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mercredi, 05 mars 2008 01:00

Tensions politico-religieuses en Espagne

Depuis fin 2007, à l'approche des élections législatives du 9 mars prochain, les intrusions de la hiérarchie de l'Eglise catholique espagnole dans le débat politique se sont multipliées. Des évêques ont lancé de graves accusations contre le gouvernement Zapatero. Une polémique qui divise la communauté catholique du pays, déjà fragilisée par la sécularisation croissante, et qui ramène aux heures sombre de la guerre civile. Si l'on veut comprendre quelque chose à l'attitude de la hiérarchie catholique, une vue d'ensemble du paysage politique espagnol s'impose.

A l'approche des élections du 9 mars prochain, l'antique chimère historique resurgit, qui prétend qu'en Espagne, sans l'accord de la hiérarchie catholique, il n'est pas possible de débattre et de prendre des décisions concernant les grandes questions de l'éthique publique, caractéristique de la modernité post-séculière. Une accusation grave, qui rend la démocratie invivable et qui nous ramène aux erreurs du régime franquiste. Après trente ans de démocratie, un taux important d'abstentions est à craindre. Les deux principaux partis, le Parti populaire (PP - droite) dirigé par Mariano Rajoy et le Parti socialiste, dont le secrétaire général José Luis Rodríguez Zapatero achève actuellement sa quatrième année à la présidence du gouvernement, se disputent le pouvoir. Chacun veut mettre en oeuvre des réformes sociales et politiques qui, par un côté ou un autre, égratignent la Constitution du consensus approuvée en 1978. L'actuelle législature est certainement la plus crispée des huit dernières. Elle est en passe de se caractériser comme la plus bruyante et la plus chahutée de toutes. On en est arrivé jusqu'au mépris et à l'insulte de l'adversaire. Quatre thèmes principaux ont polarisé en permanence, et jusqu'à l'obsession, le discours de l'opposition. Tout d'abord, la réforme du statut des communautés autonomes, particulièrement de la Catalogne, adapté, comme pour les autres communautés, aux normes prévues dans la Constitution. L'Espagne est un pays pluriel, et chaque communauté souhaite renforcer son autonomie de gouvernement. L'opposition en a profité pour troubler l'opinion publique en agitant le spectre de l'unité de l'Etat, plus spécialement dans le cas de la Catalogne. Deuxièmement, le gouvernement a utilisé la majorité parlementaire pour engager un processus de paix avec les terroristes de l'ETA. Troisièmement, fort de sa conception très particulière de la laïcité de l'Etat, l'exécutif, en s'appuyant sur ses alliés au Parlement, a réussi à faire approuver par le Parlement toute une série de lois permissives qui ont irrité la hiérarchie catholique : le mariage des homosexuels, les facilités accrues pour le divorce, pour la recherche sur les cellules souches et leurs applications thérapeutiques. Quatrièmement, comme si cela ne suffisait pas, une association catholique, contrôlée par les évêques, s'est opposée de manière très radicale à l'introduction dans l'enseignement moyen d'un nouveau cours obligatoire consacré à l'éducation civique.[[L'archevêque de Tolède, le cardinal Antonio Cañizares, qui est également vice-président de la Conférence épiscopale espagnole, a critiqué en termes tranchants cette matière scolaire : « L'Etat veut transmettre une vision de l'homme où Dieu ne compte pas, inspirée par un laïcisme radical. » (n.d.l.r.)]] -Autorité civile bafouée -De mémoire de catholiques, on ne se souvient pas d'avoir vécu une telle situation durant tout le XXe siècle : leurs propres prélats les appellent à la désobéissance civile et les invitent à organiser des manifestations contre le gouvernement, auxquelles quelques évêques ont pris part ! Même en 1931, alors que la Seconde République promulguait la constitution la plus hostile aux institutions ecclésiastiques de toute notre histoire, la hiérarchie catholique, conseillée par le