L’analyse des liens entre migration et santé ne peut faire l’économie d’une définition de ces deux termes. La santé est le fait d’être et se sentir acteur et auteur, individuel et collectif, de son devenir : elle n’a aucune corrélation avec la présence d’une souffrance, l’être humain étant par essence jouissant et souffrant.[2] Ensuite la migration. Nous sommes tous des migrants, dans la mesure où chacun et chacune, quelles que soient la nature et l’importance de ses déplacements spatiaux, change de mon-des plusieurs fois au cours de sa vie.
Dès lors, il n’y a pas de lien automatique, constant, entre migration et santé. Celui-ci varie selon les expériences migratoires singulières qui parsèment nos vies. Les répercussions de nos changements de mondes sur notre capabilité[2] à être auteurs de notre devenir ne sont à l’évidence pas les mêmes si nous venons d’Érythrée, parcourons des années durant le Soudan et la Lybie, traversons la Méditerranée sur une barque qui prend l’eau et nous voyons refuser l’asile en Europe, ou si nous passons sans péril la frontière après un vol direct de New York, et trouvons le lendemain un nouveau bureau dans une multinationale implantée sur les rives du Léman.
Distinguer nos trajectoires selon les conditions de nos migrations respectives, au lieu de séparer abusivement l’humanité entre migrants et sédentaires (ou autochtones), accroîtrait déjà le « capital santé » des migrants déshérités. En effet, depuis plus d’un siècle, l’histoire des réflexions et pratiques sur le thème migration et santé est marquée par l’omniprésence du modèle des déficits, qu’il soit sans fard ou voilé par un langage politiquement correct.
Les différences entre soi et l’étranger (jadis le saisonnier italien, aujourd’hui le requérant d’asile afghan ou syrien) sont comprises en termes de manque, de déficit, dont l’autre serait porteur : manque de volonté à surmonter la douleur, faible perméabilité aux programmes de prévention ou de promotion de la santé, présence insuffisante aux contrôles de grossesse, apprentissage déficitaire de la langue d’accueil, désir d’intégration douteux, et j’en passe. Présupposé peu capable d’être l’auteur de son devenir, et même de devenir, « l’étranger » se retrouve d’emblée interdit de santé, du moins au sens où je l’entends.
Du deuil à la création
Nous sommes donc tous des migrants, si ce n’est dans l’espace du moins dans le temps. Le carrefour des années 80 et 90 constitue un bel exemple de migration temporelle : prémisses du téléphone portable et d’Internet qui bouleverseront le lien social ; avènement de l’Organisation mondiale du commerce qui sèmera les déréglementations du néo-libéralisme ; effondrement de l’Union soviétique qui transformera géopolitique, politique et représentations de l’altérité radicale ; premières mises en garde contre le réchauffement climatique qui questionnera nos velléités de maîtrise exponentielle. Dans un tout autre registre, la maladie grave est elle aussi à l’origine de migrations temporelles multiples : migration d’un corps sain à un corps malade et, en cas de guérison, d’un corps malade à un corps sain, migration du domicile à l’hôpital, migration vers la mort. Dans la vie de tous, migration et santé sont ainsi intimement liés.
Tout changement cependant ne saurait constituer une migration : ce concept, devenu passe-partout, perdrait alors toute utilité. Quelques conditions sont requises. Il doit d’abord s’agir d’un changement de mondes, les mondes étant conçus comme des mondes de sens. Il faut aussi qu’il s’assortisse de pertes suffisamment signifiantes pour être susceptibles d’engendrer un processus de deuil : des pertes de Toi (personnes ou objets[3] fortement investis), des pertes de Soi (corps sain, vie, statut) ou des pertes de sens. Or ces deuils, s’ils sont pleinement élaborés, se muent en sources de créations, individuelles et collectives : création de Soi, de sens et même de valeurs.
L’intégration créatrice, réciproque, d’un réfugié et de sa société d’accueil - bien différente de l’intégration-assimilation si souvent prônée - en représente un bel exemple. Lorsque celle-ci advient, les migrations irriguent la santé du migrant et de l’accueillant : nous tendons à l’oublier.
