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vendredi, 30 novembre 2018 08:24

La croisière à la conquête des mers

Plus que jamais, les croisières font rêver… et pourtant. Longtemps réservées aux plus riches, elles ont gagné les cœurs et les possibles des classes moyennes. Le luxe feutré des virées du XIXe siècle a cédé la première place à un gigantisme organisé nettement moins glamour et qui ne va pas sans poser de lourds problèmes de sécurité et de pollution.

Claire de Marignan est chargée de recherche au Centre d’études stratégiques de la marine (CESM). Elle a codirigé avec Cyrille P. Coutansais, La mer, nouvel eldorado? (Paris, La documentation française 2017, 170 p.). Cet article est paru dans une version plus développée dans Études n° 4251, juillet-août 2018.

En ce samedi 24 mars 2018, la foule se presse sur la digue du port de Saint-Nazaire pour voir le Symphony of the Seas prendre la mer. Ce n'est pas difficile: le paquebot qui quitte les chantiers navals STX est le plus grand du monde. Ce géant des mers mesure 362 mètres de long, 66 de large, 70 de haut, et peut accueillir à son bord 8800 passagers, dont 2000 membres d’équipage. Le monstre quitte les chantiers nazairiens pour le soleil de Malaga.

Retour sur histoire. Si l’Homme navigue sur les océans depuis le paléolithique, cela n’a pas toujours été pour son bon plaisir… Depuis la nuit des temps, on se raconte de taverne en taverne des histoires d’attaques de pirates, de mortelles tempêtes et de monstres odieux reclus dans les abysses. Cela n’empêche pas l’Homme de tenter de s’approprier l’océan, cette immensité qu’il craint tant, pour en faire un lieu de transit, voire même de villégiature. Alors, il construit des navires, au départ de simples barques menaçant de dessaler au moindre affront de la houle, puis des bateaux plus impérieux, plus spacieux, plus solides aussi. Le transport davantage sécurisé peut enfin devenir un agrément ou tout du moins un périple moins périlleux...

Luxe, frasques et opulence

Au tout début du XIXe siècle, les liaisons de transport entre les États-Unis et l’Europe, souvent via l’Angleterre, vont déjà bon train. Les voyages, certes, ne sont pas toujours de tout confort, en particulier pour les passagers de troisième classe, mais on voit petit à petit paraître, pour les plus fortunés, les prémices de séjours d’agrément…

Les compagnies rivalisent d’ingéniosité pour rendre ces séjours en mer les plus agréables possibles. En juin 1844, l’Illustrated London News annonce que l’Iberia, l’un des navires les plus luxueux de l’époque, effectuera un voyage de six semaines entre Londres et le Caire, avec dix escales. Le trois-mâts à vapeur embarque ainsi 37 passagers en première classe et 16 en seconde. La même année, le Britannia, premier navire de la Cunard Line, transporte une vache à son bord afin d’offrir du lait frais aux passagers durant les quatorze jours que durera la traversée de l’Atlantique nord!

C’est toutefois à Thomas Cook, dont la célèbre agence de voyage a gardé le nom, que nous devons les voyages organisés. Véritable pionnier du secteur touristique, il met en place dans les années 1850 des circuits à travers l’Europe et, en 1869, organise la première croisière sur le Nil. Si les voyages transatlantiques sont à l’origine du développement de ce secteur, l’Allemand Albert Ballin, directeur de la compagnie Hapag, va pour sa part lancer les séjours en Méditerranée, à bord de navires initialement utilisés pour traverser l’Atlantique nord. Ce sera un succès. À sa suite, de nombreuses compagnies maritimes germaniques se lancent, littéralement, à la conquête des mers. Ainsi, à l’aube du XXe siècle, les transatlantiques allemands dominent largement les lignes maritimes d’Atlantique nord. Le paquebot Kaiser Wilhelm der Grosse est alors le plus gros navire de croisière de son temps, le plus rapide, mais aussi le plus luxueux. Doté de quatre cheminées -le premier au monde- il est à l’origine de la course au gigantisme et à la vitesse que s’imposent les compagnies maritimes de l’époque.

Celles-ci développent le concept sous le signe de la romance, du luxe et de l’opulence, afin de rendre plus agréable la vie à bord. Avec le XXe siècle, des navires de plus en plus fastueux voient le jour, comme l’Olympic, avec sa piscine et son court de tennis. De nombreuses activités sont prévues sur les paquebots, danses, jeux de cartes, soirées à thème, pour plaire à une société bourgeoise et aristocratique très exigeante.

