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lundi, 09 mars 2020 17:16

Les révolutions illibérales en Europe centrale et orientale

Budapest, Place des héros, juin 1989, lors de l’hommage rendu à Imre Nagy. L’étoile rouge au centre du drapeau est découpée pour symboliser le soulèvement. © Jean-Jacques Kissling - JJK photosDepuis quelques années, les gouvernements de plusieurs pays d’Europe centrale s’en prennent à la démocratie libérale, proposant de reconstruire la communauté nationale selon des principes illibéraux. Cette guerre contre le libéralisme trouve en partie sa source dans les peurs pour l’existence de la nation.

Roman Krakovsky, Genève, chargé de cours, Global Studies Institute, Université de Genève; il est un historien, spécialiste de l’Europe centrale et orientale. Il a consacré de nombreux ouvrages à cette région, dont Le Populisme en Europe centrale et orientale. Un avertissement pour le monde? (Paris, Fayard 2019, 342 p.).

Dans un discours prononcé en juillet 2014, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán reproche à la démocratie libérale de ne pas avoir réussi «à amener les gouvernements […] à œuvrer en faveur des intérêts de la nation et […] à reconnaître l’appartenance des Hongrois vivant dans le monde à leur nation». Il se positionne comme le leader de l’illibéralisme, un mouvement qui vise à protéger la nation et qui s’est vite répandu dans les pays voisins.

Pourquoi cette crainte pour la nation? Plusieurs facteurs convergent. Le premier, sans doute le plus important, est l’introduction du libéralisme à partir des années 1980. Empêtrés dans une crise profonde, les régimes communistes, la Pologne et la Hongrie notamment, sont amenés à déréguler leurs économies. Vers 1985, le secteur privé hongrois génère déjà près de 30% du PIB du pays.

La chute du communisme accélère encore ce processus, et l’ultralibéralisme introduit après 1989 mène à une réduction drastique du rôle de l’État dans l’économie. Les systèmes sociaux socialistes, qui garantissaient depuis près de 40 ans une couverture sociale universelle, des emplois et des retraites, sont progressivement démantelés. Les privatisations et l’introduction des mécanismes du marché mènent à une profonde restructuration des économies de ces pays et les exposent à une concurrence planétaire.

La crise économique touche particulièrement la Russie et les Balkans: en 1998, le PIB par habitant y atteint à peine les 22 % de celui de l’Europe occidentale. Mais les autres pays de la région sont également concernés. En 1995-96, la cure d’austérité imposée par le ministre des Finances Lajos Bokros conduit près de 30% de la population hongroise sous le seuil de pauvreté. Les Centre-Est Européens réalisent que dans l’ère libérale, «vivre une vie normale», similaire à celle des Occidentaux et synonyme de bien-être, sera bien plus difficile que prévu.

L’intégration de ces pays dans l’Union européenne et dans l’OTAN leur permet certes de renouer avec la prospérité, mais elle entraîne également des difficultés à s’affirmer face aux «grands», leur donnant parfois le sentiment de ne pas être traités à leur juste valeur et de se retrouver une nouvelle fois relégués à la périphérie de l’Europe, position dont ils ont cherché à sortir depuis le XIXe siècle. 

La crise existentielle

À ces problèmes économiques et sociaux s’ajoute une spectaculaire crise démographique. Depuis les années 1980, le système social socialiste ne parvient plus à répondre aux défis sanitaires: la mortalité repart à la hausse alors que l’espérance de vie stagne. Après 1989, avec la crise économique et l’instabilité politique, la mortalité continue à augmenter tandis que la fécondité s’écroule. En Pologne, entre 1989 et 2011, le taux de fécondité passe de 2,27 à 1,33 enfants par femme. Avec l’intégration dans l’espace Schengen, ces pays connaissent un exode massif de leur population, notamment des plus jeunes, instruits et entreprenants. Depuis 1989, la Roumanie a ainsi perdu 14% de sa population, la Moldavie 17%, l’Ukraine 18%, la Bulgarie et la Lituanie 21% et la Lettonie 25%. Et cette situation devrait encore empirer. Selon les prévisions des Nations unies, la population de ces pays devrait diminuer de 15% voire plus d’ici 2050. La Bulgarie, en tête du classement, devrait perdre 23% de ses forces vives. Cette évolution est à l’origine d’une «panique démographique».

