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Il y a trois genres de livres : ceux qui
nous font dresser les cheveux sur la
tête, ceux qui nous font pleurer, ceux
qui nous éclairent. Ces trois genres con -
vergent dans l'extraordinaire ouvrage de
Timothy Snyders, Bloodlands (2010),
dont la traduction en français est parue
récemment.
Nos cheveux se dressent sur la tête en
raison des chiffres solides que donne
cet auteur sur les massacres qui ont eu
lieu de 1933 à 1945, entre Varsovie et
Moscou, Kiev et Leningrad : 14 millions
de morts dans la population civile et
parmi les prisonniers de guerre, sans
compter les victimes de la Deuxième
Guerre mondiale.
Les larmes nous viennent aux yeux en
raison de la manière dont Timothy
Snyder parsème son récit de détails
précis sur ce qui s'est passé : ainsi
cette petite fille qui s'adresse à un offi-
cier SS : « Je sais, Monsieur, que vous
êtes un homme bon. Soyez assez gen-
til pour ne pas m'emmener. Ma mère ne
m'a quittée que pour un moment et va
tout de suite revenir. » Immédiatement,
elle fut envoyée à Treblinka.
Nous sommes éclairés, parce que
Timothy Snyder nous fait sortir du dé -
bat stérile entre Shoah et Goulag. Une
controverse s'est déroulée sur la légiti-
mité d'une comparaison entre les deux
grands totalitarismes du siècle passé.
Désormais, ce chapitre est clos. Les
souffrances des victimes de ces deux
monstres sont si astronomiques, que
l'essentiel est de parler de ce qui s'est
passé. Dire qu'un système est plus hor-
rible que l'autre est absurde devant cet
océan de morts par famine, par cham-
bres à gaz, par torture. Qui oserait,
confronté à un tel abîme d'horreurs,
assigner l'origine du mal à Hitler plutôt
qu'à Staline, ou l'inverse ? « Les Euro -
péens ont tué des Européens dans des
proportions horribles au milieu du XX
e
siècle. »
Nord de la Pologne : quelques centai-
nes de prisonniers polonais et juifs
polonais. Ils avaient d'abord été en -
voyés à Auschwitz, réquisitionnés pour
le travail, puis transférés au Camp de
con centration Varsovie
. Les conditions
y étaient telles que certains d'entre eux
demandèrent à être renvoyés à Aus -
chwitz et gazés. D'autres juifs, en
Biélorussie et surtout à Minsk, résistè-
rent « plus que partout ailleurs » à ce
qu'on pourrait appeler un torrent d'Ora -
dour-sur-Glane. Granges brûlées avec
mitraillage de ceux qui tentent de s'en-
fuir. Le lendemain, des os humains dans
la gueule des chiens qui errent dans les
décombres, comme ceux qui, dix ans
au paravant, sillonnaient les rues en
Ukrai ne, en quête des restes des corps
victimes du cannibalisme induit par
une famine imposée par Staline.
A mesure qu'il tourne les pages, le lec-
teur saisit toute la portée d'une obser-
vation de l'auteur dans sa préfa ce : « La
très grande majorité des victimes dans
les terres de sang n'a jamais vu un
camp de concentration. »
Jan Marejko
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juin 2013
choisir
Terres de sang
Timothy Snyders,
Terres de sang.
L'Europe entre Hitler
et Staline, Paris,
Gallimard 2012, 720 p.