C’est alors que le drame survient. Dans la nuit du 14 au 15 avril 1912, le tout nouveau navire phare de la White Star Line, transportant à son bord 2223 passagers, finit brutalement sa traversée inaugurale contre un iceberg, au large de Terre Neuve. Le Titanic sombre dans les eaux glaciales de l’Atlantique nord, emportant avec lui plus de 1500 âmes. L’opinion publique est sous le choc. Comment un iceberg a-t-il pu venir à bout d’un navire que l’on disait insubmersible ? La question de la sécurité des passagers se posera dès lors plus sérieusement et ne sera plus négligée au profit d’un esthétisme à outrance.

Un marché qui sait s’adapter

Surviennent alors les deux guerres mondiales. Le développement de ces navires est interrompu et les paquebots existants sont réquisitionnés pour servir à l’effort de guerre. L’autre coup dur pour les compagnies maritimes est l’avènement du jet et de l’avion à réaction dans les années 1960. La traversée de l’Atlantique se fait désormais grâces aux DC-8 ou autres Boeing 707, tout aussi chers mais nettement plus rapides. Des navires finissent à la casse, des compagnies maritimes prestigieuses font faillite.

Certaines néanmoins rebondissent. Les entrepreneurs Ted Arison et Knut Kloster, respectivement américain et norvégien, lancent des croisières courtes, à destination des Caraïbes et au départ de la Floride plutôt que de New York, traditionnel port d’attache des paquebots, mais plus éloigné. C’est un succès immédiat, et en 1967 est créée la Royal Caribbean Cruise Line, dont Miami devient le point d’ancrage.

En France, l’extension des congés payés à quatre semaines en 1969, puis à cinq en 1982, apporte à l’industrie de la croisière un nouveau potentiel. Les compagnies maritimes s’adaptent au tourisme de masse naissant. Les prix et les durées des voyages deviennent accessibles pour les classes moyennes. C’est ainsi que le nombre de croisiéristes dans le monde ne cesse d’augmenter: ils étaient 1,4 million en 1980, contre 25,8 en 2017.

Il y a, de fait, des traversées pour tous les goûts et tous les budgets aujourd’hui. La croisière restant synonyme de luxe et de raffinement, les compagnies maritimes continuent de proposer des séjours pour les élites, sur des navires bien plus petits, pouvant accueillir 20 à 30 passagers exigeants. Ces croisières premium ont un esprit de virée en yacht privé, les navires disposant principalement de suites luxueuses et spacieuses, d’une gastronomie créative, d’un service d’exception avec un membre d’équipage pour moins de deux passagers et des itinéraires recherchés.

Parallèlement, sont aussi proposées des croisières d’une très courte durée pour des populations disposant de peu de jours de congé, comme les Chinois ou les Américains, ou encore des destinations plus atypiques (Arctique, Groenland, côtes méridionales de l’Argentine, Terre de Feu, etc.).

Un avenir plein de risques

Le gigantisme que l’on connaît actuellement dans l’industrie de la croisière a toutefois un prix. Les risques ne sont pas nouveaux: collision, incendie, prise d’otage, attentat… mais ils prennent une dimension bien plus importante du fait de la taille et de la capacité d’accueil des paquebots actuels, véritables villes flottantes de plusieurs milliers d’habitants.

La sécurité des passagers est donc une préoccupation majeure de ce secteur touristique, en particulier pour les grands paquebots. C’est notamment le naufrage du Titanic qui a permis de développer une législation exigeante en la matière, la convention SOLAS (Safety Of Life At Sea) signée en 1974. Mais rappelons que «seules» 2223 personnes étaient à son bord, alors que les plus gros paquebots d’aujourd’hui frôlent les 9000 passagers! Que faire en cas d’avarie, d’incident, d’attaque, de prise d’otage ou même d’attentat? En pleine mer, point de salut. Les conséquences humaines et matérielles seraient sans précédent. Les forces de l’ordre parlent même désormais de potentiels risques de «Bataclan à la mer», une expression qui rappelle un certain soir de novembre 2015...

Quel meilleur exemple que celui de l’Achille Lauro, qui regroupe à lui seul trois des plus grands risques auxquels les bateaux de croisières sont confrontés. Le premier est la collision. Le 6 janvier 1953, lors d’une croisière en mer Rouge, ce navire, alors appelé Willem Ruys, percute son jumeau, l’Oranje. Si les deux bâtiments restent à flot (il s’en est fallu de peu), les dommages causés sont très importants. Une collision, on le sait, peut endommager sévèrement un navire et provoquer son naufrage… En 2012, le fameux Costa Concordia en a fait les frais au large de la Toscane, avec un bilan de 32 morts, un chiffre qui peut sembler faible par rapport au nombre de passagers (4231), mais qui, compte tenu des mesures de sécurité imposées aujourd’hui, ou même de la proximité des côtes, reste bien trop important.

