banner societe 2016
mardi, 12 mars 2019 12:18

Numérisation - libération ou esclavage?

Les dernières décennies ont été fortement marquées par un changement de taille dans l’univers du travail: l’installation dans tous les secteurs, à tous les niveaux, d’une numérisation globale. Que penser de cette évolution? Relève-t-elle seulement du rapport individuel à la machine ou d’un changement sociétal profond de la place et la valeur même du travail?

L’introduction de la numérisation au travail a obligé chaque individu à se former, s’adapter, se soumettre à de nouveaux outils, de nouvelles manières de travailler, de nouveaux rythmes, de nouvelles normes. Pour certains, ce bouleversement a été trop soudain, mal accompagné, et beaucoup de travailleurs pensent avec nostalgie à ces années bénies où le travail était cadré et laissait une place au lien social. D’autres voient au contraire en cette numérisation un levier incroyable pour un travail plus efficace, une plus grande autonomie de leur organisation professionnelle et personnelle, et une simplification réelle générée par les logiciels.

Des enchevêtrements

Les organisations de travail se sont transformées dans un contexte de forte compétitivité et de pression de production. Grâce au numérique, la circulation des flux de production et d’information s’est accélérée. Les contraintes traditionnelles se révèlent ainsi désuètes: on peut communiquer avec tous à distance, travailler de n’importe où et à n’importe quel moment. La numérisation offre donc une nouvelle forme d’autonomie et une optimisation globale des coûts. Mais pour être complet, il faut aussi relever l’augmentation des prescriptions et du contrôle, ainsi que l’injonction à plus de productivité qu’elle induit. On observe une accélération du travail, avec un sentiment constant d’urgence, accompagné d’un besoin permanent de «joignabilité». Les technologies mobiles deviennent ainsi pour les salariés un moyen de maximiser leur temps, en profitant de tous les « temps morts » pour se connecter, passer des coups de fil, traiter le courrier électronique ou travailler sur des documents.

Ces tentatives d’optimisation vont cependant à l’encontre des besoins physico-psycho-cognitifs de relâchement dans le travail. L’individu voyage en permanence entre deux sphères: son monde personnel et son monde professionnel. Souvent une porosité entre les deux est observée chez les travailleurs connectés. Au travail, la mère de famille va, par exemple, gérer ses problèmes de garde d’enfants, et à la maison, lorsque les enfants dormiront, elle se remettra sur son dossier du jour. Cet enchevêtrement des temps sociaux aggrave le sentiment d’urgence par la «joignabilité» quasi-permanente de l’individu, aussi bien pour ses relations privées que professionnelles.

Réinventer le lien social

Cette «joignabilité», évidemment, n’est pas synonyme de rencontre physique. Il est fréquent d’observer des travailleurs partageant un même bâtiment échanger sans se rencontrer. Cette absence de lien direct favorise le sentiment d’isolement social. L’être social que nous sommes est nié, et cela vient impacter non seulement notre rapport au travail mais également notre rapport au collectif de travail.

Ces nouvelles formes de communication et la distance physique introduite par les outils numériques modifient également la façon d’encadrer. Combiné avec cet isolement social, un faible encadrement peut fortement contribuer à un sentiment -réel ou perçu- de manque de soutien de la part de la hiérarchie. Le management de proximité est d’ailleurs identifié comme l’acteur principal de la prévention des risques psycho-sociaux liés à la numérisation. Le manager doit alors avoir valeur d’exemple en replaçant la communication verbale, directe, interpersonnelle, dans sa manière de conduire ses troupes. De nombreuses initiatives sont prises dans ce sens. Price Minister, par exemple, une entreprise de vente en ligne, a annoncé en février 2015 la mise en place d’une demi-journée sans courriels, un vendredi matin par mois.

Mais si les technologies isolent, c’est encore plus le cas lorsqu’elles sont absentes, quand les salariés ne les utilisent pas ou utilisent des outils peu connectés! La fracture numérique s’exprime aussi et surtout dans l’isolement accru des non-utilisateurs. Se pose alors la question fondamentale de la formation et du facteur temps dans l’installation de cette numérisation à chaque poste de travail. D’autant plus que la charge de travail dans ce nouveau monde numérique a réellement augmenté avec l’apparition du méta-travail.

Méta-travail et stress

Il s’agit de toutes les tâches d’organisation et de coordination des activités professionnelles induites par la numérisation; de cette masse de travail, invisible et peu valorisée, faite de reporting, de mémorisation sur différentes plateformes, de mise en perspective entre les activités, du besoin croissant de communication et de toute la logistique concrète liée aux différentes technologies et machines utilisées. De nombreuses activités communément acceptées et intégrées dans le quotidien du travailleur n’existaient pas hier, par exemple la création ou la maintenance de sa e-réputation. Le travailleur n’est donc jamais sans travail ; son temps et son espace sont fragmentés en permanence par de nouvelles demandes, de nouvelles informations. Certains auteurs parlent de surcharge informationnelle ou d’infobésité.

