banner politique 2016
vendredi, 27 décembre 2019 14:31

Venezuela. Une Église engagée pour la démocratie

VenezuelaUne vague de contestation secoue l’Amérique latine depuis l’automne passé: Équateur, Chili, Argentine, Bolivie… Partout est dénoncée la corruption des gouvernements. Au Venezuela, où la crise sociopolitique et humanitaire remonte à 2014 déjà, l’Église s’est positionnée dès le début du côté des opposants. Cette nouvelle forme d’ingérence politique a trouvé son nom: la neutralité positive. Les explications d’un expert épiscopal.

Rafael Luciani est professeur de l’Université catholique Andrés Bello, à Caracas (Venezuela). Il enseigne aussi à l’École de théologie et ministère du Boston College. Il est membre de l’équipe théologique pastorale du Conseil épiscopal latino-américain (CELAM).

Le 8 juin 2017, le pape déclarait personnellement aux membres de la présidence de la Conférence épis­copale du Venezuela: «Par la voix des évêques du Venezuela, résonne aussi la mienne.» Cette reconnaissance de François se fonde sur le discernement et les décisions des évê­ques locaux qui connaissent la réalité du terrain, et non sur ce que Rome peut penser, de loin, de cette réalité. Une manière de faire pontificale assez inédite.

Les quatre conditions du Vatican

Après un processus de facilitation entre le gouvernement et l’opposition, le Vatican rendait publiques, le 2 décembre 2016, les quatre conditions devant accompagner une véritable négociation avec le gouvernement: «des élections, la restitution de l’Assemblée nationale, l’ouverture d’un couloir humanitaire et la libération des prisonniers politiques».

Quelques mois plus tard, le 29 avril 2017, le pape expliquait que le dialogue n’avait pas abouti parce que ces propositions n’avaient été acceptées ni par l’opposition politique -qui à ce moment-là manquait d’unité politique et de stratégie- ni, fondamentalement, par le gouvernement, dont il décrivait le manque de sérieux et de cohérence comme un «oui, oui, mais non, non». Face à la répression féroce des protestations de la population, le pape faisait «appel au gouvernement afin qu’il évite toute forme de violence ultérieure, que soient respectés les droits de l’homme et que soient trouvées des solutions négociées à la grave crise humanitaire, sociale, politique et économique qui sont en train d’exténuer la population». Le lendemain, dans son message dominical Urbi et Orbe, il diffusait et questionnait «la situation au Venezuela, avec de nombreux morts, blessés et détenus», défendait les «droits humains» et exhortait à trouver «des solutions négociées à la grave crise humanitaire».

Parallèlement à ces prises de positions publiques, François s’est aussi activé sur le plan diplomatique. Il avait déjà rencontré Susana Malcorra, ministre des Affaires étrangères argentine du nouveau gouvernement de Mauricio Macri, afin d’obtenir une déclaration conjointe des gouvernements argentin, brésilien, chilien, colombien, costaricain, péruvien, paraguayen et uruguayen sur la crise vénézuélienne. Une réunion qui en provoqua une autre, dans le cadre de l’exercice silencieux de la diplomatie du Vatican, et qui par la suite inspirera la création du Groupe de Lima.[1]

Mobilisation de l’Église locale…

Précédemment, le 2 avril 2014, soit près de deux mois après le début des manifestations massives, la Conférence épiscopale vénézuélienne (CEV) affirmait sa position, publiquement et officiellement, par un communiqué titré Responsables de la paix et du destin démocratique du Venezuela. Les évêques commençaient leur analyse par une prémisse très claire: «La cause fondamentale de la crise actuelle est la prétention qu’ont le parti officiel et les autorités de la République de mettre en œuvre ledit Plan de la patrie (Plan de la Patria), derrière lequel se cache la promotion d’un système de gouvernement de type totalitaire.» Afin d’imposer ce modèle totalitaire, basé sur la logique de la pensée unique et excluant tout autre modèle sociopolitique, on a procédé à «des restrictions aux libertés d’information et d’opinion»; «l’insécurité juridique et citoyenne» ont augmenté; et on a promu «les attaques contre la production nationale». Tout ceci sous le poids d’une «répression brutale de la dissidence politique».

Les choses ensuite ont été de mal en pis. Face à la décision du Tribunal suprême de justice d’éliminer l’Assemblée nationale, l’épiscopat déclarait: «[On] ne peut pas céder à la passivité, à la lâcheté ou au désespoir. On doit défendre nos droits et les droits d’autrui. Il est temps de se demander sérieusement et de façon responsable si, par exemple, la désobéissance civile, les manifestations pacifiques, les réclamations justes adressées aux pouvoirs publics nationaux ou internationaux, ainsi que les protestations civiles ne seraient pas devenues des options valides et opportunes.»