Les états de survie
L’élaboration de nos deuils, nécessaires à la création, n’a pas toujours la possibilité de se réaliser pleinement. Les caprices de nos psychés jouent bien sûr un rôle, mais celui du contexte est souvent prépondérant. En particulier lors d’états de survie, ces situations dans lesquelles l’individu (la communauté aussi) dédie toute son énergie à sa survie à court terme : précarité extrême de longue durée (très grande pauvreté, alimentation insuffisante, épidémies) ou traumatismes persistants (telle la guerre). D’innombrables requérants d’asile ou réfugiés ont vécu pareille odyssée : dans le pays d’origine, au cours de leur périple parfois ponctué de naufrages, dans le pays d’accueil tant que plane le risque d’un retour forcé à la case départ. Conséquences, pour avoir une chance de survivre, ils doivent se maintenir dans un état d’alerte, c’est-à-dire sans cesse guetter la possible présence de dangers alentour. Ainsi fixés sur le présent, du moins le très court terme, ils ne peuvent octroyer à leur psyché le loisir de butiner dans les allées du futur (d’où entre autres leur apprentissage difficile de la langue du pays d’accueil, celui-ci nécessitant une projection minimale dans le futur).
L’élaboration de leurs deuils multiples est elle aussi prohibée : leur inéluctable phase dépressive affaiblirait considérablement l’état d’alerte, fragiliserait individus et communauté au point de les rendre inaptes à défendre leur survie. Les deuils sont dès lors « congelés » et leur possible issue créatrice renvoyée à plus tard.
Dans les sociétés blessées par l’extrême pauvreté ou un conflit armé, la survie physique de tous s’avère illusoire : des hommes, des femmes et des enfants meurent de faim, de maladies, de bombardements, de naufrages. D’où une autre caractéristique des états de survie : l’héritage ancestral (coutumes, croyances, conception de la maladie et de la santé, normes d’alliance matrimoniale et règles de filiation, langue) devient le seul bien auquel il demeure possible de s’accrocher. Ainsi, obnubilée par sa survie identitaire, la communauté se recroqueville.
Maladies de la reconnaissance
Ces mécanismes sains, en quelque sorte immunitaires, ne sont la plupart du temps pas reconnus, y compris par les professionnels de la santé. Ils sont interprétés en termes de retard, de manque : le modèle des déficits poursuit sa propagation. Quelques exemples : les douleurs chroniques associées - y compris dans la jurisprudence du Tribunal fédéral - à un manque de volonté de surmonter la douleur alors qu’elles peuvent représenter l’inscription dans la mémoire du corps de deuils ou de traumatismes en souffrance d’élaboration ; les difficultés d’apprentissage d’enfants parfois compris comme retards de développement ou conséquences d’une sous-stimulation de la part des parents, alors que les uns et les autres, fixés sur leur survie, ont d’autres priorités.
Dans Parcours de la reconnaissance,[4] Paul Ricœur en distinguait trois formes principales. Premièrement la reconnaissance par identification : reconnaître ce que l’on a déjà connu, tel le médecin qui reconnaît la présence de telle ou telle maladie à la présence de signes et symptômes dont il connaît la signification. À l’évidence beaucoup de soignants connaissent mal les états de survie et tendent à attribuer leurs manifestations à des « maladies » plus familières.
Deuxièmement, la reconnaissance en soi-même de capabilités : entre autres d’un pouvoir dire, d’un pouvoir agir et d’un pouvoir se raconter. Outre les effets délétères du modèle des déficits sur la reconnaissance des capabilités des patients et leur expression, il va sans dire que les conditions de survie et d’impuissance auxquelles se trouvent condamnés beaucoup de requérants d’asile tendent à brider leurs pouvoir dire et agir. Quant à leur pouvoir se raconter - créer un récit de sa vie reliant le passé au présent -, il pâtit de traumatismes arrachant le présent au passé. Notons aussi que l’absence de recours à des interprètes communautaires, encore trop peu répandu dans bien des services, limite drastiquement le pouvoir dire des patients allophones.
Troisièmement, la reconnaissance mutuelle : de manière évidente l’estime sociale accordée aux étrangers en situation de précarité est bien pauvre. Quant à leur squelettique reconnaissance juridique, elle tend à faire perdurer leur état de survie. En d’autres termes, nombre de leurs problématiques de santé doivent être considérées comme des maladies de la reconnaissance. Celles-ci ont d’ailleurs aussi une incidence sur l’émergence d’autres difficultés, telles les adolescences compliquées d’enfants adoptés ou les tensions conjugales de couples biculturels.
