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lundi, 16 mai 2022 20:05

Pirater la langue française

Couverture de la première édition de La Défense et illustration de la langue française (1549) de Joachim du Bellay © DP / Bibliothèque nationale de FranceDans l’imaginaire de nombreux francophones, la langue française est dotée d’une architecture parfaite et immuable, comme si le temps n’avait aucune emprise sur elle. Une langue cathédrale en quelque sorte, où le moindre détail a été longuement pensé. De toutes parts, on loue sa capacité à avoir traversé les siècles, tout en parvenant à exprimer la modernité. Mais quand on regarde dans le rétroviseur, on se rend compte que sa fixité n’est qu’apparence.

Maître de conférences en linguistique française à l'Université de Lorraine, chercheur au laboratoire Analyse et traitement informatique de la langue française à Nancy et membre du Comité éditorial de l’Encyclopédie grammaticale du français, Christophe Benzitoun a écrit Qui veut la peau du français? (Le Robert, 2021). Les droits d’auteur de ce livre sont reversés à l’Association de formation et de recherche sur le langage.

Par exemple, on peut être étonné d’apprendre que l’on écrivait, jadis, il l’appelloit avec deux L et une terminaison en -oit. On peut être cons­terné de savoir que l’on écrivait le stile et le rhythme de l’écrivain. Même la fameuse Défense et illustration de la langue française de Joachim Du Bellay s’est écrit Deffence & illvstrastion dans les premiè­res éditions au XVIe siècle. Les ex­em­ples de ce type sont innombrables.

La forme correcte des mots, ce que l’on appelle l’orthographe, a souvent été modifiée au cours du temps. Molière, dans Le Bourgeois gentilhomme, l’écrivait d’ailleurs Ortographe. En réalité, nous n’écrivons plus «la langue de Molière», contrairement à ce que laisse entendre l’expression consacrée. Une petite excursion par le passé permettra d’éclairer sous un nouveau jour les débats contemporains et, pourquoi pas, d’imaginer le futur de la langue française.

Le passé: de souplesse à fixette

Au XVIIIe siècle, il y a eu des changements significatifs de l’orthographe en moyenne tous les vingt-cinq ans, principalement à travers les diverses éditions du Dictionnaire de l’Académie française. Dans la troisième édition publiée en 1740, 6000 mots ont changé de graphies sur environ 17'000. Dit autrement, la langue française évoluait et son orthographe également.

Cela se passait sans difficulté particulière. Par exemple, le mot oignon a perdu son i dans l’édition de 1798, avant de le récupérer dans l’édition suivante quelques années plus tard, accompagné de la mention de la graphie ognon comme forme alternative. Cela se comprend car oignon avait commencé à se prononcer wagnon, tout comme le nom de Michel de Montaigne s’était mis à être prononcé Montègne au lieu de Monta­gne. À cette époque, il y avait des discussions qui aboutissaient à des ajustements de l’orthographe pour éviter, entre autres, des prononciations incorrectes.

Mais depuis le XIXe siècle, la machine s’est grippée, comme si l’orthographe avait atteint un idéal indépassable. Dès lors les formes qui nous servent encore de référence aujourd’hui se sont quasiment figées et les changements se sont faits plus rares. L’orthographe a changé de statut en devenant une compétence de base que tout francophone se doit de maitriser. Nous avons tous l’obligation de nous soumettre à ce qui est désormais devenu un dogme sous peine d’en subir les conséquences quotidien­nes: quolibets sur les réseaux sociaux, moqueries diverses, échec scolaire, diffi­cultés d’insertion sur le marché du travail.

Le paradoxe de la situation actuelle, c’est que le nombre de croyants n’a cessé de croitre en même temps que diminuait le nombre de pratiquants de la norme langagière. En effet, le niveau de maitrise de l’orthographe baisse de manière régulière depuis plusieurs décennies, mais une majorité continue de défendre par principe cette compétence, sans s’interroger sur les raisons qui sont à la source de ces difficultés d’apprentissage: l’orthographe du XIXe siècle n’a pas été pensée pour être accessible au plus grand nombre et n’a pas été régularisée jusqu’au bout.

Le changement, c’est (pas) maintenant

Le nombre de scripteurs a littéralement explosé et la plupart des francophones actuels ont une pratique quotidienne de l’écrit par l’intermédiaire des ordinateurs, des tablettes ou des téléphones. Il n’y a jamais eu autant de personnes lisant et écrivant qu’aujourd’hui. Pour mémoire, en 1866, environ un tiers de la population française ne savait ni lire, ni écrire. Aux écrivains professionnels des siècles précédents, en nombre fort limité, s’est donc substituée une ribambelle de scripteurs amateurs. L’écriture s’est démocratisée mais pas son bon usage. Or, si par principe personne n’est opposé à une évolution raisonnée de l’orthogra­phe, un vent de révolte souffle à la moindre tentative d’introduction d’une innovation.

Quand Laurent Fabius a publié une circulaire, en France en 1986, imposant la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre exercés par des femmes, des campagnes ont été organisées pour ridiculiser et mettre en échec cette initiative. Pourtant, cela correspondait à une évolution de la société. Un scénario similaire s’est réalisé en 1990 avec les rectifications orthographiques, puis en 2015 sur le même sujet lorsqu’il s’est agi de les intégrer aux manuels scolaires. Et de nouveau, le même phénomène s’est reproduit plus récemment lorsque la version en ligne du dictionnaire Le Robert a inclus le pronom neutre iel ou quand nos cousins belges ont proposé d’écrire «les crêpes que j’ai mangé» et donc de supprimer l’accord du participe passé dans ce cas.