Le deuxième est la prise d’otage. C’est celui qui a fait la célébrité du navire rebaptisé Achille Lauro. Le 3 octobre 1985, alors que le paquebot s’apprête à appareiller de Gênes pour une croisière d’une semaine, quatre terroristes du Front de libération de la Palestine montent à bord munis de faux papiers, se mêlant aux 1077 autres passagers du navire. Leur objectif est de débarquer à Ashdod, en Israël, et de commettre un attentat suicide à l’encontre de soldats de Tsahal. Mais le 7 octobre, au large d’Alexandrie, ils sont surpris, par un membre d’équipage, en train de nettoyer leurs armes dans leur cabine. Contraints d’agir prématurément, ils se dévoilent. Armés de kalachnikovs et de grenades, ils prennent le contrôle du paquebot. Leurs exigences: l’acheminement vers Tartous et la libération de cinquante prisonniers palestiniens. La Syrie leur refusant l’accès au port, les terroristes exécutent un premier otage et le jettent par-dessus bord. Ils seront finalement arrêtés.

Le troisième est l’incendie. Ce sera la triste fin de l’Achille Lauro. Dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1994, un incendie se déclare dans la salle des machines. Le navire se trouve alors au beau milieu de l’océan Indien, avec à son bord 985 passagers. En six heures, il est évacué. On déplore néanmoins deux morts et huit blessés. Le lendemain, alors qu’il est remorqué vers un port, il explose et coule à pic au large des côtes africaines. Ce sera aussi la fin de la compagnie italienne Star Lauro qui l’avait racheté quelques années auparavant. Là encore la question se pose: si l’Achille Lauro avait accueilli 6000 ou 8000 passagers, quels auraient été les dégâts? De manière générale, les procédures de secours ou d’évacuation sont-elles efficaces sur des navires comptant tant de passagers à bord? En mer, on peut difficilement trouver une issue de secours…

Abus environnementaux

La sécurité n’est pas la seule préoccupation du secteur de la croisière. À une époque où l’on prend conscience des dégâts causés par l’Homme sur l’environnement, le gigantisme des paquebots a du mal à trouver sa place… Et si les passagers espèrent respirer en mer un bon air pur, la réalité est bien différente. Une étude de l’organisation France Nature Environnement a conclu en 2015 qu’un paquebot de croisière à l’arrêt émettait autant de particules fines et de dioxyde d’azote qu’un million de voitures (même à l’escale, les navires de croisière ne stoppent pas leurs énormes moteurs)…

Certaines villes françaises, comme Marseille ou Bordeaux, deviennent réticentes à accueillir ces énormes navires-pollueurs qui, pour alimenter toutes leurs installations en électricité, en chauffage ou énergies de toutes sortes, utilisent du fioul lourd, peu cher mais très chargé en soufre et bien souvent de mauvaise qualité.

La justice a là un important rôle à jouer. Ainsi, pour la première fois, un capitaine de navire de croisière, celui de l’Azura, a été convoqué en France devant un tribunal correctionnel pour n’avoir pas respecté les normes françaises imposées lors d’une traversée Barcelone-Marseille: la teneur en soufre relevée dans son carburant au fioul atteignait 1,68 %, alors qu’une loi votée en 2015, sous l’impulsion de l’Union européenne, impose un maximum de 1,50 %. Le procès, déjà repoussé une fois, a eu lieu le 8 octobre dernier en l’absence du capitaine, contre qui le procureur a requis 100 000 euros d’amende. La croisière ne s’amuse pas avec l’environnement…

Ce n’est pas tout, certains lieux qui étaient il y a quelques années encore complètement vierges de toute occupation (îles ou atolls paradisiaques à l’autre bout du monde) se retrouvent aujourd’hui assaillis de touristes. Faune et flore peuvent être menacées par ces débarquements massifs de vacanciers souvent peu scrupuleux. De nombreuses organisations tentent d’alerter l’opinion publique afin de limiter l’accès à certaines zones à protéger… Edouard Fritch, président de la Polynésie française, a ainsi annoncé en septembre 2016 qu’il souhaitait faire de son territoire la plus grande aire marine protégée du monde à l’horizon 2020. Les touristes n’auront qu’à bien se tenir!

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