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jeudi, 01 septembre 2016 16:38

Physique, création et émerveillement

Dieu ne se trouve pas au bout des télescopes, même les plus modernes. Pas d’empreintes digitales divines dans le big-bang, dans les trous noirs, dans l’énergie sombre ni dans l’étonnante cohérence des constantes physiques. L’idée de création n’est pas le résultat de mesures ou de déductions théoriques, mais d’une expérience d’un autre ordre.

On ne trouvera pas chez les astrophysiciens, même chrétiens, de formule, d’équations ou de théories scientifiques pour «Dieu». Ils mesurent, observent, expliquent comme n’importe quel autre scientifique, comme si Dieu n’existait pas. Je peux cependant en faire personnellement l’expérience dans certaines circonstances. Par exemple, par une belle nuit étoilée, lorsque Jupiter ou Vénus brillent au firmament et me rappellent qu’il a fallu 4,6 milliards d’années pour que la vie apparaisse sur notre planète et s’y développe suffisamment pour que je devienne un être conscient et que je puisse percevoir les étoiles. Pour en arriver là, il a fallu tout un univers, pas moins de 14 milliards d’années. C’est le temps imparti pour permettre aux processus cosmiques d’aboutir à notre existence. Sans étoiles, il n’y aurait pas de planètes, et sans galaxies pas d’étoiles. Pour que des galaxies puissent se former, une grande quantité de matière noire est nécessaire, et pour l’expansion de l’univers, une énergie sombre inconnue.
Toutes ces réalités, indispensables à notre existence, dépassent les limites de notre imagination, mais nous sommes incapables de ne rien produire de tout cela. Nous commençons alors à comprendre que nous ne sommes pas en présence de quelque chose d’ordinaire, mais d’une sorte de don. Aucune démarche rationnelle ne nous oblige à tirer cette conclusion. Acceptons de nous étonner et de faire intérieurement l’expérience de n’être qu’une partie d’un ensemble bien plus grand. Dans la mesure où nous prenons au sérieux cet étonnement, nous ne sommes pas loin de comprendre que le fait d’exister est un cadeau.
Le double don de L’univers offert[1] et de la vie dirige notre étonnement vers l’auteur de ce don, un vis-à-vis dans le cosmos. La capacité de s’étonner permet de saisir la réalité dans une tout autre perspective que celle de l’astronomie ; elle fait découvrir d’autres réalités que celles perçues par les sciences naturelles.
Aujourd’hui, on entend dire qu’il n’y a de connaissance possible qu’à partir des sciences naturelles. La mode est à un agnosticisme qui estime qu’il n’y a rien à attendre de la religion. Sans cesse on soulève la question de savoir si la religion est nécessaire, du moment que les sciences naturelles parviendront bientôt à rendre compte de toute la réalité. Une telle question place manifestement la religion sur le même plan expérimental que les sciences naturelles, avec lesquelles elle entrerait en concurrence. Mais la religion n’a pas sa place – et ne devrait pas chercher à en avoir une – dans une vision qui ne voudrait retenir que les faits objectifs et des explications de cause à effet. Elle se base sur un autre ordre de perceptions que celles des sciences naturelles. Quelle relation y a-t-il entre ces deux ordres de perception ?

La Sagesse, chez Jean

Vers l’an 100, les premiers intellectuels chrétiens étaient confrontés à une tout autre problématique. Ils vivaient dans une culture qui s’exprimait en grec et qui n’était pas marquée par l’agnosticisme mais par le gnosticisme. Contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, cette culture était dominée par la notion d’esprit. Conçu comme la base de toute réalité, l’esprit était valorisé et vécu d’une manière presque incompréhensible pour l’homme d’aujourd’hui. Le monde concret ne comptait quasi pas, la réalité était spirituelle.
Face à cette conception, les chrétiens gardaient le souvenir d’un certain homme, Jésus de Nazareth, dont l’enseignement leur avait donné la force de bouleverser et de transformer leur monde. Or les événements concernant Jésus n’étaient pas tous d’ordre spirituel. Comment ont-ils pu devenir compréhensibles pour des gens dont la mentalité était orientée essentiellement vers l’esprit ?
Jean, dans le Prologue de son évangile, fait le lien entre la vie et la mort terrestres de Jésus (sa chair, sarx) et le Verbe (logos) qui renouvelle tout l’univers : «Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu. [...] C’est par lui que tout est venu à l’existence, et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui. [...] Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire» (Jn 1,1-14).
À première vue, le texte biblique peut paraître absurde aujourd’hui ; il appelle des explications comme celles que l’on trouve dans les commentaires qui s’y rapportent. Mais traduit dans un langage actuel, ce texte m’interpelle. Je suis fasciné par le fait que l’auteur exprime son expérience et sa tradition de façon totalement différente de celle des autres évangélistes. Il n’a pas peur d’utiliser le concept de logos, en vogue dans la culture hellénistique. Jésus, qui, semble-t-il, ne parlait pas grec, aurait sans doute parlé de Sagesse plutôt que de Verbe. Mais Jean n’a pas voulu transmettre ses paroles de manière purement littérale. Pour lui, il était plus important que ses lecteurs comprennent la tradition. Grâce au concept de logos, il a pu projeter sur l’ensemble du cosmos l’efficacité des paroles terrestres de Jésus.

