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vendredi, 22 novembre 2019 15:29

Les limites de l’objection de conscience

À quel moment un médecin (ou un infirmier, un psychologue…) peut-il avancer l’objection de conscience pour refuser de pratiquer une intervention qui heurterait sa morale? Est-ce là désobéir à ses obligations? Peut-il imposer ses convictions sans tomber dans l’abus de pouvoir? La question renvoie aux devoirs de la profession et est cadrée en Suisse par une législation précise qui permet de relever les cas étiquetés à tort d’«objection de conscience».

Bioéthicienne et médecin, Samia Hurst est professeur à la Faculté de médecine de Genève et directrice de l’Institut éthique, histoire, humanités. Elle édite la revue Bioethica Forum, le journal suisse d’éthique biomédicale.

Le premier document écrit d’éthique professionnelle dans la culture occidentale est le serment d’Hippocrate. Parmi les composantes centrales de la morale hippocratique, certains préceptes ont survécu à l’épreuve du temps et ont accompagné depuis lors la médecine au travers de tous les contextes dans lesquels elle a été pratiquée. Le premier, et le plus connu, est D’abord ne pas nuire. N’in­tervenir que quand on peut espérer faire plus de bien que de mal est resté la première règle de la médecine.

Dès ses origines, la médecine a disposé d’outils puissants. Les premiers médicaments portent un nom, pharmakon -qui a donné la pharmacie-, qu’ils partagent avec les poisons. Les premiers médecins, les premiers malades… et leurs ennemis (!) ont pu se rendre compte assez vite que ces pharmakon pouvaient être utilisés autant pour les patients que contre eux. Comment faire confiance au médecin, sachant que votre ennemi peut le payer plus grassement que vous pour vous achever? Sans un en­gagement fort et visible de la médecine, c’est impossible. Le bien prioritaire des patients est ainsi devenu un précepte fondateur et indispensable de la pratique médicale, pour que les malades puissent se confier aux médecins. Et voilà pourquoi il faut de tout temps et très visiblement s’assurer qu’il soit respecté.

D’autres règles, comme le secret professionnel ou l’interdiction d’avoir des rapports sexuels avec ses patients ou leurs proches, ont aussi survécu jusqu’à nos jours.

Prévenir les abus

Le point commun entre ces principes? Ils interdisent les abus de pouvoir sur des patients vulnérables. Car comme d’autres professions, la médecine s’exerce au service de plus fragile que soi. Le résumé le plus essentiel de l’éthique médicale pourrait donc être formulé comme suit: «Tu n’abuseras pas du pouvoir requis pour exercer ton art.»

L’interdiction d’utiliser les outils de la médecine contre ou autrement que pour le bien des patients con­duit à une série de restrictions autour de l’engagement de la profession médicale. On peut citer les interdictions de participer à la torture,[1] à la peine de mort, à la détention de prisonniers politiques en milieu psychiatrique,[2] à l’alimentation forcée de personnes capables de discernement.[3] Ou encore de la pratique d’interventions inutiles pour le patient dans le seul but de gagner de l’argent ou du prestige.

Ce fondement de l’éthique médicale est important pour comprendre l’objection de conscience et ses limites. Que faire, en effet, lorsque le médecin n’est pas d’accord avec la décision de son patient? C’est son droit le plus strict d’avoir des convictions personnelles et des priorités morales différentes de celles de son patient. En revanche, ses engagements professionnels exigent de lui que, dans son attitude d’accompagnement, il ne les impose pas au patient. Si c’est son devoir, en tant que professionnel, de refuser parfois de pratiquer des actes reconnus par sa profession comme incompatibles avec ses engagements, il ne peut en revanche imposer ses con­victions personnelles comme si elles étaient celles de sa profession lors­que ce n’est pas le cas. C'est dans ces limites qu’entre le droit à l’objection de conscience: il protège les médecins lorsqu’une intervention médicale heurterait leurs principes personnels et trahirait leur conscience, mais il doit s’exercer dans le cadre des devoirs et des engagements professionnels pour éviter les abus de pouvoir. Un médecin qui s’y réfère ne fait donc pas à proprement parler de la résistance puisqu’il reste dans le cadre de l’obéissance à la loi.

