Les musulmans constituent une minorité relativement petite en Europe, mais dont le nombre est souvent surestimé. Une recherche de 2017 du Pew Resarch Center[1] estime que 25,8 millions de musulmans vivent actuellement dans les 28 pays de l’Union européenne (UE), en Suisse et en Norvège. Cela correspond à 4,9 % de la population. Ces résultats sont basés sur les déclarations des personnes interrogées. Il est difficile de déterminer des chiffres précis, parce que la religion musulmane n’est pas comptabilisée dans les registres officiels.
La part musulmane de la population varie considérablement selon les pays. En Pologne, en Hongrie, en Slovaquie, en République tchèque, dans les pays baltes, en Roumanie et au Portugal, elle est inférieure à 0,5 %. En revanche, ce pourcentage se situe nettement au-dessus de la moyenne en France (8,8 %), en Suède (8,1 %), en Belgique (7,9 %), aux Pays-Bas (7,1 %), en Autriche (6,9 %), en Grande-Bretagne (6,3 %), en Allemagne (6,1 %) et en Suisse (6,1 %).
Paysage musulman en Europe
Cette répartition des musulmans en Europe reflète les différences dans l’histoire des migrations. En France et en Grande-Bretagne, l’immigration musulmane est étroitement liée au passé colonial. En revanche, l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et la Suède ont été les principales destinations des travailleurs migrants turcs dans les années 60 et 70. En Autriche, la proximité des Balkans joue un rôle supplémentaire ; cela concerne la migration de la main-d’œuvre, mais aussi l’accueil de réfugiés de guerre dans les années 90. En Suisse, la proportion de musulmans a doublé suite à l’accueil des réfugiés des guerres balkaniques.
Selon ces différents modèles d’immigration, l’origine des musulmans varie dans les pays. En France, selon les résultats du Religionsmonitor (observateur des religions) de la Fondation Bertelsmann,[2] 81 % des musulmans proviennent d’Afrique du Nord. En Grande-Bretagne, 70 % d’entre eux sont originaires d’Asie du Sud. En Suisse, 55 % des musulmans viennent de l’Europe du Sud-est. En Allemagne, les travailleurs migrants originaires de Turquie forment toujours le groupe le plus important ; toutefois, en raison de l’augmentation récente de la migration de réfugiés, ils ne représentent actuellement plus que 59 % des musulmans du pays contre 74 % auparavant.
La présence de l’islam en Europe ne résulte cependant pas uniquement de la décolonisation, de la migration de la main-d’œuvre et des réfugiés. Nous oublions trop facilement qu’il y a aussi une « Europe musulmane ». En font partie ces pays à majorité musulmane que sont l’Albanie, le Kosovo et la Bosnie-Herzégovine, mais aussi Chypre, qui est membre de l’UE. Les 300 000 musulmans de cet État représentent environ un quart de la population de l’île et sont, pour la plupart, des Chypriotes turcs. Il faut également citer les pays transcontinentaux, tels que la Turquie, l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan, ainsi que la Russie dans le Caucase du Nord. Dans tous ces pays européens, l’islam est présent depuis des siècles.
Évolutions possibles
Selon les projections établies par le Pew Research Center, la proportion musulmane en Europe va continuer de croître dans les décennies à venir. Entre 2010 et 2016, elle est déjà passée dans l’UE, plus la Suisse et la Norvège, de 3,8 % à 4,9 % (de 19,5 à 25,8 millions). D’ici 2050, cette proportion pourrait plus que doubler, pour passer à 11,2 % voire plus selon le volume de migration qui aura lieu vers l’Europe. Même pour le cas improbable où il n’y aurait plus aucune immigration de musulmans, la proportion de la population musulmane passerait à 7,4 %.
Alors, l’Europe deviendrait-elle réellement plus islamique ? De tels calculs modélisés sont assortis de nombreuses incertitudes. Le fait est que depuis 2010, la migration a été le facteur de croissance le plus important de la population musulmane en Europe. Environ 2,5 millions de musulmans sont arrivés et 250 000 ont quitté l’Europe ; 1,3 million de musulmans supplémentaires ont obtenu ou devraient se voir accorder le statut de réfugiés. En raison de l’afflux de réfugiés et de migrants du monde arabe, en particulier de Syrie (710 000 personnes), l’islam en Europe devrait à l’avenir être moins marqué par la Turquie et devenir plus arabe. En Allemagne, où 580 000 réfugiés musulmans et 270 000 immigrants musulmans ont été accueillis entre 2010 et 2016, ce changement est déjà nettement perceptible. Toutefois il est impossible de prévoir comment l’immigration se développera à l’avenir. Les calculs modélisés ne peuvent mettre à jour que les évolutions passées, mais ne permettent pas de faire des pronostics.
