablement des gages de liberté et de vigueur intellectuelle. Mais à y regarder de plus près, elles pourraient bien être, au contraire, l’indice d’une faille. Elles témoigneraient alors d’un grand refus, empêchant l’auteur de faire appel à des notions irremplaçables pour mener à bien ses analyses. Cela expliquerait pourquoi ses propos sont souvent ambigus et même contradictoires. Car c’est bien ce que montre une lecture de ses ouvrages sur la vie.

Hors du monde ou en lui?

Qu’est-ce que vivre ou, mieux, vivre en existant, selon Jullien? C’est sortir de l’enlisement, accéder «à un Dehors», «se tenir hors». Du même coup, c’est être un sujet à part entière, «qui rompt avec le monde». Et il appartient à celui-ci de ne pas s’enfermer à son tour en lui-même. Il lui faut en effet sans cesse «passer dans son autre, dé-coïncider d’avec soi ou s’échapper constamment à soi-même». Le propos est clair: «Ex-ister, c’est précisément être porté à se tenir hors de la coïncidence de l’identité pour échapper à cet en-place intolérable.»
En bon Occidental moderne, Jullien répond ainsi à la question du «vivre» en faisant l’éloge du «moi-sujet qui s’affirme enfin lui-même, comme un “soi”, et déploie son autonomie». Dans le même mouvement, il suggère que l’homme s’engendre lui-même. N’écrit-il pas qu’il s’ouvre «une marge d’initiative qui le pose effectivement en sujet»? Et si l’homme est à l’origine de soi, c’est lui aussi qui s’extrait du monde ou se «hisse au-dehors». Les phrases ne laissent pas de place au doute: «La désadhérence […] est volontaire», « l’existant humain ouvre un écart vis-à-vis de l’existence de ce monde.»
Le propos semble donc très clair. Mais voilà que d’autres affirmations se superposent aux précédentes. Et elles semblent dire, cette fois, que le sujet n’a pas l’initiative. Quoi qu’il ait pu écrire par ailleurs, Jullien explique en effet que l’homme est «instauré» ou «promu» en sujet existant. La «fonction sujet se dégage», lit-on, comme si elle résultait d’un processus dont l’homme n’est pas le maître.
Rien de surprenant dans ces dernières affirmations. En bon sinologue, Jullien peut difficilement affirmer que l’homme se réalise en s’extrayant du monde pour vivre à sa guise. Et cela, pour une raison très simple: pour les sages de l’Empire du Milieu, «il n’y a que ce monde», et l’attitude qui convient, c’est d’«épouser le mouvement même de la vie», de rejoindre «la processivité naturelle à laquelle l’arbre a dû de se déployer». Quand le philosophe écrit: «Je n’ai plus à vouloir […], et c’est le monde entier qui, en m’é-mouvant, réagit à travers moi et de lui-même va me déployant», il ne promeut manifestement pas le sujet ni le «vivre» tel qu’il le conçoit par ailleurs.

Pas de je sans relation

L’auteur français dit donc une chose et son contraire. Il affirme, d’une part, que vivre en existant, c’est se hisser hors du monde et, d’autre part, qu’il n’y a ni au-delà du monde ni arrière-monde. Tenant les deux bouts de la chaîne, il explique ainsi que l’«ex-istant humain […] se tient dans le monde, non pas en appartenant au monde, mais de façon “extatique” […] en en émergeant et se tenant hors de lui». Il insiste: l’existence relève de «ce qui, de et dans ce monde, n’est pas pour autant de ce monde».
À ce point de la réflexion, les affirmations laissent sceptique. C’est comme si le philosophe célébrait le mariage de la carpe et du lapin, soit de la philosophie moderne du sujet et d’une pensée de l’immanence radicale. Cela dit, il aurait pu jeter une autre lumière sur la vie dans sa dimension «extatique», qui aurait mieux éclairé son côté paradoxal. Mais encore aurait-il fallu qu’il ne se ferme pas à toute pensée religieuse. Car celle-ci dispose bien d’un concept permettant d’analyser plus en profondeur la sortie du monde et l’émergence du sujet. Ce concept, c’est celui de l’autre, mieux, de l’Autre ou de Dieu.
Comme le philosophe, le croyant n’a pas peur de dire que l’homme peut vivre dans le monde sans être «du monde» (Jn 17,14). Pour celui-ci cependant, ce mode très particulier d’existence soulève moins d’interrogations. C’est qu’il n’est pas le fruit d’une conquête attribuée à quelqu’un qui n’existe pas encore, ni n’apparaît comme par enchantement au terme d’un processus naturel. Il résulte d’une action extérieure, d’un appel auquel une réponse a été donnée –les fidèles, écrit ainsi Jean, sont «tirés du monde» (Jn 17,6). En d’autres termes, l’homme existe quand un horizon ou un chemin s’est ouvert devant lui et qu’il se retrouve partie prenante d’une histoire. Cela, Jullien ne peut pas l’envisager, car à ses yeux «vivre, en soi, nous le savons, n’a pas de sens». Le sujet n’est pas mis «sur la voie». Dans la vie, il n’y a ni «direction ni destination».

La question de Dieu

C’est là le cœur de la pensée religieuse: pas de vie en plénitude ni de libre choix sans invitation ouvrant un avenir. Quitte à introduire un corps étranger dans ses textes, Jullien semble parfois prêt à le reconnaître, par exemple lorsqu’il évoque l’«appui d’un Dehors, celui-ci donnant à s’extirper de l’adhérence» ou «un infini de l’Ailleurs surgi soudain dans l’ici»; mais il ne tire pas toutes les conséquences de ces affirmations. Il cite Lévinas ou invite à se laisser «dé-border par l’Autre», mais c’est comme s’il revenait toujours sur ce qu’il avait dit. Il laisse alors entendre que ce n’est pas l’autre qui vient à nous, mais nous qui allons à sa rencontre. Ou que l’autre est celui à qui nous nous adressons, en utilisant le «vocatif», plutôt que celui qui s’adresse à nous. Comment pourrait-il en faire plus quand, dans la pensée chinoise, qui est «passée à côté de l’événement de la Rencontre», «l’“autre” […] est rigoureusement ignoré»?
En fin de compte, le sentier du sinologue serait probablement moins escarpé s’il s’autorisait à franchir la frontière religieuse et ne déclarait pas la question de Dieu «morte», «enlisée», «sans intérêt» (Philosophie du christianisme, conférence du 23 mars 2016 à la Bibliothèque nationale de France). Il pourrait alors exploiter jusqu’au bout les ressources de la pensée de l’Autre. Reconnaissant que l’initiative appartient à celui-ci, il aurait sans doute moins de difficultés à répondre à la question: comment l’homme en vient-il à «vivre en existant» ou accède-t-il à une «seconde vie»?

 

Yvan Mudry est l’auteur de divers ouvrages à la frontière entre spiritualité et thèmes de société. Dernier né : L’Expérience spirituelle aujourd’hui. De l’exil au grand large, St-Maurice, Saint-Augustin 2016, 156 p. (recensé in choisir, n° 676, avril 2016). Il écrit régulièrement pour la revue choisir.

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