Cette injonction de rapidité et d’efficacité a elle aussi un coût émotionnel non négligeable, qui peut entraîner un technostress venant s’ajouter aux exigences du travail en lui-même. Il induit en plus un accroissement du sentiment, réel ou perçu, de perte de contrôle et d’autonomie.

Si les logiciels de gestion ont l’avantage de libérer les salariés de tâches fastidieuses et répétitives, ils peuvent également s’approprier les compétences reconnues de ceux-ci, car leur objectif est d’augmenter la performance organisationnelle de l’entreprise en optimisant le processus de décision. Que reste-t-il alors au salarié comme marge de manœuvre? Le risque n’est-il pas de le contraindre, sinon à ressembler, en tout cas à se conformer aux logiciels, quitte à perdre de sa créativité? Comme la machine, il doit être plus innovant et plus performant, plus réactif et plus proactif, plus efficient et plus résilient. Beaucoup d’entreprises d’ailleurs, guidées par la recherche de productivité, font déjà le choix de remplacer les compétences humaines par des instruments robotiques. Alors, allons-nous toujours plus nous adapter physiquement, psychologiquement, cognitivement aux machines ou faut-il penser que la machine va devoir s’adapter à l’Homme et à ses nombreux besoins d’appartenance, d’identification, de reconnaissance et d’accomplissement dans le travail? Pourquoi y a t-il cette tension entre la réalité technologique et la réalité de l’Homme au travail? C’est que l’Homme est tributaire de sa capacité à gérer la charge mentale.

La charge mentale

On peut définir celle-ci par l’ensemble des opérations mentales effectuées par l’individu lors de son activité professionnelle: ce sont tous les efforts de compréhension, d’adaptation, de concentration, d’attention, de minutie. Or la numérisation du travail augmente fortement la charge mentale du travailleur. Cognitivement, nous ne sommes pas adaptés à cette nouvelle réalité technologique. Face à l’apprentissage standardisé, minuté de l’utilisation de ces outils et au manque de temps dédié à leur appropriation, on observe une baisse de motivation notable, qui impacte à son tour la charge mentale du salarié et donc son vécu au travail.

En effet, les sentiments d’accomplissement, de progression individuelle dans un travail adapté à ses capacités et à sa personnalité, d’efficacité personnelle et d’estime de soi réduisent significativement la charge mentale du salarié. À l’inverse, la numérisation du travail l'augmente par l’isolement social, la perte de sens du travail due à la déliaison des éléments de travail, le sentiment de manque de soutien, les besoins d’ajustements entre les sphères personnelles et professionnelles et la diminution du temps de récupération.

Des solutions existent

Il est important de souligner, encore une fois, l’importance primordiale de la bonne maîtrise des outils technologiques, et donc de la formation, pour pouvoir bien vivre la numérisation et tous les changements concrets qu’elle apporte dans la vie du travailleur. Sans surprise, ce sont les jeunes salariés et les cadres qui exploitent au mieux ces ressources.

À partir de là, l’individu a la possibilité de mettre en place des stratégies d’autorégulation pour gérer cette hyper-numérisation. Il gagne alors en liberté. Il y a ceux qui décident une «hyper-connexion maîtrisée», ceux qui ont des frontières perméables et des débordements des deux côtés des sphères privée et professionnelle, et ceux, au contraire, qui choisissent un «cloisonnement équipé» de ces deux temps en les séparant. Car si les outils de numérisation génèrent un débordement des différentes sphères d’activité les unes sur les autres, ils offrent également le moyen de réguler celui-ci en suscitant des usages particuliers et une nouvelle représentation de «système global de vie». L’utilisation de ces outils présente aussi des ressources : autonomie, évitement de déplacements jugés peu utiles, sentiment d’efficacité personnelle, de satisfaction, de compétence.

Reste qu’au delà du rapport personnel à cette numérisation, des stratégies de gestion que chacun peut mettre en place, il nous faut, plus fondamentalement, repenser la place de l’Homme au travail. Et pour introduire cette réflexion, rechercher au fond de nous-mêmes, humains, ce qui nous différencie des robots, ce qui fait notre valeur propre, notre richesse, notre humanité.

Aliénor de Boccard est psychologue sociale et du travail. Elle a exercé dans des grandes entreprises en Ressources humaines, avant de développer sa pratique en accompagnement des souffrances au travail. Elle était l’une des intervenantes du Forum œcuménique romand du Monde du travail de novembre 2018, qui avait pour thème Numérisation: libération ou esclavage?

Lu 846 fois

Nos revues trimestrielles