vendredi, 17 mars 2017 10:24

Naître ou ne pas naître. Une aventure éthique

La question migratoire est omniprésente et pourtant l’impression d’un désordre politique et d’un brouillard moral semble tenace. Et si nous changions radicalement de point d’observation ? Une visite dans la salle d’attente des futurs habitants de la planète fournit des pistes éthiques.

Docteur en droit, Johan Rochel est chargé de cours à l’Université de St-Gall. Il est vice-président du think thank «foraus», forum de politique étrangère, et l’auteur de Repenser l’immigration: une boussole éthique (Lausanne, PPUR 2016, 144 p.).

Attention, l’expérience exige un brin de fantaisie, doublée d’une pointe de spiritualité. Imaginez que nous nous retrouvions, avant notre naissance, dans une étrange salle d’attente. Celle-ci est remplie de petits êtres humains qui vont entamer leur parcours terrestre. Ils sont physiquement à l’état de futurs nouveau-nés, mais possèdent déjà la pleine maîtrise de leur cerveau d’adulte et de leur capacité d’expression. Spécificité de cette salle d’attente, chacun ignore les contours de sa vie terrestre à venir. Aucune information ne filtre sur le pays, le passeport, le type de famille ou même les talents et compétences que la providence ou le hasard lui réserve.L’imagination de chacun pourra donner une plus ample forme à cette salle d’attente d’un genre troublant. Chez moi, elle ressemble au sas d’un avion avant un saut en parachute : la porte s’ouvre et nous sautons dans l’inconnu (ou tombons, c’est selon). Sans savoir quelle région survole l’avion, sans connaître la qualité du parachute ni l’accueil que nous réserveront les habitants.

Cette image offre de parfaites conditions-cadres pour poser de manière nouvelle les défis éthiques de la politique migratoire. Placés dans cette salle, quelles règles les futurs nouveau-nés décideront-ils de mettre en place pour organiser la migration à l’échelle du monde ?

Des limites normales ?

Cette expérience de pensée est inspirée d’un argument présenté par le philosophe canadien Joseph Carens dans un article fondateur du débat autour de l’éthique de la migration.[1] Appliquant l’idée de « position originale » du philosophe John Rawls, Carens passe à la moulinette notre perception d’une politique migratoire « normale » et « naturelle ». Les prérogatives « souveraines » de l’État en matière de migration et les contraintes placées sur la mobilité internationale des individus sont fortement imprégnées de cette idée de normalité. Il semble être dans l’ordre des choses que la migration soit a priori prohibée et dans certains cas seulement autorisée. Qu’importe que le contrôle des personnes soit nouveau à l’échelle de l’histoire européenne, nos imaginaires politiques sont fortement marqués par l’idée que le migrant dérange et perturbe un ordre idéal où la sédentarité et l’immobilisme règnent en maîtres.[2]

Le voile d’ignorance

L’expérience de Carens repose sur l’importance de l’idéal d’égalité, mais elle ne se contente pas de rappeler que l’égalité morale est un présupposé fondamental de la légitimité politique contemporaine. Le génie des expériences proposées par Rawls et Carens consiste à donner force d’obligation à cette égalité grâce au mécanisme du voile d’ignorance. Sans information sur sa situation personnelle et son futur, chacun des nouveau-nés n’a d’autre choix que de se considérer comme égal aux autres. Nous sommes ainsi placés dans une situation d’égalité radicale, où nous n’abordons plus la question de la mobilité comme des Suisses ou des Européens, mais comme des Nigérians, des Chinois ou des Péruviens en puissance. Nous faisons l’expérience d’une transcendance politique, attirés loin de nos réflexes habituels par le champ gravitationnel de l’idéal d’égalité. Nous pourrions être tous les autres.

Une note de prudence s’impose : Rawls lui-même se refusait à appliquer directement son outil du voile d’ignorance aux questions globales.[3] Selon lui, l’idéal d’égalité qui sous-tend cette approche s’applique uniquement aux membres d’une communauté politique. Ceux-ci, en effet, entretiennent collectivement des mécanismes de vivre-ensemble politiques et juridiques très avancés, qui rendent légitime un idéal d’égalité très marqué. Il en va différemment de l’égalité entre les êtres humains à l’échelle du globe, car les Terriens ne partagent pas, ou très peu, de mécanismes institutionnels de solidarité collective. L’égalité morale fondamentale porte donc en elle moins de conséquences qu’une égalité « politique », puisqu’elle ne permet pas d’appliquer un outil aussi exigeant que le voile d’ignorance. De nombreux disciples de Rawls – dont Thomas Pogge ou Joseph Carens sont parmi les plus connus – ont pris leur distance avec cette restriction et ont appliqué, avec beaucoup de succès, la méthode aux questions globales. Par-delà cette controverse sur la portée de l’idéal d’égalité, la recette a assurément le mérite de libérer une précieuse inspiration politique.