Un autre facteur de peur pour l’existence de la communauté est d’ordre géopolitique. Si après 1989, la démocratie libérale et l’économie de marché sont introduites dans la région par les États-Unis et l’UE, ces derniers se trouvent dans les années 2000 dans une crise profonde et se désengagent progressivement de cette partie de l’Europe. Le vide ainsi créé est investi par des nouvelles puissances.

Pour la Chine, l’Europe centrale et orientale devient une porte d’entrée vers les marchés européens, grâce à la Route de la soie dont la construction commence en 2013. Quant à la Russie, elle réaffirme depuis 2014 son rôle de grande puissance dans la région, en occupant la Crimée, en soutenant les séparatistes dans l’est de l’Ukraine et en menant des campagnes de désinformation dans la région. Dans les pays du Centre-Est européen, tout cela contribue à l’affaiblissement de l’image de la démocratie libérale et au basculement des votes vers les solutions plus autoritaires qui promettent de protéger la nation des dangers extérieurs.

La «crise des réfugiés» de 2015-16 entraîne une radicalisation de l’opposition entre l’ordre social existant et les différents groupes qui se considèrent marginalisés par cet ordre. En septembre 2015, alors que des millions de réfugiés traversent ces pays, Viktor Orbán dénonce l’hypocrisie du libéralisme, confronté au «défi […] de respecter ses principes tout en préservant son niveau de vie.» Selon Orbán, «il n’est plus possible en Europe de vivre en accord avec les valeurs libérales et de maintenir une prospérité matérielle», à moins de sacrifier les uns au bénéfice des autres. Le peu de soutien que les démocraties occidentales ont fourni aux pays de la région pour gérer la crise humanitaire provoquée par l’afflux des migrants donne un certain poids à cet argument.

La communauté avant l’individu

Les différentes critiques de l’ordre existant trouvent donc une cible commune, le libéralisme. Dès 2006, Jaroslaw Kaczyński, alors président du Conseil des ministres polonais et du parti Droit et justice (PiS), s’en prend à l’ultra-libéralisme introduit dans les années 1990: il aurait provoqué les pires «pathologies sociales» comme la criminalité, la corruption, le relâchement moral et le creusement des inégalités. Dans son Programme de 2014, le PiS renvoie au concept de la «dignité humaine comme principe élémentaire des droits humains» et en conclut que, compte tenu de l’évolution du pays depuis 1989, «nous devons aujourd’hui dire non à une économie d’exclusion et d’inégalité sociale. […] La loi soutient les plus forts […] alors que la majorité du peuple est exclue et marginalisée, sans travail et sans perspective.» Cette analyse laisse à penser que le système libéral ne permet pas de satisfaire les aspirations légitimes du plus grand nombre à mener une «vie normale» et met en danger la survie même de la communauté.

Pour sortir de cette crise existentielle, il faudrait rompre avec le système libéral. En juillet 2014, le Premier ministre hongrois propose de reconstruire la communauté nationale selon le principe illibéral: «Cet État ne nie pas les valeurs de base du libéralisme, telles que la liberté […], mais il ne met pas cette idéologie au centre de l’organisation de l’État.» En septembre 2015, il revient sur cette idée. Selon lui, le principe universel de liberté individuelle et d’égalité que prône le libéralisme détruirait «le monde qu’on peut transmettre à nos enfants, la vieillesse dans la dignité qu’on peut garantir à nos parents et, lorsque cela est possible, la protection qu’on peut offrir à notre pays et à notre culture».

Le national d’abord

Dans l’ère illibérale, c’est l’idéologie nationale-chrétienne, avec la primauté de la responsabilité d’abord envers sa propre communauté, qui est érigée en principe absolu: «En premier lieu, nous sommes responsables envers nos enfants, ensuite envers nos parents. […] Viennent ensuite ceux qui vivent dans nos villages et nos villes, et seulement après les autres. » Selon lui, la « nation hongroise n’est pas un simple ramassis d’individus, mais une communauté qui doit être organisée, renforcée, construite. Dans ce sens, le nouvel État que nous bâtissons en Hongrie est un État illibéral, un État non libéral.»

Le PiS polonais ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme, dans son Programme de 2014, que la famille est le «fondement de la vie sociale dans laquelle se réalisent les besoins les plus élémentaires d’une personne» et que la nation représente le «groupe social le plus large constituant un fondement de notre communauté politique».