Dans les domaines de la grammaire et de l’orthographe, la tendance est au conservatisme au nom de la défense de la langue française. Même les logiciels de correction automatique les plus répandus sont conservateurs et ont un impact grandissant sur nos pratiques. En résumé, la seule modification notable depuis plus d’un siècle, c’est la validation du bout des lèvres, en 2019, de la féminisation des noms de métiers par l’Académie française.

Le présent: un équilibre à trouver

L’une des caractéristiques des langues vivantes est leur nature profondément instable, évolutive. Des langues qui se figent trop longtemps courent le risque de disparaitre. Ainsi, qu’on le veuille ou non, le français, en tant que langue bien vivante, continue à évoluer et c’est le signe de sa bonne santé. On en a de multiples témoignages pour peu que l’on tende l’oreille ou que l’on ouvre les yeux. Évolution ne veut pas dire anarchie étant donné qu’il existe un système complexe qui organise l’ensemble, qui fait que tout se tient. Et contrairement à une idée reçue largement répandue, cela ne va pas de pair avec un appauvrissement. Au contraire, la création de néologismes enrichit la langue, même si tout ne doit pas être considéré comme faisant partie d’un usage correct. © Philippe Lissac / Godong

Pour autant, que ce soit pour l’enseignement ou pour assurer que tous les locuteurs se comprennent dans le cas d’une langue internationale comme le français, il est nécessaire de disposer d’une norme de référence. Ce référentiel n’a pas besoin d’être totalement rigide et il est possible de tolérer un certain degré de variation comme c’est déjà le cas pour clé/clef, yahourt/yaourt, je paye/je paie, etc. Nous ne sommes pas obligés de vivre dans l’illusion qu’il existe forcément LA forme correcte, unique et irréfutable. Il faut trouver le bon équilibre entre con­servatisme et innovation.

Le futur: s’attaquer au bon usage

Une fois tout cela posé, il est possible d’envisager le futur de la lan­gue française alors que depuis plusieurs siècles deux forces anta­gonistes s’affrontent: la défense de la langue et la défense du bon usage. Il est important de distinguer ces deux atti­tudes, qui bien souvent sont con­fondues. Un grand écrivain comme Marcel Proust fait partie des défenseurs de la langue. Et pour lui, «la seule manière de défendre la langue française, c’est de l’attaquer». Il ajoutait ensuite: «Quand on veut défendre la langue française, en réalité on écrit tout le contraire du français classique.» Dit autrement, il nous invite à pirater la langue!

Les défenseurs du bon usage, eux, pensent l’exact contraire. Pour ces thuriféraires défendant un idéal linguistique, «la langue n’évolue plus, elle involue» (pour reprendre la formule d’Alain Borer).[1] Ils plaident pour que la langue reste aussi près que possible d’une forme qu’ils considèrent comme indépassable, à l’image d’une relique qu’il faut absolument protéger contre les assauts venant de toutes parts et plus particulièrement des francophones eux-mêmes, forcément laxistes et pas assez attentionnés envers ce précieux trésor que leurs ancêtres leur ont confié. Notamment, ils crient haro sur les «forces totalitai­res» qui voudraient modifier l’accord du participe passé ou introduire un accord de proximité (accord avec l’élément le plus proche plutôt que le masculin par défaut).

Pourtant, quand on y regarde de plus près, il existe un accord de proximité depuis des siècles (qui nous vient du latin) à côté de l’accord au masculin. C’est un fait scientifique parfaitement établi. On trouve chez Claude Lévi-Strauss: «certaines statues et bas-reliefs de la région de Vera Cruz». Qui écrirait «certains statues et bas-reliefs»? Cet accord de proximité n’a donc rien d’une création contemporaine ou d’une influence militante sur la langue. Et qui a dit «dites-lui pas Dieu vous soit en aide» au lieu de «ne lui dites pas»? Le futur roi de France, Louis XIII, quand il était enfant, le 2 novembre 1604 précisément, d’après les écrits de son médecin Jean Héroard. Il fut couronné roi de France six ans plus tard. Quant à autrice, c’est un mot qui était déjà en usage il y a plusieurs siècles. Et l’emploi de malgré que, tant décrié par les puristes? Mallarmé, parmi d’autres, en faisait usage dans ses poèmes: «Votre jardin, Mai me l’apprit/ Et malgré que la brume y traîne,/ J’aime les retours en esprit/ À Bourg dont vous êtes la reine.»

Les mêmes «fautes» sont donc employées depuis bien longtemps. Dans ce cas, ce n’est pas la langue qui évolue mais l’image que l’on s’en fait. Une attitude profondément révolutionnaire consisterait à redonner du lustre à ce que l’on utilise au quotidien (depuis des siècles) mais que le purisme réprouve. Pour promouvoir la langue, il ne faut pas culpabiliser les locuteurs et ne pas oublier que la langue française ne s’use que quand on ne s’en sert pas. 

[1] Alain Borer, «L’Autruisme et le changement d’Autre en langue française. Essai de grammatique», in La Pensée, «Le devenir du français», n° 403, Paris, juillet-septembre 2020, pp. 25-36.

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