Mais revenons à la salle d’attente et au débat que sont en train de mener les futurs nouveau-nés. Une première conclusion s’impose à eux rapidement : le système actuel n’est pas satisfaisant. Le lieu de naissance et la couleur du passeport déterminent largement la qualité de la vie (en bien, comme en mal) qui les attend. La devise de ce système injuste sonne comme une sinistre prédiction : « Donnez-vous la peine de bien naître et vous serez heureux. Malédiction pour les autres ». La majorité des nouveau-nés estime ce système beaucoup trop risqué. À moins de pouvoir rayer de la carte du monde les conflits, les conditions de vie désastreuses et les dictatures, ils ne sont pas prêts à jouer leur vie à la roulette russe de la naissance.

La liberté de migrer

Outre le constat d’un système injuste bloquant les gens dans une situation souvent inacceptable, l’expérience de la salle d’attente conduit surtout à revoir l’importance donnée à la liberté de migrer. Cette liberté permettrait d’échapper à la malédiction d’une mauvaise naissance et offrirait à chacun un important instrument pour réaliser ses objectifs de vie. Placés dans la situation des nouveau-nés, nous serions rassurés de savoir que nous avons la possibilité de migrer une fois sur Terre.

L’importance de cette possibilité apparaît encore plus clairement pour les personnes fuyant un danger. Quand la liberté et les droits fondamentaux sont directement menacés, la migration représente souvent la dernière chance de sauver sa peau. À ce titre, le système de migration internationale doit être redessiné de façon à apporter une réponse efficace et circonstanciée aux menaces les plus aiguës, en réservant aux réfugiés une place prépondérante et une voie d’urgence.

Cependant, même pour ceux qui ne fuient pas une menace immédiate, la liberté de migrer reste un instrument essentiel d’émancipation et de réalisation des objectifs. Peut-on imaginer figure plus libérale que celle d’un migrant cherchant à améliorer ses perspectives de vie ? La liberté de migrer permet d’aller mettre ses compétences au service du plus offrant, de rejoindre les êtres aimés et de vivre dans un environnement spécifique. Elle est bien un élément essentiel de la capacité à mener la vie souhaitée.

Imaginons que notre existence soit limitée à une seule région de notre pays (un canton), et que nous n’ayons aucun droit d’aller chercher du travail ou de vivre en famille par-delà ces frontières régionales. Ne serions-nous pas une sorte de prisonniers ? Par analogie, quelle est la spécificité qui justifie que les frontières nationales soient traitées différemment ?
L’expérience de la salle d’attente permet d’esquisser une réponse. Une fois devenus adultes, les nouveau-nés seront des citoyens de différents pays. Et ils savent pertinemment qu’un système qui conduit à l’effondrement des structures de solidarité nationale ou régionale n’est pas souhaitable. Le défi leur apparaît donc dans la conciliation de ces deux facettes de la liberté : celle de pouvoir migrer pour poursuivre ses objectifs de vie et celle de décider collectivement du futur d’une communauté politique. Dans la salle d’attente, chacun sait qu’il n’a d’autre choix que de jouer cette double partition.

De la cohérence !

La réponse à cet arbitrage passe par un effort de cohérence. Si nous aimons la liberté, nous devons l’aimer pour tous. Le défi consiste donc à user de notre liberté, tout en respectant celle des autres, nos concitoyens comme l’ensemble des habitants de la planète.[4] Le libre choix démocratique, en effet, ne s’exerce que dans le contexte de la liberté des autres. Ainsi une politique d’immigration « choisie » est légitime pour autant que ce choix s’exerce en cohérence avec les valeurs de liberté et d’égalité, et s’inscrive dans une culture de la justification.

