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lundi, 04 mai 2020 11:38

Coûteux phantasme

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L’argent fait-il le bonheur? Non, bien sûr! C’est bien connu. Un doute cependant surnage. Outre la sécurité, le confort, voire les plaisirs éphémères qu’il permet d’acquérir, n’offre-t-il pas la liberté et la reconnaissance sociale dont chacun a fondamentalement besoin pour se sentir heureux?

Étienne Perrot sj, économiste, est professeur invité à l’Université de Fribourg. Il est l’auteur de plusieurs livres sur l’argent et le discernement managérial, dont Refus du risque et catastrophes financières (Paris, Salvator 2011, 296 p.).

Le succès non démenti des magazines people, qui nous présentent les stars du show business, du sport, de la vieille tradition royale, de l’industrie ou de la finance, paraît conforter cette idée: l’argent fait le bonheur. Ces gens paraissent heureux de ne jamais devoir compter, tellement l’argent leur tombe du ciel. On les voit dans les magazines, entre deux publicités pour des produits de luxe, souriant sur fond d’îles enchantées ou de palais dorés.

À un ami qui demandait à un milliardaire combien lui avait coûté le yacht sur lequel ils voguaient, le milliardaire répondit: «Si tu poses la question, c’est que tu n’as pas assez d’argent pour te le payer. Pour qui a de l’argent, la dépense ne compte pas.» Et pour ceux qui en ont beaucoup, l’argent est déconnecté du travail qu’il représente… Même la perversité est piégée par cette connivence entre bonheur et argent. Depuis les orgies romaines jusqu’aux succès en librairie des livres trash d’aujourd’hui, en passant par le marquis de Sade et les libertins du XVIIIe siècle, les plaisirs extrêmes, nourris de la déchéance des plus pauvres, sont réservés aux grands de ce monde, ceux qui ont de quoi dépenser sans souci et qui peuvent tout acheter, y compris, semble-t-il, leur bonne conscience : «Je paie, donc je suis quitte.»

Ces images du bonheur par l’argent sont-elles simplement la compensation inconsciente d’une vie terne et sans attrait, un rêve éveillé qui permet d’échapper à la monotonie ou à la pénibilité du labeur quotidien? Certes non. Car ces images ne fonctionnent comme phantasmes que parce qu’elles représentent un idéal que seul l’argent peut obtenir. Même lorsque nous cherchons des exceptions à cette règle, nous restons persuadés que tout s’achète, non seulement les machines et les services qui nous servent à travailler, mais encore les plaisirs. D’où la multiplication des revendications salariales, des manifestations pour obtenir «plus de moyens» (c’est-à-dire plus d’argent) au profit de quelque cause scientifique, humanitaire, de santé, de transport ou de solidarité. Les politiciens d’ailleurs en sont bien conscients qui, à toute récrimination, répondent en extrayant de leurs dossiers des chiffres tirés du budget prévisionnel communal, cantonal ou fédéral.

Un gage de liberté

L’argent, bien ou mal acquis, est donc devenu la finalité première, car il semble être le seul moyen de tout se procurer. Tout, vraiment? Chacun peut reprendre et prolonger cette pieuse litanie tirée d’un vieux livre de morale: «L’argent peut acheter une maison, mais pas un foyer; un lit, mais pas le sommeil; une horloge, mais pas le temps; un livre, mais pas la connaissance; une position, mais pas le respect; un médecin, mais pas la santé; du sang, mais pas la vie; du sexe, mais pas l’amour.» Alors, si l’argent ne peut pas tout obtenir, pourquoi tant chercher à s’en procurer?

N’importe quel mendiant -et pas simplement Marcel, vieux permanent du trottoir de la rue de Sèvres à Paris- saura vous porter réponse. Dans la société urbaine et monétarisée qu’est la nôtre, l’argent est gage de liberté. Si j’apporte un sandwich à Marcel, qui a inscrit d’une main tremblante sur un carton « j’ai faim », il sera peut-être content. Mais il le sera encore plus si je lui donne les six euros du sandwich, car avec cet argent il pourra acheter le sandwich… ou autre chose. Liberté certes limitée par le montant, par le marché qui n’offre que ce qui est rentable, par mille autres contraintes locales, reflets des fantasmes des édiles municipaux, des handicaps physiques ou culturels, mais liberté quand même.

C’est d’ailleurs ce qui me fait hésiter à lui donner de l’argent, à l’instar de ces parents obnubilés par cette question: «Que vont-ils en faire?», qui réfléchissent avant de donner trop d’argent de poche à leurs enfants. De mon point de vue, il y a mille choses qui seraient certainement plus utiles à Marcel qui, lui, n’y pense pas. Et s’il y pense quand j’en parle avec lui, il reste persuadé que «ce n’est pas pour lui».

Services et imaginaire

Alors, la liberté qu’apporte l’argent, est-ce là le bonheur? Chacun d’entre nous a sa réponse… jusqu’au moment où nous prenons conscience que cette liberté se coule et disparaît, comme coule un navire, dans l’idéologie contemporaine du marché. Pour vendre ma force de travail, je dois me libérer des contraintes familiales et religieuses. Pour permettre au capitaliste le plus ingénieux de valoriser son entreprise, il faut que je choisisse son produit ou son service de préférence à ceux de ses concurrents. Et pour que je puisse trouver mon bonheur dans la nouvelle voiture que je viens d’acheter, il faut qu’elle m’apporte la jouissance fantasmée suggérée par la publicité.