Cela est également valable pour la croissance naturelle. Aujourd’hui, les musulmans d’Europe ont plus d’enfants. Selon Pew Research, le nombre moyen d’enfants par femme musulmane est de 2,6 contre 1,6 pour les non-musulmanes. Cependant, ces différences varient considérablement selon les pays. Alors qu’au Royaume-Uni et en France les femmes musulmanes ont un enfant de plus, la différence n’est que de 0,5 en Allemagne. Des études montrent aussi qu’avec le temps le nombre d’enfants des familles musulmanes s’approche de la moyenne nationale.[3]
Il faut également songer que la population musulmane en Europe est nettement plus jeune que la non-musulmane : 30,4 ans en moyenne contre 43,8 ans ; et 50 % des musulmans ont moins de 30 ans, contre 32 % de la population non-musulmane.
Si l’on tient compte de tous ces facteurs, les indications sont claires. Elles montrent que la situation démographique de la population musulmane -de manière analogue à sa situation socioéconomique- se rapproche des conditions existantes dans les pays européens concernés.[4]
Attitudes de rejet
La récente augmentation de l’afflux de réfugiés en provenance de pays musulmans a entraîné des réactions de rejet de la part de certaines parties de la population européenne. Il y a eu des manifestations de masse contre une prétendue « islamisation de l’Europe » émanant de groupes antiislamiques. Les partis de droite qui ont diffamé les musulmans en les présentant, lors de campagnes électorales, comme une menace sérieuse ont progressé dans toute l’Europe, y compris dans des pays dont la politique est favorable aux migrations. Ainsi, au Danemark, le Dänische Volkspartei (Parti populaire danois) est devenu, avec 21,1 % des votes, la seconde puissance politique depuis les élections parlementaires de 2015. Le parti Alternative für Deutschland (Alternative pour l’Allemagne) a obtenu 12,6 % des voix aux élections du Bundestag allemand en 2017. Et, selon de récentes enquêtes, les Schwedendemokraten (Démocrates de Suède) ont plus que doublé le nombre de leurs sympathisants en 2018 par rapport à 2014. En Pologne, en Hongrie et dans la République tchèque, les gouvernements nationaux refusent ouvertement d’accueillir des réfugiés musulmans.
Si l’islamophobie fait fermement partie de l’inventaire des positions affichées par certains partis de droite, elle s’étend au-delà, débordant très largement jusqu’au centre de la société. Ainsi la majorité des Allemands non-musulmans rejettent aujourd’hui l’islam : 57 % des personnes interrogées par le Religionsmonitor en 2015 ont indiqué percevoir l’islam comme une menace, et 61 % sont d’avis que l’islam ne va pas avec le monde occidental.[5] L’islam souvent n’est plus perçu comme une religion, mais comme une idéologie à tendance antidémocratique et extrémiste.
Européanisation de l’islam
Le fait est que cette attitude de rejet envers les musulmans et leur religion est surtout basée sur une distorsion de la perception. Cela est particulièrement bien démontré par les résultats d’un sondage Ipsos Mori (2016). Dans tous les pays européens, les personnes interrogées surestiment considérablement la proportion de la population musulmane dans leur propre pays : en France de 24 points, en Allemagne de 16 points, au Royaume-Uni de 11 et en Norvège de 8. Ce fossé entre la perception personnelle et la réalité a pour conséquence que les développements positifs du monde musulman dans son processus d’intégration dans la culture d’accueil concernée sont à peine enregistrés.
Or une telle européanisation peut être démontrée empiriquement. En Allemagne, par exemple, en termes de valeurs de base, les attitudes et les perspectives des musulmans diffèrent peu de celles de la société majoritaire. Les musulmans interrogés par le Religionsmonitor 2015 se disent attachés à la démocratie (90 %), à l’ouverture aux autres religions (93 %), à l’égalité des droits (83 %), et 90 % d’entre eux passent régulièrement leur temps libre avec des personnes d’autres confessions.[6] Dans les domaines du foyer, de la famille et du travail, on constate aussi chez les musulmans un net éloignement par rapport aux rôles traditionnels dévolus aux deux sexes, ce qui se répercute sur la hausse de l’âge du mariage, le nombre en baisse d’enfants, ainsi que sur l’augmentation des taux de divorce.[7]
Les résultats du Religionsmonitor actuel montrent en sus que l’intégration des immigrés musulmans et de leurs descendants a fait des progrès significatifs non seulement en Allemagne, mais aussi en Autriche, en Suisse, en France et au Royaume-Uni.