La vision du temps

Le Prologue de Jean n’est pas vraiment une introduction, mais plutôt une proposition – à la manière d’un théorème mathématique – qui sera expliquée et rendue plausible dans la suite de l’évangile par le récit des événements concernant Jésus. Jean interprète l’univers comme création, et il explique ce que cela signifie : la création est comme la vie, la mort et la résurrection de Jésus.
Cette vision est bien plus stimulante que tout ce qu’on lit aujourd’hui à ce propos ! Elle me fait l’effet d’une brise fraîche par une chaude journée d’été. Devrions-nous nous aussi prendre nos distances avec le registre habituel contemporain, afin d’unir, dans une perspective commune, les sciences naturelles et la théologie ?[2]
Évidemment, il ne s’agissait pas pour Jean d’une cosmologie telle que la conçoivent aujourd’hui les sciences naturelles. L’explication du monde vient presque en passant chez lui. Pour expliquer ce qu’il entend par l’action de Dieu dans le monde, il recourt à une perspective cosmique : la sagesse créative part de Dieu et provoque des changements dans le monde ; on peut la percevoir, si on le veut, mais on n’y est pas obligé. La création ne se situe pas dans un mythique temps antéhistorique. Elle a à voir avec la Force et la Sagesse qui, depuis l’origine, sous-tendent l’univers et son évolution, mais se manifestent et prennent forme dans le temps présent.
Le texte m’interpelle par la manière dont il parle de la relation entre Dieu et le monde. Aujourd’hui les scientifiques ne sont pas les seuls à être tentés de comprendre l’univers comme une réalité purement rationnelle, un monde régi par un pur hasard ou des lois strictes. À la rigueur, l’action de Dieu pourrait se limiter aux phénomènes naturels inexplicables, tels le big-bang, la problématique physique quantique, la non-localisation ou la théorie du chaos.
C’est précisément ce que ne fait pas le texte. Dieu ne se trouve pas dans les lacunes d’une explication rationnelle du monde, mais dans la Sagesse du tout et de chacune de ses parties. La raison pour parler de Dieu n’est pas l’existence d’un hypothétique et démontrable plan en vue du développement des êtres vivants. Même pour la création du cosmos, la clé se trouve bien davantage dans le souvenir de Jésus. Il est frappant de remarquer que ce ne sont pas tant les actes ou les miracles de Jésus qui sont évoqués, mais ses paroles. Jean y a perçu une force, qui a influencé sa vie et sa vision du monde. C’est là, il faut bien le reconnaître, une manière complètement folle d’élaborer une cosmologie ! Parce qu’elle procède d’une toute autre origine et qu’elle se fonde sur un autre style d’expérience, elle est totalement différente de la cosmologie actuelle des sciences naturelles.

Un langage métaphorique

Jean se réfère prioritairement à des expériences humaines du divin. Il les traduit par des images qui nous sont certes en partie étrangères, mais dont nous comprenons le message dans la mesure où nous prenons conscience de ce qu’est le langage figuré et que nous le redécouvrons.
Si le christianisme a perdu de son lustre face aux sciences naturelles, c’est parce qu’on a oublié ou nié ces autres manières de discerner la réalité sur lesquelles Jean se base. Tel, par exemple, l’émerveillement, qui est à la base des questions religieuses comme celle de l’échelle des valeurs, de l’orientation et du sens. Il est certain que les sciences naturelles ont rendu peu compréhensibles les anciennes représentations religieuses de la création. Mais au cours de sa longue histoire, le christianisme s’est enrichi de toute une grande diversité de nouvelles expériences traduites dans un langage métaphorique. C’est pourquoi l’image du Verbe de la Sagesse divine ouvre pour moi de nouvelles perspectives sur l’univers et sur moi-même : l’univers et ma propre vie ne sont pas uniquement des faits bruts, ils sont des cadeaux voulus et programmés par le Créateur.

* Le travail interdisciplinaire d’Arnold Benz sur la science et la religion lui a valu le titre de docteur honoris causa de l’Université de Zurich. Ses recherches se concentrent sur la formation des étoiles et des planètes et sur les éruptions solaires. Sont traduits en français : L’avenir de l’univers, Genève, Labor et Fides 2004, 206 p., et L’univers offert. Astrophysique et création, Lyon, Olivétan 2015, 190 p.

[1] Du titre du livre d’Arnold Benz, recensé dans choisir n° 675, mars 2016, p. 39. (n.d.l.r.)
[2] Cela doit être notre tâche car «...les théologiens et tous les hommes de science de l’Église sont appelés à unir la foi à la science et à la sagesse pour contribuer à leur compénétration réciproque», Jean-Paul II , Redemptor hominis 151 (1979).

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