Cet article a été publié par la revue jésuite chilienne Mensaje, n° 699, juin 2021. Son auteur, Jorge Alberto Camacho sj, est chercheur au CINEP-Programme pour la Paix, à Bogota.
Traduction en français pour choisir de Jean-Noël Pappens.
Pays le plus inégal d’Amérique latine,(1) la Colombie cache ses problèmes derrière une supposée stabilité de ses institutions, se vantant même, à coup de sondages nationaux, d’être la démocratie la plus solide de la région et d’abriter le peuple le plus heureux du monde. La politique systématique du mensonge, la violence constante de l’État contre les pauvres, les paysans, les indigènes et les ouvriers, la faim et la misère, le désespoir de milliers de jeunes qui n’ont accès ni à l’éducation ni au travail, la destruction rapide et démesurée des écosystèmes, le renforcement des politiques néolibérales durant la pandémie ont alimenté le malaise chez plusieurs pans de la population. Cela devait bien exploser un jour ou l’autre, mais peu de gens imaginaient les proportions que cela prendrait.
Violence étatique
Plusieurs jours durant, dans quelques 600 communes de Colombie (le pays en compte 1103), malgré une pandémie à son apogée, des milliers de personnes ont pris les rues. Au moment d’écrire cet article, vingt-trois jours se sont écoulés depuis le début de la grève et la répression d’État a été si démesurée que les garanties de pouvoir manifester pacifiquement et la réforme de la police sont devenues les revendications principales. Le 18 mai, on rapportait 2387 cas de violences policières: 43 manifestants, la plupart âgés de moins de vingt ans, supposément assassinés par la police, 384 victimes de violence physique, 1139 détentions arbitraires de manifestants, 472 interventions violentes dans le cadre de manifestations pacifiques, 33 personnes grièvement blessées aux yeux, 146 cas de tir d’arme à feu, 18 victimes de violence sexuelle.
«Ils nous ont privé de tant qu’ils nous ont aussi privé de la peur.»
«Le pire qui puisse arriver c’est qu’il n’arrive rien.»
(phrases brandies sur des pancartes de grévistes).
Les forces publiques ont fait preuve d’un comportement inquiétant qui indique que leur but est d’empêcher les manifestations: usage indiscriminé des armes à feu, accumulation de dispositifs administratifs afin de légitimer la violence d’État contre les manifestants, lancés de gaz lacrymogènes contre les maisons, utilisation de gaz lacrymogènes périmés, perquisitions sans mandats officiels, tirs au corps et à la tête des manifestants, détentions illégales sous couvert de transfert pour protection, tortures, présence d’agents des forces de l’ordre sans identification ou vêtus en civil au cœur des manifestations, coupure des services d’énergie et rafales de tirs, censure sur les réseaux sociaux… (2) Le fait même de protester semble être devenu un crime pour l’actuel parti gouvernemental, le Centre démocratique, auquel appartient le président Iván Duque.
Des protagonistes très divers
Ce modus operandi de l’appareil militaire de l’État s’était déjà manifesté ces dernières années lors des manifestations étudiantes, largement inspirées de l’expérience chilienne. La grande grève nationale actuelle, qui a débuté le 28 avril 2021, n’est pour sa part dirigée par aucun secteur privilégié. Y convergent différents acteurs et une grande diversité de revendications. Aux étudiants se sont rajoutés les jeunes des quartiers populaires de différentes villes qui ont occupé l’espace public et en ont fait des centres de résistance. S’y ajoutent des syndicats d’ouvriers et de professeurs, ainsi qu’un mouvement des femmes toujours plus organisé.
Le rôle des indigènes aussi est actuellement très important. Dès 1991, avec la nouvelle Constitution du pays, le mouvement indigène a commencé à s’organiser, formant une garde de quelques 13'000 personnes non armées et se mobilisant pour exiger des droits. Ce secteur a convoqué d’autres groupes, comme les paysans, consolidant, à partir de 2001, la Minga de résistance, à laquelle se sont agrégés secteurs populaires et descendants afro-colombiens. L’État cependant n’a eu de cesse de violer les accords et de dégrader les conditions de vie des indigènes.
La défense de la paix génère elle aussi depuis 2016 une grande mobilisation de la part de plusieurs secteurs de la société civile, qui cherchent à défendre l’accord obtenu après cinq ans de négociation entre le gouvernement et les FARC-EP, accord qui a été suivi par le triomphe du «non à l’accord» lors d’un plébiscite orchestré par les médias et les élites, qui a été plusieurs fois modifié et dont la mise en place a été très difficile. La frustration sociale due à ce processus raté s’est accrue lors de l’accession au pouvoir en 2018 du Centre démocratique, parti qui s’applique à ignorer l’accord. Au lieu de la paix désirée, on assiste à un retour de la guerre dans le territoire et à une normalisation de la violence étatique. Tous les deux jours, un leader social est assassiné et, depuis le début de 2021, on dénombre 25 massacres, que le gouvernement nomme avec cynisme «homicides collectifs».
Dans une lettre du 13 juillet 2021 adressée au Conseil de sécurité des Nations Unies, Diálogo Intereclesial por la Paz en Colombia (DiPaz), une plateforme interecclésiale pour la paix en Colombie, a demandé à la communauté internationale d’appeler le gouvernement colombien à reprendre la mise en œuvre de l’accord de paix et à renforcer les canaux de dialogue pour résoudre les problèmes sociétaux. Texte intégral de la lettre en anglais ici. Cette lettre s’accompagnait d’un message du Conseil œcuménique des Églises et de l’Alliance ACT qui soutiennent DiPaz dans ses efforts. (n.d.l.r.)