Le principe du «national d’abord» se traduit par le rétablissement de la préférence nationale dans l’économie. Depuis leur accès au pouvoir, le PiS et le Fidesz se sont attelés à la tâche d’assurer l’indépendance économique et énergétique du pays (surtout par rapport à la Russie), au mépris de toute autre considération, y compris écologique: en 2016, 33 des 50 villes européennes les plus polluées se situent en Pologne, selon l’OMS.

Pour enrayer le déclin démographique de la nation, ces partis engagent des politiques pro-natalistes virulentes, visant à encourager les familles nombreuses et exerçant des pressions contre le droit à l’avortement. En Hongrie, le gouvernement va encore plus loin, mettant en place des politiques de repeuplement du bassin danubien qui devraient permettre, selon le vice-président du Fidesz Szilárd Németh, de retrouver l’ancienne gloire du Royaume de Hongrie en «modifiant l’échelle nationale» dont l’horizon ne serait plus délimité par les «frontières factices» du traité de Trianon de 1920.

Éliminer les contre-pouvoirs

Mais pour défendre la nation, cette radicalité a surtout besoin d’un État fort. Le Programme du PiS de 2014 stipule: «L’État est une organisation à caractère global, ce qui signifie qu’il englobe dans ses activités toutes les organisations et communautés sociales» et «toutes les fonctions, mais plus particulièrement la défense de la vie, de la sécurité, de la liberté et de la solidarité fondée sur la justice et l’égalité».

Ce renforcement de l’État ne passe pas cependant par des méthodes ouvertement autoritaires : pas de censure assumée, pas d’interdiction de manifester, pas d’intervention policière. Dans ce sens, des régimes illibéraux restent toujours démocratiques. En revanche, ils s’en prennent aux contre-pouvoirs que sont les médias et la justice, en modifiant la loi et en faisant jouer les mécanismes du marché. En Pologne, la majorité parlementaire permet au PiS de faire passer des lois sur les médias (2015-16) qui autorisent le gouvernement à nommer et à destituer les directeurs et les membres des conseils d’administration des médias publics. En février 2020, le président polonais Andrzej Duda ratifie la loi permettant de sanctionner les juges qui s’opposeraient aux réformes du système judiciaire, mettant de facto fin à leur indépendance.

Une autre technique consiste à utiliser les mécanismes du marché pour créer des déséquilibres économiques qui peuvent s’avérer fatals pour certains acteurs. En Hongrie, près de 90% des médias appartiennent aujourd’hui aux oligarques proches du gouvernement et les politiques de subventions de l’État entraînent la disparition pure et simple de certains titres de l’opposition, dont le principal quotidien de gauche Népszabadság en 2016. Le même processus se déroule en République tchèque et en Slovaquie, où les journaux de premier plan comme SME ou Pravda appartiennent à des groupes proches du pouvoir. Par l’intermédiaire de son groupe de presse Mafra, le premier ministre tchèque Andrej Babiš possède à lui seul les deux principaux quotidiens du pays, Mladá Fronta et Lidové Noviny.

Le résultat de ce processus est un paysage médiatique déformé où les médias financés par l’argent public dépeignent le gouvernement comme le garant de la souveraineté nationale et l’opposition comme l'ennemie de la nation. Ils vont même jusqu’à véhiculer de fausses informations. Les journalistes indépendants qui mènent des enquêtes sur le pouvoir et ses acteurs sont dénigrés et leur vie est parfois mise en danger. En Slovaquie, Ján Kuciak et sa compagne Martina Kušnírová, qui ont enquêté sur les liens entre les milieux politiques et économiques, ont été assassinés en février 2018.  Mémorial pour Ján Kuciak et Martina Kušnírová, Place du soulèvement national slovaque, Bratislava, mars 2018 © Matej Grochal / CC BY-SA / Wikipedia.org

Les nouveaux oligarques

En s’en prenant à ces contre-pouvoirs que sont la justice et la presse, les gouvernements centre-européens s’attaquent au cœur du système démocratique. Car le rôle de la justice et de la presse est d’empiéter sur le pouvoir des autres acteurs qui interviennent dans l’espace public, au premier rang desquels l’État, et de garantir ainsi à tous la liberté d’expression et l’égalité de traitement. C’est la condition du progrès social, car pour pouvoir améliorer les choses, il faut d’abord pouvoir dire ce qui ne fonctionne pas. Tous les régimes qui ne respectaient pas ces principes universels ont fini par échouer, incapables de garantir à long terme une amélioration continue du bien-être.