C’est tellement vrai que les commerciaux savent qu’ils vendent moins des objets que des services et de l’imaginaire attachés à ces objets. Services et imaginaire ont pour point commun de solliciter l’initiative de l’acheteur, qui applaudit autant la qualité du produit acquis que son propre flair qui l’a mené à trouver cette bonne occasion. Origami, Wat Velouvanaram, Centre cultuel et culturel bouddhiste Lao, de Bussy-Saint- Georges (F) © Catherine Leblanc / Godong

Dans notre société, la gratuité, serait-elle qualifiée d’évangélique, est toujours soupçonnée. Ce qui est gratuit d’ailleurs ne semble pas avoir de valeur. Quelle qu’en soit la qualité, parfois médiocre, un spectacle est davantage applaudi quand il est payant que quand il est offert. C’est un reflet amoindri du snobisme qui conduit à se réjouir du prix d’un objet payé plus cher, car ce prix exorbitant produit un effet de distinction. On se réjouit du prix comme on se réjouit de l’âge d’une vieille statue décrépite par les ans, et que cependant on trouve belle.

Dans notre société, la gratuité, serait-elle qualifiée d’évangélique, est toujours soupçonnée. Ce qui est gratuit d’ailleurs ne semble pas avoir de valeur.

Coulé dans le système économique, le bonheur, même le plus suprême, apporté sur un plateau d’argent, finit par s’estomper cependant, puis par disparaître, tandis que de nouveaux objets, de nouveaux services, de nouveaux plaisirs le remplacent. L’obsolescence du plaisir est souvent plus rapide que l’obsolescence des objets qui en sont les vecteurs. Ce qui fait l’affaire du système… qui ne peut durer qu’en se renouvelant sans cesse. Le paradis éternel que l’argent présentait comme la fin de l’histoire, le moment définitif où la durée n’existe pas, est encore plus éphémère que les amours de vacances…

Un outil d’évaluation

Alors que faire? Le mendiant de la rue de Sèvres m’indique la voie. Certes Marcel a faim. Certes l’argent que je pourrais lui donner lui fera plaisir. Mais ce qui demeurera, c’est la relation vraie que je pourrais tisser avec lui à l’occasion de cet échange monétaire, à condition toutefois que l’argent anonyme ne se substitue pas à la parole personnelle.

Que l’argent puisse jouer ce rôle de médiateur, cela peut paraître étrange à ceux qui n’ont pas encore complètement assimilé les règles qui président au fonctionnement de notre société libérale. L’exemple du réalisateur de cinéma John Ford est éclairant. Il exigeait -paraît-il- des producteurs d’être payé au moins dix mille dollars de plus que la star la mieux rémunérée. C’était, disait-il, pour asseoir son autorité. Les dérives économiquement injustifiables et moralement inacceptables des rémunérations pharaoniques de certains hauts dirigeants de grandes entreprises, du sport ou du show-business, s’expliquent assez bien par ce mimétisme dominateur.

Le principe en est simple. J’admets volontiers pour les autres ce que je réclame pour moi-même: il ne faut pas que leur rémunération soit inférieure à celle du voisin qui n’a pas plus de mérite qu’eux. Égalité oblige, sans laquelle je ne suis pas reconnu dans la société pour ce que je vaux. Quoi de plus net que l’argent qui traduit en chiffres imparables le principe d’égalité? Mais en même temps, comme je suis différent de tous les autres, j’estime avoir droit à un peu plus. Là encore, l’argent permet, mieux que tout avantage en nature, d’objectiver ma valeur, du moins à mes propres yeux.

L’évaluation de ma valeur reste bien subjective, mais elle prend de l’épaisseur et trouve une certaine consistance quand elle est objectivée par l’argent.

Dans les cas extrêmes (compétitions sportives, showbiz, économie de réseaux) où le plus fort rafle toute la mise, la qualité suprême, palpable en monnaie sonnante et trébuchante, dépend du nombre de spectateurs ou d’adhérents solvables. Partout ailleurs, l’évaluation de ma valeur reste bien subjective, mais elle prend de l’épaisseur et trouve une certaine consistance quand elle est objectivée par l’argent. Ce qui d’ailleurs n’est qu’une manière de me regarder à travers les yeux de la société…

Un vecteur de relation

La reconnaissance sociale est certainement un ingrédient irremplaçable du bonheur. Car l’être humain est un être de relations, une personne qui, à la manière d’un personnage, joue un rôle social irremplaçable sans lequel il n’existerait pas en tant qu’être humain. Dans la société monétarisée d’aujourd’hui, société capitaliste de marché, cette reconnaissance sociale passe principalement par l’argent. L’argent ne fait donc pas le bonheur de ceux qui en manquent.

Cette conclusion fataliste n’a cependant pas le dernier mot. Je peux la prolonger et la retourner comme une chaussette dès que je prends conscience que l’argent n’est pas la relation. Qu’il n’est qu’un vecteur d’une relation possible. Le mendiant de la rue de Sèvres me le rappelle. Si l’argent versé ne me sert qu’à me débarrasser de lui, de son regard importun qui met au jour ma propre vulnérabilité, il n’y a là aucune relation, aucun bonheur, ni pour lui ni pour moi. En revanche, si l’argent incarne une solidarité vécue, fût-elle occasionnelle, alors la peur inconsciente que le mendiant provoque en mon âme cédera peut-être la place à la crainte de mal faire, à la crainte de le mépriser, de ne pas agir en adéquation avec ses besoins réels. Bref, au sentiment irrépressible que le respect que je lui dois sera pour toujours insatisfait. Et que j’aurais raté une occasion de trouver et de faire le bonheur.

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