Le premier effet concret de cette culture de la justification s’applique à toute limitation des libertés, notamment celle de migrer. Ces limitations sont éthiquement défendables uniquement si des intérêts légitimes les justifient. La communauté politique de destination devrait donc être à même de démontrer qu’un migrant potentiel représente un danger ou une menace pour les « intérêts légitimes » du pays.

Ce critère offre au débat public une structure bienvenue. En effet, un État démocratique ne peut se contenter de répondre pour justifier sa décision « parce que » ou « je n’aime pas votre couleur de peau ». Les critères qu’il mobilise doivent être cohérents avec ses valeurs constitutionnelles. Ainsi celui de la couleur de peau serait (aujourd’hui) inacceptable. De même le simple ressenti ou la peur d’une société en changement ne fonde pas une base suffisamment solide pour limiter la liberté d’autrui. À l’inverse, l’effondrement d’un système de solidarité (par exemple les assurances sociales) pourrait satisfaire cette norme. Toutefois, même si l’intérêt est a priori légitime, il s’agira de démontrer que le danger est bien réel. Prétendre que le futur migrant pourrait être un risque pour l’économie du pays ne suffit pas. La pertinence de l’argumentation doit être chiffrée dans une réalité socio-économique.

La règle et non l’exception

Même si les nouveau-nés choisissaient ce système, nous serions donc encore très loin d’une liberté de migrer sans condition. Dès que leurs intérêts légitimes seraient menacés, les citoyens des États de destination auraient des arguments pour limiter la migration. Néanmoins la logique profonde du système aurait basculé. Pour le juriste et philosophe Martino Mona ou pour le philosophe Andreas Cassee, la liberté de migrer deviendrait ainsi la règle, et son refus l’exception.[5] Cette position est-elle absurde ou même dangereuse ?

Aujourd’hui, nous considérons les échanges de marchandises comme la règle d’une économie globalisée. Les frais de douane ont été régulièrement revus à la baisse, permettant de s’approcher d’un système de libre échange mondial. Les exceptions, par exemple dans le domaine de l’agriculture, sont véritablement traitées comme des exceptions : elles doivent être justifiées. Pourquoi refuser cette logique à la mobilité humaine ? Les réflexes de fermeture et la tentation des murs doivent être dénoncés pour leur inefficacité, mais aussi pour les incohérences éthiques qu’ils produisent.

À défaut d’immédiatement mettre en œuvre ce renversement de perspective, nos pratiques pourraient être rééquilibrées. Admettons que les communautés politiques ont un droit général de choisir leur politique d’immigration. Elles devraient le faire dans un triple effort de cohérence : avec leurs propres valeurs de liberté et d’égalité, en prenant en compte les conséquences de leurs choix migratoires, et à la lumière d’un engagement responsable face aux situations d’urgence morale.

L’État qui respecterait ces trois conditions s’éloignerait d’une pratique discrétionnaire et irresponsable. Dans un premier temps, ses choix migratoires resteraient en apparence les mêmes, et pourtant un basculement puissant et porteur de cohérence et d’espoir serait à l’œuvre. De bonnes nouvelles pour les nouveau-nés de demain.

[1] Joseph Carens, « Aliens and Citizens. The Case for Open Borders », in The Review of Politics 49(2) 1987, pp. 251-273. Sur la position originale, voir John Rawls, A Theory of Justice, Cambridge, Mass., Belknap Press of Harvard University Press 1971.
[2] Pour une perspective historique, voir Andreas Fahrmeir, Olivier Faron et al. (éd.), Migration Control in the North Atlantic World, New York, Berghahn Books 2003. Sur le présupposé sédentariste, Speranta Dumitru, « L’éthique du débat sur la fuite des cerveaux », in Revue européenne des migrations internationales 25(1) 2009, pp. 119-135.
[3] Voir la vue d’ensemble proposée par Samuel Freeman, « Original Position », in Stanford Encyclopedia of Philosophy 2014.
[4] Pour le développement de cette idée, Johan Rochel, La Suisse et l’autre. Plaidoyer pour une Suisse libérale, Genève, Slatkine 2015, 176 p.
[5] Martino Mona, Das Recht auf Immigration : rechtsphilosophische Begründung eines originären Rechts auf Einwanderung im liberalen Staat, Basel, Helbing & Lichtenhahn 2007 ; Andreas Cassee, Globale Bewegungsfreiheit. Ein philosophisches Plädoyer für offene Grenzen, Berlin, Surkhamp 2016.

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