Ce processus entraîne également la formation d’un État très centralisé autour de la figure du leader et de sa famille politique, qu’il s’agisse de Viktor Orbán en Hongrie, de Jarosław Kaczyński en Pologne, d’Andrej Babiš en République tchèque ou de Robert Fico en Slovaquie. En Hongrie, Lőrinc Mészáros, un ami d’école de Viktor Orbán et plombier de formation, a multiplié son patrimoine par cinquante en quelques années seulement grâce aux contrats publics. En 2018, il est devenu l’homme le plus riche du pays, avec une fortune estimée à 1,2 milliard d’euros. Cette concentration de richesses entre les mains de quelques oligarques est sans précédent dans l’histoire moderne du pays, valant parfois à la Hongrie le qualificatif d’«État mafieux» ou de «République des cartels».

Mais surtout, ce renforcement du pouvoir de l’État donne à ce dernier la possibilité d’agir impunément à l’encontre des ennemis supposés de la communauté. C’est ainsi que Viktor Orbán lance en 2018 un véritable Kulturkampf en s’en prenant aux acteurs de la société civile, traités d’«activistes politiques […] rémunérés […] par des intérêts étrangers». La même année, les pressions contre la Central European University, une université fondée en 1991 à Budapest par le philanthrope américain d’origine hongroise George Soros, ont abouti à son déménagement à Vienne. Par ailleurs, George Soros, dont la fondation Open Society Fund soutient de nombreuses ONG dans la région, est devenu la cible d’une campagne de dénonciation aux relents antisémites.

Depuis 2019, les études de genre sont interdites en Hongrie, qualifiées d’«idéologie étrangère» visant à détruire le «mode de pensée fondé sur des valeurs», selon le député Lőrinc Nacsa. Après avoir placé des hommes de confiance à la tête des principales institutions culturelles du pays, le gouvernement hongrois s’en prend à la recherche en mettant l’Académie hongroise des sciences sous tutelle. En Pologne, en janvier 2020, près de 90 comtés, districts ou municipalités se déclarent «zones sans idéologie LGBT» et le mouvement continue à se répandre…

Et ailleurs?

Ce qui se passe en Europe centrale n’est pas spécifique à cette région. L’ensemble du continent et les États-Unis reculent sur le plan démographique, économique et politique. En 1900, au sommet de sa puissance, l’Europe représentait 26% de la population mondiale et 45% de sa production; en 2000, ces chiffres tombent à 13% et 26%. En 2014, la Chine dépasse pour la première fois les États-Unis en termes de PIB, devenant la première puissance économique mondiale, selon le FMI. Depuis 2016, le Brexit a accéléré la crise institutionnelle de l’UE et la crise des réfugiés n’est que le prélude des évolutions à venir, compte tenu des changements climatiques et de l’insécurité politique au Moyen-Orient et en Afrique.

Aux États-Unis et dans plusieurs États européens, les attentats islamistes ont amené des chefs populistes à vouloir renforcer la sécurité en renonçant à une part des libertés, et à séparer le principe de la dignité de l’individu de celui du respect de la diversité en plaçant l’intérêt de la communauté nationale avant toute chose. En Autriche, en Italie ou en Estonie, ils sont mêmes membres des coalitions au pouvoir. Si leur discours n’est pas aussi radical que ceux d’Orbán ou de Kaczyński, il y a comme un air de famille.

Les peurs pour l’existence de la communauté que connaissent les pays d’Europe centrale et les réponses populistes à ces peurs seraient-elles ainsi une forme d’anticipation du destin européen et un avertissement pour le reste du continent? Ne pourraient-elles pas devenir plutôt une opportunité? Le sentiment de la fragilité de l’existence et la conscience de leur finitude qui rendent les pays d’Europe centrale plus perméables aux formes de gouvernement antidémocratiques les placent aussi dans une position de «laboratoire de l’Europe». En examinant de près les crises qui y surgissent, il sera peut-être possible d’élaborer des stratégies plus globales pour y faire face. 

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