Les limites fixées par la loi

À Genève, la loi sur la santé prévoit implicitement et exactement cette limite. Elle stipule: 1. «Le profession­nel de la santé ne peut être tenu de fournir, directement ou indirectement, des soins incompatibles avec ses convictions éthiques ou religieuses»; 2. «L’objecteur doit dans tous les cas donner au patient les informations nécessaires afin que ce dernier puisse obtenir, par d’autres professionnels de la santé, les soins qu’il n’est pas disposé à lui fournir»; 3. «En cas de danger grave et imminent pour la santé du patient, le professionnel de la santé doit pren­dre toutes les mesures nécessaires pour écarter le danger, même si elles sont contraires à ses convictions éthiques ou religieuses».

La conscience du professionnel mérite protection, mais le bien du patient vient avant. Dans les cas les plus classiques d’objection de cons­cience, l’intervention concernée est légale, indiquée et acceptée par le patient. En d’autres termes, cette intervention, le patient y a droit. Ce droit devra être mis en balance avec le droit d’objecter du professionnel. Lorsqu’on ne parvient pas à faire respecter les deux droits en même temps, par exemple en trouvant un remplaçant pour le médecin, celui du patient prime: l’objecteur doit s’exécuter. Le droit à l’objection de conscience est donc un droit à s’extraire personnellement de la situation, mais pas un droit à barrer la route au patient.

Imaginons un patient opposé aux transfusions sanguines, mais qui aurait besoin d’une intervention chi­rurgicale lors de laquelle il y a de fortes chances qu’une transfusion soit nécessaire. Imaginons encore que l’équipe médico-soignante ait eu tout le temps nécessaire pour vérifier qu’il s’agit bien pour le patient d’une conviction profonde et que son choix est libre et éclairé. Sans cette intervention, le patient décéderait; avec l’intervention, même sans transfusion, il aurait une chance de s’en sortir. Cette intervention remplirait donc les conditions énoncées plus haut : elle serait légale, indiquée et consentie par le patient.

On peut comprendre néanmoins que dans une telle situation un membre de l’équipe opératoire refuse de participer à l’intervention et avance l’objection de conscience. Il serait souhaitable dans un tel cas de lui trouver un remplaçant. Mais on comprend facilement aussi que si ce remplaçant ne peut pas être trouvé en temps utile, on ne puisse pas demander que le patient paye de sa vie la protection de la conscience du professionnel!

Dans les cas concrets, les limites de l’objection de conscience sont au fond assez claires. Mais quand ces limites ne sont pas reconnues légalement, le cumul des objections de conscience par des professionnels peut véritablement conduire à des situations d’abus de pouvoir. On assiste ainsi aux États-Unis à la désertification des services d’interruption de grossesse. Qu’un certain nombre de médecins ne souhaitent pas réaliser ce geste n’est pas surprenant, car son statut est controversé, y compris au sein de la profession médicale. D’autres s’y refusent par crainte pour leur sécurité personnelle dans des régions où des groupes militants ont assassiné des professionnels qui pratiquaient des interruptions. Le résultat final est qu’une intervention légale -et parfois nécessaire pour la sécurité de la femme enceinte- est devenue inaccessible en raison du cumul des refus médicaux. Lorsqu’il est ainsi collectif, le refus d’utiliser un moyen de la médecine pour le patient devient un abus de pouvoir: ce sont les patientes qui se voient contraintes de payer le prix de la protection des professionnels.

En Suisse, le droit d’objecter est garanti dans les cas d’interruption de grossesse (légalisée sous certaines conditions en 2002) comme pour toute autre intervention mais, comme dans d’autres cas, il est nécessaire qu’un remplaçant soit accessible pour pouvoir exercer ce droit. Pour protéger davantage la conscience des médecins, la loi sur l’interruption de grossesse donne aux cantons l’obligation de désigner les «cabinets et établissements hospitaliers» pouvant pratiquer cette intervention: une ressource alternative doit donc exister partout. (art. 119,4 Code pénal).