La Conférence des religieux et religieuses du Venezuela s’élevait pour sa part contre «le manque d’autonomie entre les cinq pouvoirs publics: exécutif, législatif, judiciaire, électoral et citoyen». Elle soulignait «l’indolence du gouvernement national face à la situation critique que vit notre peuple, démontrant une fois de plus qu’il ne s’intéresse qu’à se maintenir au pouvoir» dans un contexte de «dictature imminente». Le chemin immédiat vers une sortie de la crise, ajoutait-elle, exige l’accomplissement de trois conditions: «le respect de l’État de droit, la séparation des pouvoirs, la légitimité du Parlement».

Trois jours plus tard, la Compagnie de Jésus au Venezuela rendait publique à son tour sa position officielle dans sa revue SIC du Centro Gumilla: «Nous sommes confrontés à une dictature, comme citoyens et comme chrétiens», laquelle se parachève par «les décisions assumées par le Tribunal suprême de justice (…) qui suppose un coup d’État flagrant et démasque définitivement le gouvernement en tant que dictature». Et d’ajouter, en résonance avec la demande du pape, que la solution à la crise passe par les conditions suivantes: «la démocratie avec élections, la libération de tous les prisonniers politiques, la pleine reconnaissance de l’Assemblée nationale, l’ouverture à l’aide humanitaire internationale et l’enterrement de ce modèle inepte qui menace la vie de toute la population».

…et des évêques du continent

À ce mouvement ecclésial véné­zuélien se joignirent au printemps 2017 différentes Conférences épiscopales latino-américaines : panaméenne, puis colombienne, équatorienne, uruguayenne, chilienne et bolivienne.

Une nouvelle expression de la collégialité ecclésiale se manifesta en mai 2017, à San Salvador, lors de la 36e Assemblée ordinaire du Conseil épiscopal latino-américain (CELAM). Toutes les Églises locales d’Amérique latine et des Caraïbes décidèrent, à l’unanimité, de prendre position face à la situation du Venezuela et de dénoncer le fait que «la pénurie d’aliments, de médicaments et de libertés devient insoutena­ble». Dernière prise de conscience ecclésiale internationale, qu’on ne peut ignorer, le communiqué publié par l’Association des Universités con­fiées à la Compagnie de Jésus en Amérique latine (AUSJAL). Il con­damnait «les actes de répression que le gouvernement exerce sur ceux qui sortent légitimement dans la rue pour manifester leur mécontentement».

Le nouvel appel du Vatican

Face à toutes ces prises de position internationales, le 13 mai 2017, peu avant de célébrer la messe solennelle à Fatima, le secrétaire d’État du Vatican, le cardinal Pietro Parolín, déclarait à nouveau que «la solution à la grave crise vénézuélienne [sont] les élections». Toute élection suppose un changement de gouvernement ou une transition politique. Cela demande, précisait-il, «beaucoup de bonne volonté, à commencer par celle du gouvernement».

Trois mois plus tard, le 4 août 2017, le pape diffusait un nouveau communiqué extrêmement vigoureux par l’intermédiaire de son secrétaire d’État, déclarant: «Le Saint-Siège demande à tous les acteurs politiques, et en particulier au gouvernement, d’assurer le respect total des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de la Constitution en vigueur; d’empêcher ou de suspen­dre des initiatives en cours comme la nouvelle [assemblée] constituante qui, au lieu de favoriser la réconciliation et la paix, fomentent un climat de tension et d’affrontement qui hypothèque l’avenir; de créer les conditions pour une solution négociée conformément aux indications exprimées dans la lettre du secrétaire d’État de décem­bre 2016, en tenant compte de la grande souffrance du peuple à cause des pénuries d’aliments et de médicaments ainsi que le manque de sécurité».

Après les élections de 2019

C’est dans ce climat dramatique qu’a été «réélu», en mai 2018, le président en exercice Nicolas Maduro, lors d’élections présidentielles anticipées, auxquelles certains partis d’opposition, ayant été inhabilités par le gouvernement, n’ont pas pu se présenter. Un processus électoral non reconnu, tant par la communauté nationale qu’internationale.

Le mandat de Maduro aurait donc du s’achever en janvier 2019. Face à son refus, et conformément aux règles établies par la Constitution du pays, le président du Parlement Juan Guaido a pris en charge les fonctions du pouvoir exécutif le 23 janvier 2019. Il a juré devant le peuple qu’ils lutteraient ensemble, de façon pacifique, afin de générer les conditions nécessaires à une tran­sition démocratique.