Gestion calamiteuse de la pandémie et autres provocations
Les revendications de 2021 ne sont pas nouvelles. Parmi les événements annonçant la grève générale de mai, on peut noter la manifestation au port de Buenaventura en 2017. Elle a paralysé durant 21 jours une grande partie du littoral pacifique colombien et a mis en évidence les problèmes des communautés noires dans le pays, abandonnées par le gouvernement de Juan Manuel Santos (2010-2018). Les différentes manifestations organisées entre le 21 novembre 2019 et le 21 février 2020, juste avant la pandémie, tournaient autour des mêmes grands problèmes sociaux. Ce qui montre la vigueur et la pluralité des acteurs impliqués. De fait le gouvernement colombien n’a pas changé de politique, même s’il a organisé une grande «table ronde nationale»… qui n’en a que le nom.
Aux non-respect et frustrations habituelles, à la faim et au désespoir, s’est ajoutée une très mauvaise gestion de la pandémie. Au lieu de s’occuper de la précarité citoyenne, le gouvernement a choisi de soutenir les banques et les chefs d’entreprises. Tout cela a conduit à l’explosion sociale actuelle, avec des demandes et des besoins spécifiques à chaque territoire. Mais le gouvernement ne bouge pas; il se contente de stigmatiser et de réprimer la mobilisation, et de la ramener à des actes de «vandalisme»… ce qui n’a pas manqué d’exacerber les esprits et la violence.
En définitive, on peut dire que les causes profondes des manifestations actuelles tiennent au renforcement de la politique néolibérale et de guerre de l’État. Une série de provocations lancées par un gouvernement totalement déconnecté des réalités de la population a conduit à cette mobilisation massive des Colombiens dans la rue. La première de ces provocations a été le projet d’une nouvelle réforme fiscale pour taxer le panier de la ménagère (au Chili cela a été la hausse du prix du ticket de métro). S’y sont ajoutés d’autres projets -réforme de la santé, des retraites et du travail- tous axés sur le modèle néolibéral.
L’annonce de la reprise de la fumigation des champs au glyphosate, l’usurpation sans vergogne par l’exécutif des autres pouvoirs étatiques (nomination d’un procureur général acquis, cooptation de tous les organes de contrôle), l’annonce de l’achat pour quatorze milliards de pesos colombiens d’avions de guerre représentent certaines des innombrables autres provocations ayant motivé les protestations.
Pour une décentralisation du pouvoir
Le gouvernement a mené le pays au bord du gouffre. Alors qu’au Chili, après plusieurs jours de manifestations, le président Miguel Juan Sebastián Piñera a demandé pardon et que les manifestations ont débouché sur un accord pour rédiger une nouvelle Constitution, en Colombie, le négationnisme gouvernemental et sa surdité sélective aux revendications de la population exacerbent les luttes.
Le gouvernement semble encourager le chaos, pour mieux justifier son autoritarisme, et table sur une dilution des manifestations avec le temps. Cette fois, pourtant, les manifestants, les jeunes surtout, ne semblent pas prêts à céder. Il est probable que ce mouvement de grève se poursuive tout au long du mandat d’Iván Duque et que les élites comprennent que le pays ne sera pas viable s’ils ne procèdent pas à des changements de fond.
L’explosion sociale est si vaste et si variée qu’elle implique des concertations non seulement sur le plan national, mais surtout dans chaque région. Face à un État centraliste, la grève démontre le besoin d’un système véritablement démocratique, où les régions jouiraient de plus d’autonomie.
Une nouvelle voie
Pour la première fois depuis très longtemps, s’ouvre la possibilité d’un débat à propos d’un modèle alternatif de développement pour le pays. Dans leurs grandes majorités pacifiques, ces manifestations sont accompagnées d’une immense créativité des jeunes, qui font de chaque marche un véritable carnaval et investissent d’autres espaces, comme des concerts, assemblées, déboulonnages de statues. Ces inhabituelles façons de ritualiser et d’exorciser la violence augurent l’émergence d’un nouveau pays, malgré les réticences des élites au pouvoir.
Une nouvelle citoyenneté active, non manipulée par des groupes armés ni par des mouvements politiques ou syndicaux, s’éveille en Colombie. D'inédites solidarités entre les différents groupes sociaux ouvrent la voie à une lutte dans laquelle ce ne sont plus les demandes particulières qui priment, mais bien le besoin de changer de paradigme. Les Colombiens prennent conscience que la paix et une vie digne sont possibles. Des politiques et des entrepreneurs commencent à écouter les revendications populaires et à résoudre concrètement certaines demandes.
(1) Selon le rapport de l’Indice de développement régional pour l’Amérique latine (Idere Latam) de novembre 2020, analysant huit variables (éducation, santé, bien être et cohésion, activité économique, institutions, sécurité, environnement et genre), la Colombie est le pays de la région présentant les plus grandes disparités entre ses territoires. D’un autre côté, le coefficient Gini pour la Colombie s’est aggravé, c’est-à-dire que les inégalités ont augmenté en passant à 0,517 en 2018 et 0,526 en 2019. Cf. Boletín técnico pobreza monetaria en Colombia año 2019, Dane, Bogotá, 13.10.2020.
(2) Cf. Rapport de Temblores ONG e Indepaz à la Cour Internationale des Droits Humains sur la violation systématique de la Convention américaine et les portées jurisprudentielles de la Cour IDH sur l’usage de la forcé publique contre la société civile en Colombie dans le cadre des manifestations réalisées entre le 28 avril et le 12 mai 2021, pp. 3-4.