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mardi, 24 mars 2020 10:51

La confiance numérique

Mohammed Hassan PixabayDifficile de faire un geste dans le monde numérique sans croiser un appel à la «confiance». Les entreprises du numérique déploient des trésors de rhétorique pour se présenter comme dignes de confiance. Dans cet exercice, il n’est pas toujours facile de dépasser le slogan, tant la confiance ressemble à un mot-valise capable de mettre tout le monde d’accord. Mais en grattant un peu, cette valise apparaît bien légère. Pour repartir sur de bonnes bases, posons la question que personne n’aborde vraiment: qu’est-ce que la confiance?

Un article paru dans Domaine public n° 2274, février 2020.

Dans le contexte de nos relations interpersonnelles, la confiance est une relation orientée vers le futur. Elle repose sur une prédiction. En faisant confiance à une personne, je projette un futur possible où cette personne réalise ce que j’attends d’elle. Mais cette confiance va plus loin que la simple fiabilité, elle présuppose une forme de réciprocité positive. Elle implique également une forme de prise de risque. Faire confiance, c’est s’exposer. Cette confiance se construit au fil du temps, elle suppose une série d’interactions positives pour se développer. Ces interactions reposent sur des valeurs communes, qu’elles contribuent à renforcer en retour.

Comment appliquer cette définition de la confiance au monde du numérique? Comme l’a expliqué l’anthropologue Scarlett Eisenhauer dans un court papier publié par le laboratoire ethix, cette confiance se décline à travers plusieurs mécanismes pertinents pour le numérique. J’en mets brièvement trois en évidence dans le monde de l’entreprise, avec l’objectif de faire apparaître leur fonctionnement.

Personnaliser, humaniser, rapprocher

Premièrement, plusieurs mécanismes tentent de recréer une relation interpersonnelle. En personnalisant la relation entre les utilisateurs et la technologie, une entreprise tente de créer une relation de personne à personne. Ce n’est plus seulement moi qui utilise Facebook, c’est une relation directe avec son fondateur, Mark Zuckerberg (que je peux d’ailleurs avoir comme «ami»). La relation de confiance avec une technologie se trouve ainsi médiatisée par le recours à une figure de porte-parole. Si ce porte-parole faillit pour des raisons privées, c’est toute la marque, ou même l’ensemble d’une technologie qui vacille. Avec les déboires du fondateur d’Uber, c’est toute l’ubérisation qui est remise en question.

Une variante consiste à tenter d’humaniser la technologie afin de créer l’illusion d’une relation interpersonnelle. Les outils d’assistance -les fameux chatbots et autres Alexa d’Amazon- font croire à l’existence d’une relation entre une personne et les utilisateurs. Cette humanisation tente de créer des bases artificielles pour la confiance.

Autre variation sur un même thème: la tentative d’abolir la distance entre la technologie et l’utilisateur. La technologie numérique devient l’utilisateur, et la question de la confiance devient la fiabilité de son propre corps. C’est bien sûr le cas pour toutes les technologies d’amélioration humaine (du pacemaker à l’exosquelette), mais également pour une certaine rhétorique autour du smartphone, véritable prolongement de nos corps.

Valeurs communes

Le deuxième type de mécanismes pour créer de la confiance adopte une autre stratégie: il mise sur une base commune de valeurs pour créer un sentiment de vision commune. C’est l’idée de futur commun qui est au cœur de cette approche. L’entreprise formule les valeurs qu’elle veut réaliser et l’utilisateur peut les comparer à ses propres valeurs. La congruence entre ces deux ordres de valeurs laisse présager d’une coopération plus efficace et, du point de vue de l’utilisateur, plus légitime.

Ces mécanismes sont centraux pour la question de la confiance en matière de durabilité. Les entreprises invitent l’utilisateur à se projeter dans un univers où il se reconnaît. Les projets de Fintech, par exemple la néobanque Revolut, utilisent ce genre d’approche en soulignant la différence entre un «vieux» et un «nouveau» monde et en invitant les utilisateurs à rejoindre de nouveaux horizons.

Conditions-cadres

Ces mécanismes de valeurs sont liés au troisième type d’approches misant sur les conditions-cadres de la confiance. Être en accord avec des valeurs représente une première étape, mais pouvoir vérifier que ces valeurs sont mises en œuvre au quotidien renforce la relation de confiance. Pouvoir prédire l’avenir nécessite des informations transparentes. Cette transparence ne résume pas la confiance, mais elle représente un terreau fertile pour son développement.

Cette transparence peut être choisie, mais elle peut également être imposée par les autorités publiques. Dans ce cas, elle fait partie d’un ensemble de règles minimales que tous les acteurs économiques doivent respecter. Cette dimension publique rappelle que la question de la confiance est profondément politique.

Au sens large, l’État (le cadre juridique, l’administration, les mécanismes de contrôle) joue le rôle de tiers de confiance -à tout le moins s’il fonctionne de manière efficace et légitime. Même sans entretenir de relations interpersonnelles avec une entreprise, l’utilisateur va alors faire confiance à la régulation et, grâce à son intermédiaire, à tous ceux qui la respectent. Le même mécanisme est à l’œuvre pour les institutions non publiques jouissant d’une forte réputation dans un certain domaine.

Encore du travail!

C’est sur ce dernier point que le domaine du numérique se distingue des autres domaines où la confiance est une valeur-clé (par ex.: alimentaire, mobilité, médical, loisirs). Les services numériques sont encore très peu régulés. Le cadre juridique, encore très national, peine à prendre la mesure de ces services transnationaux.

Le contexte de tensions commerciales et géopolitiques autour des enjeux du numérique, à l’exemple des développements de l’intelligence artificielle, ne fait que renforcer la difficulté à créer cet effet de tiers de confiance. Et pourtant, c’est à l’aune de cette vision de la confiance qu’il faut regarder les développements en matière de protection des données (RGPD en Europe) ou en matière d’intelligence artificielle «digne de confiance» (Commission européenne). La situation est encore profondément insatisfaisante, mais les tentatives de créer un cadre juridique transparent, fiable et légitime participent pleinement d’une politique de confiance dans le numérique.

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