Maladies du lien social
La reconnaissance mutuelle a encore deux autres dimensions : l’approbation - approuver l’autre dans sa pleine humanité, ses fondamentales similitudes avec moi-même - et la gratitude. Toutes deux sont intimement liées à la qualité du lien social. Les anthropologues ont souligné que le lien social se nourrissait d’échanges de dons et de contre-dons, d’objets mais aussi de gestes, mimiques et paroles. Or beaucoup de requérants d’asile et de personnes sans papiers n’ont guère l’occasion de rencontrer des membres de la société d’accueil, à l’exception peut-être de fonctionnaires de l’immigration, de soignants, d’assistants sociaux et d’enseignants. Pire encore, leur visage souvent n’est pas vu, leur voix pas entendue. Le lien social en devient pratiquement inexistant. Et lorsqu’il est présent, il est perverti. Pour que l’échange de dons et de contre-dons nourrisse la reconnaissance mutuelle sous forme d’approbation, il faut qu’il soit assorti de réciprocité équilibrée. Toute intégration créatrice à nos mondes - de migrants que nous sommes tous - la requiert. Or, même dans les situations trop rares où se tisse un semblant de lien social, réciprocité et équilibre font défaut. Le soignant, l’assistant social et l’enseignant donnent ; ils ne reçoivent pas, ou bien peu. Il s’ensuit un déséquilibre qui mine le lien dès ses balbutiements.
Parmi les maladies du lien social, la plus dangereuse est la double marginalisation. C’est aussi l’une des plus répandues. Par défaut de lien social sain (nourri de réciprocité équilibrée et de reconnaissance des similitudes) entre leurs parents et leurs enseignants (ou leurs pédiatres, psychologues, assistants sociaux) qui représentent respectivement leurs mondes d’origine et d’accueil, des jeunes migrants (dans le sens ordinaire du terme) de la première ou de la seconde génération sont progressivement écartelés entre leurs deux mondes. Pour abréger cette déchirure, ils finissent par les lâcher tous deux et par construire un monde tiers, un groupe réuni autour de la délinquance, la violence, la toxicodépendance ou le jihadisme. Dans les pires des cas, ils se double-marginalisent dans la solitude, s’auto-excluent en développant des symptomatologies psychotiques ou en tentant de se suicider.
Sur le plan de la santé publique, la double marginalisation constitue sans aucun doute, avec les douleurs chroniques, le plus grave syndrome, contre laquelle toute thérapeutique empreinte du modèle des déficits n’est d’aucun secours et même aggrave le mal.
La gratitude
Ce diagnostic, en termes de maladies de la reconnaissance et du lien social, offre en miroir le dessin de pistes thérapeutiques adéquates. En quelques mots : transformer nos pratiques, qu’elles soient citoyennes ou professionnelles ; les nourrir d’approbation, de reconnaissance de nos similitudes fondamentales, d’une attention soutenue à l’estime sociale et aux droits de nos vis-à-vis. Il s’agit aussi de savoir manifester notre gratitude. Dans les faits le donateur n’est peut-être pas toujours celui qu’on croit. Les personnes en état de survie offrent souvent aux professionnels des pans de leur vécu, de leur intimité, de leurs souffrances - ce que j’appelle des paroles précieuses. Ils nous montrent ainsi qu’ils nous jugent dignes de les recevoir. La balle de la reconnaissance est dès lors dans notre camp : nous devons les remercier pour ces cadeaux de grande valeur, au lieu de les considérer comme un dû.
Changer nos postures ancrées depuis si longtemps ne va cependant pas de soi. Je suggère, comme premier pas, de considérer cette possible révolution - au sens littéral du terme - comme un changement de mondes, une véritable migration. Comme toute migration, elle implique pour nous des pertes signifiantes qu’il s’agira petit-à-petit d’élaborer. Ainsi œuvrerons-nous à la transformation progressive des liens entre migration et santé. Et améliorerons notre propre santé !
Psychiatre et psychothérapeute d’enfants et d’adolescents, Jean-Claude Métraux est responsable du cours « Santé et migration » à l’Université de Lausanne. Il a orienté son travail de thérapeute auprès des familles migrantes. Il a été directeur de l’association « Appartenances » de 1993 à 2001.
Pour approfondir la question
Jean-Claude Métraux, La migration comme métaphore
Paris, La Dispute 2011, 260 p.
[1] Pour reprendre une expression, répétée tout au long de son œuvre, de Cornelius Castoriadis, co-fondateur en France du groupe Socialisme ou barbarie.
[2] Traduction du mot anglais capability (possibilité d’être capable), que l’on retrouve tant dans l’œuvre de Paul Ricœur que dans celles des philosophes Martha Nussbaum et Amartya Sen.
[3] Au sens psychanalytique du terme.
[4] Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock 2004, 388 p.