Au final, ne serait-ce pas alors plutôt l’islam qui deviendrait plus européen ? Les musulmans ont bel et bien trouvé en Europe des chemins pragmatiques indépendants pour concilier leur religion avec la vie dans une société majoritairement non-musulmane. Plus encore, ils utilisent leur religion comme une ressource pour trouver leur place dans la société concernée. Sans que le grand public s’en aperçoive, une société civile musulmane s’est établie à travers l’Europe, qui revendique une participation à droits égaux dans la vie quotidienne.[8]
Une opportunité de débat
D’un point de vue empirique, l’islam est sur le chemin de l’européanisation, mais beaucoup de personnes réagissent avec inquiétude et par des réflexes défensifs. Que l’islam soit incompatible avec les valeurs européennes est une critique standard. Or, précisément, des débats internes à l’islam ont lieu sur cette même question. Les érudits musulmans discutent très activement de la manière dont les valeurs islamiques peuvent être définies dans la liberté des sociétés européennes.[9]
À la différence de nombreux États musulmans, où la liberté religieuse et les droits de l’homme sont en difficulté, l’Europe offre aux musulmans la possibilité d’une réflexion ouverte sur leur propre foi. Et parce que des musulmans de tous les courants islamiques vivent sur le continent, le débat peut y donner lieu à des controverses. (Parmi ces courants, le salafisme propose une interprétation de l’islam particulièrement radicale.) Cette diversité d’approches constitue aujourd’hui le caractère européen de l’islam. Il y a là une occasion historique d’ouvrir la voie à un islam contemporain qui non seulement rejetterait les positions radicales, mais qui exercerait une influence dans le monde islamique au-delà de l’Europe.[10]
Un tel débat ouvert exige du courage de la part des musulmans pour, d’une part, réfléchir de manière critique à leurs racines religieuses et, d’autre part, rendre ce questionnement visible. Cependant cette réflexion ne peut réussir que dans une société où les musulmans se sentent en sécurité et acceptés. Les États européens sont donc mis au défi de mettre en œuvre concrètement leur prétention à l’ouverture d’esprit et au pluralisme. L’Europe a besoin, à tous les niveaux, de plus de dialogues directs avec les musulmans et de moins d’exagérations et de scandales dans les médias. Seuls des échanges interreligieux et interculturels pourront effacer les craintes mutuelles et construire la confiance. Toute l’Europe y gagnera. Car un islam « acclimaté » n’est pas une menace mais, à l’instar de toute autre foi, un enrichissement pour la diversité vécue en Europe.
[1] Le Pew Resarch Center est un centre de recherche américain, basé à Washington, connu pour ses statistiques démographiques religieuses mondiales. Cette étude s’intitule Europe’s Growing Muslim Population.
[2] Dirk Halm et Martina Sauer, Muslime in Europa. Integriert, aber nicht akzeptiert?, Gütersloh, Fondation Bertelsmann 2017, pp. 22 s.
[3] Naika Foroutan, Muslimbilder in Deutschland. Wahrnehmungen und Ausgrenzungen in der Integrationsdebatte, Bonn, Friedrich-Ebert-Stiftung 2012, p. 32.
[4] Dirk Halm et Martina Sauer, op. cit.
[5] Yasemin El-Menouar, «Muslimische Religiosität. Problem oder Ressource?» in Peter Antes, Rauf Ceylan (éd.), Muslime in Deutschland. Historische Bestandsaufnahme, aktuelle Entwicklungen und zukünftige Forschungsfragen, Wiesbaden, Springer-Verlag 2017, pp. 225-264.
[7] Inna Becher et Yasemin El-Menouar, Geschlechterrollen bei Deutschen und Zuwanderern christlicher und muslimischer Religionszugehörigkeit, Nürnberg, Bundesamt für Migration und Flüchtlinge 2014.
[8] Nilüfer Göle, Europäischer Islam. Muslime im Alltag, Berlin, Wagenbach 2016.
[9] Sarah Albrecht, Wie islamisch ist Europa ? Muslimische Perspektiven auf die Vereinbarkeit islamischer Normen mit dem Leben in westlichen Gesellschaften, Gütersloh, Bertelsmann Stiftung 2016, pp. 49 s.
[10] Julia Gerlach, Auf dem Weg zu einem Europäischen Islam. Oder ist dieser längst Realität?, Gütersloh, Fondation Bertelsmann 2016.