Soutenu par plus de 60 pays, Guaido a demandé la tenue de nouvelles élections supervisées par la communauté internationale et l’entrée au pays de l’aide humanitaire. Des exigences clairement exprimées au préalable par la Conférence épiscopale vénézuélienne dans son exhortation du 9 janvier 2019, intitulée Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait (Mt 25, 40). Le Parlement, a-t-elle déclaré, est l’unique pouvoir ayant été élu par le suffrage populaire, libre et direct, et il doit agir en conséquence comme le dicte son mandat.

Après cette exhortation, une marche massive a eu lieu à Caracas, accompagnée de manifestations dans les principales villes du pays. Le mouvement a débuté dans les zones populaires, les plus touchées par ces années de crise humanitaire et par la répression brutale des forces policières de l’État, qui a eu pour résultat un nombre élevé de prisonniers et de torturés et plus de 5000 exécutions extrajudiciaires -se­lon le rapport de la Haut commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet.

Au milieu de ces critiques d’universitaires et de politiques latino-américains, le pape a insisté à nouveau, le 7 janvier 2019, dans son Discours aux membres du Corps diplomatique accrédités auprès du Saint-Siège, pour que «soient trouvés des moyens institutionnels et pacifiques pour résoudre la crise politique, sociale et économique, des moyens qui permettent avant tout d’assister ceux qui sont éprouvés et d’offrir à tout le peuple vénézuélien un horizon d’espérance et de paix».

Une géopolitique pastorale cohérente

Le cardinal Baltazar Porras (l’un des plus proches collaborateurs du pape) souligne alors le 8 février 2019, lors d’une entrevue en Argentine, qu’«il y a une unité de critère et d’action pleine et totale et un rapprochement entre le Vatican et les évêques vénézuéliens». Toutes les actions et positions de l’Église dans ce processus sociopolitique ont été le fruit d’une action collégiale et d’une communication constante entre le pape, les évêques et les fidèles catholiques vénézuéliens.

Le même jour, le cardinal Pietro Parolin, secrétaire d’État du Vatican, déclare sur une chaîne de télévision italienne que «l’attitude du Saint-Siège est une neutralité positive, non pas l’attitude de ceux qui s’asseyent à la fenêtre et observent de manière presque indifférente. Cela consiste à être au-dessus des parties afin de surmonter le conflit».

Que signifie ce terme dans la géopolitique pastorale de François? Contrairement aux postures du Mexi­que et de l’Uruguay, qui se sont déclarés «neutres» en faisant référence au principe de non-ingérence, le Vatican a décidé d’ajouter l’adjectif «positif», afin d’établir que sa position n’est ni celle de la doctrine Estrada, suivie par la politique extérieure mexicaine, ni celle de la chancellerie uruguayenne, qui prône un nouveau dialogue. Ensuite, il s’agit d’un terme spécifiant la dynamique propre de la diplomatie vaticane. Celle-ci n’agit pas en fonction des déclarations pu­bliques immédiates, ni des qualifications politiques des régimes, mais elle tend à proposer des actions positives, afin de régler des conflits, d’induire des changements politiques réels visant à prévenir le sang et les morts lors de crises humanitaires. Cela inclut dans le cas présent des conversations avec les acteurs internationaux ayant une influence sur le destin du Venezuela, à savoir, Cuba, les États-Unis, la Russie et la Chine.

Parmi les autres actions, signalons encore la lettre du 7 février 2019 adressée à Maduro par François, qui signe en tant que chef de l’Église et chef de l’État du Vatican, mais dans laquelle il lui donne du Monsieur, ne lui reconnaissant donc pas le statut de président.

Il y a eu de nombreuses autres déclarations et prises de position d’acteurs ecclésiastiques importants. Comme celle, plus récente, du 17 septembre 2019, d’Arturo Sosa sj, supérieur général des jésuites, né à Caracas, qui demande à Maduro de renoncer et de lancer de nouvelles élections, et qui souligne qu’un «changement de gouvernement et le soutien international durant une transition» sont nécessaires.

En tant que chrétiens, les Vénézuéliens ne perdent pas espoir. Ils savent qu’il y a des gens et des institutions qui travaillent, au niveau national et international, pour un changement dans leur pays. Souvenons-nous des paroles de François au Paraguay: «Les idéologies finis­sent toujours mal, elles ne servent pas. Les idéologies ont une relation ou incomplète ou malsaine ou mauvaise avec le peuple [parce que] les idéologies ne prennent pas en compte le peuple.»[2] 

(traduction Jean-Noël Pappens)

[1] Le Groupe de Lima a été créé le 8 août 2017. C’est un organisme multilatéral composé des représentants de pays américains, qui cherche à établir une sortie pacifique de la crise au Venezuela.
[2] Rencontre avec les représentants de la société civile. Discours du Saint-Père, Stade León Condou de l’École San José, Asuncién (Paraguay), samedi 11 juillet 2015.

Lu 1143 fois