Quand il y a illégalité

Si on parle souvent d’objection de conscience lorsqu’un professionnel invoque sa conscience pour refuser un acte, cela peut être à tort. Lors­qu’une intervention est illégale, non indiquée, refusée par un patient capable de discernement, ou plus simplement quand il s’agit d’une intervention à laquelle le patient n’a pas droit, alors il ne s’agit pas au sens strict d’une objection de conscience. Dans ces cas, le médecin peut refuser de pratiquer cette intervention sans s’assurer d’un remplaçant; c’est parfois même son devoir.

Si je demande à mon médecin d’administrer à un membre de ma famille une substance létale pour mettre fin à ses jours, un acte illégal en Suisse, et qu’il accepte de le faire, il transgresse le Code pénal. S’il refuse par contre, il n’aura bien sûr pas besoin de s’assurer qu’un collègue accède à ma demande.

Si une autorité demande à un médecin de nourrir de force une personne capable de discernement et qui refuse d’être alimentée, le médecin ne doit pas obtempérer. C’est exactement cela qui s’est produit en 2010 lors de «l’affaire Rappaz».[4] Là encore, il ne s’agit pas d’objection de conscience puisque c’est un geste que tout médecin doit professionnellement refuser; il ne saurait donc non plus être question d’exiger de lui qu’il trouve un remplaçant.

Légal mais non indiqué

Autre contre-exemple. Si je demande une intervention thérapeutique dont j’aurais lu le plus grand bien sur Internet, mais qui est non indiquée, inutile ou nocive par rapport à ma situation, le médecin qui s’y refuserait appliquerait tout simplement les règles de l’art. Là encore, il n’aura bien sûr pas besoin de trouver un remplaçant qui accèderait à ma demande.

Il ne s’agit pas non plus d’objection de conscience si un patient demande un geste légal mais auquel il n’a pas droit. Cette précision est particulièrement importante dans une situation typiquement suisse: les deman­des d’assistance au suicide. Assister le suicide d’une personne qui le demande est légal dans notre pays, et cela ne peut se faire que si la personne en question y consent. Mais cela ne signifie pas que la personne a le droit d’obtenir cette assistance au suicide. Ce point différencie fondamentalement ce geste des interventions médicales qui, elles, font l’objet d’un droit d’accès aux soins. La personne qui demande une assistance au suicide n’est pas considérée comme lésée si elle essuie un refus. Le droit à être assisté est un droit-liberté: comme la liberté d’expression ou le droit au mariage, il s’agit d’un droit à faire une chose sans entraves, mais pas à en obtenir les moyens. Un médecin peut donc simplement refuser. Il n’a pas besoin de trouver un remplaçant et ne peut jamais être contraint d’accepter.

Il ressort de ces exemples que la législation relative à l’objection médicale s’accorde bien en Suisse aux devoirs de la profession. Elle reconnaît que l’objection de conscience est une protection essentielle dans la pratique médicale, elle protège le droit des professionnels à exercer leur métier sans devoir trahir leurs principes personnels, mais elle protège en premier le bien des patients en prévenant tout abus de pouvoir à leur encontre. 

 [1] Association médicale mondiale, Déclaration de Tokyo. Directives à l’intention des médecins en ce qui concerne la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en relation avec la détention ou l’emprisonnement, adoptée par la 29e assemblée médicale mondiale, Tokyo, octobre 1975.
[2] World Psychiatric Association, Declaration on Ethical Standards for Psychiatric Practice, approved by the general assembly, Madrid, 25th august 1996.
[3] Association médicale mondiale, Déclaration de Malte sur les grévistes de la faim, adoptée par la 43e assemblée médicale mondiale, Malte, novembre 1991.
[4] B. Gravier, H. Wolff, D. Sprumont, B. Ricou, Chr. Kind, A. Eytan, M. Zimmermann-Acklin, R. Raggenbass, B. Elger, H. Slama, M. Wälti-Bolliger, P. Weiss, T. Bischoff, V. Pezzoli, M. Gauthey, G. Bosshard, P. Giannakopoulos, A. Mauron, P. Suter, J. de Haller, S. Hurst: «L’alimentation forcée est contraire à la déontologie médicale; Une grève de la faim est un acte de protestation –quelle est la place des soignants?», Bulletin des Médecins Suisses 2010, 91(39), pp. 1521-5.

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