cinéma Immersions en classes ••• Patrick Bittar, Paris Réalisateur de films At Berkeley, de Frederick Wiseman Frederick Wiseman est l’un des mes documentaristes préférés. Alors qu’aujourd’hui les diffuseurs demandent pratiquement un scénario dialogué avant de s’engager sur un documentaire, le réalisateur octogénaire continue à se lancer dans ses tournages comme un perpétuel étudiant. Pendant des mois, il s’immerge - souvent au sein d’une institution américaine - et se fait oublier. Aucune interview, aucun commentaire, aucune musique additionnelle, aucune durée standard (tout dépend de la complexité du sujet). Le travail d’écriture se fait au montage. Pour At Ber keley, son quarantième documentaire, Wiseman n’a gardé qu’une minute par heure de rushes. Le film dure pourtant plus de 4 heures ! Ce n’est pas de trop, ne serait-ce que pour prendre la mesure de ce qu’est un campus de grande université américaine : une miniville. L’essentiel du film se passe cependant en intérieur. En cohérence avec l’identité de cette institution, berceau du Free Speech Move ment (1964-1965) qui inspira le mouvement de contestation dans le monde entier, At Berkeley restitue, dans la longueur, les échanges entre élèves, professeurs, administrateurs, employés, lors de réunions de travail, de cours, de cérémonies, de débats, de séances d’information, de soirées de clubs… Nombre de discussions sont liées aux conséquences du désengagement de l’Etat de Californie : seul 16 % du budget de la meilleure des universités publiques américaines est actuellement financé par les fonds publics. Comment maintenir l’excellence académique et garder des professeurs (les universités privées proposent des salaires deux fois plus élevés) ? Comment préserver la diversité sociale et ethnique des étudiants quand on est obligé d’augmenter les frais d’inscription ? L’âge d’or de cette université - quand elle était gratuite et que ses étudiants contestataires étaient convaincus et convaincants - semble bien révolu. Avec détermination, les néo-libéraux ont attaqué ce qu’ils ont toujours considéré comme un bastion du gauchisme. Le film montre comment un certain état d’esprit libertaire, qui règne encore dans le corps enseignant, est mis à mal par les « réformes structurelles ». Pour réduire les coûts, Berkeley a introduit dans son fonctionnement les principes de la « gouvernance d’entreprise ». Les liens humains informels sont remplacés par des processes formalisés, afin que les gestionnaires disposent de leviers plus efficaces. Difficile dans ces conditions de faire émerger de nouvelles voix appelant à un autre monde possible. D’ailleurs, le niveau de rémunération à la sortie des universités constitue désormais le premier critère de choix professionnel pour les diplômés, souvent lourdement endettés. choisir avril 2014 26