Vatican, tout en dénonçant l'injustice dont était victime la religion catholique, avait exhorté ses fidèles à respecter l'autorité constituée et à obéir au gouvernement légitime. Il est donc logique de se poser des questions sur le manque de respect actuel envers l'autorité civile, une attitude inconnue jusqu'ici dans l'histoire de l'Espagne moderne. Le fait est d'autant plus inquiétant que lors du référendum pour la Constitution de 1978, la Conférence épiscopale avait recommandé le vote affirmatif. Je vais tenter d'en donner une explication, aussi brève que possible. Lors de la messe du Saint-Esprit pour l'inauguration du règne du roi Juan Carlos, le cardinal D. Vicente Enrique y Tarancón, alors président de la Conférence épiscopale, prononça une homélie qui retint l'attention du monde entier et qui suscita les applaudissements de milliers d'espagnols exilés en Amérique latine et en Europe. Il proposait de comprendre d'une manière radicalement nouvelle les relations entre l'Eglise et la communauté politique. Se référant à la Constitution conciliaire Gaudium et Spes, le cardinal revendiquait l'autonomie des deux institutions et une saine collaboration entre elles. Je retiens, entre autres, ce paragraphe particulièrement éclairant pour notre propos : « La foi chrétienne n'est pas une idéologie politique et elle ne peut être identifiée avec aucune d'entre elles, puisque aucun système social ou politique ne peut épuiser toute la richesse de l'Evangile. Et il n'appartient pas à la mission de l'Eglise de proposer des opinions ou des solutions concrètes de gouvernement, que ce soit dans le domaine temporel des sciences sociales, économiques ou politiques. L'Eglise ne soutient aucune forme d'idéologie politique. Qui s'aviserait d'utiliser son nom pour couvrir des actions partisanes serait manifestement un usurpateur. » Ces mots du président de la Conférence épiscopale reflétaient l'enseignement du Concile et les déclarations de l'épiscopat espagnol après le Concile. La notion d'Etat confessionnel, en vigueur depuis le concordat de 1953, ne correspondait plus à la mission de l'Eglise telle que le Concile l'avait définie. En réalité, dans son discours, Tarancón réclamait un Etat a-confessionnel et une Eglise libre face à l'Etat. Et il le faisait alors que le cadavre de Franco n'était pas encore froid. De plus, il s'engageait à ce que l'Eglise ne soutienne plus à l'avenir un parti politique (il faisait allusion à la démocratie chrétienne). D'autre part, on continuait à insister pour que les laïcs catholiques participent à la vie politique et qu'ils inventent des manières plus adéquates d'être présents sur la scène publique. Beaucoup ont alors pensé que la communauté catholique ne disposait plus d'espace dans la vie publique et qu'elle se privait même d'un statut civil. Pour l'Espagne, cette nouveauté était choquante et constituait une terrible rupture. Durant des siècles, on avait identifié l'identité catholique avec celle d'un parti. Désormais, les anciens modèles du passé ne servaient plus, même pas ceux de l'Europe. -Idéologisation de l'Eglise -L'expérience de la DC italienne le montre clairement. Le fait que des laïcs catholiques espagnols cherchent, avec l'appui de certains cardinaux et évêques, une forme de présence politique franchement « partisane » ne semble pas du tout heureux. On est en train de revenir à la forte idéologisation de la hiérarchie qui a caractérisé notre passé et qui, par conséquent, divise notre communauté catholique. Les rapports entre la hiérarchie espagnole et les gouvernements de Aznar et de Zapatero ont favorisé cette idéologisation de l'Eglise pour des raisons contraires. L'appui que les lois du Parti populaire ont apporté à l'Eglise dans le domaine de l'enseignement et dans celui de la bioéthique a servi par la suite, au cours de la législature socialiste, d'argument aux catholiques espagnols pour s'opposer aux lois permissives que Zapatero a proposées au Parlement, avec une certaine maladresse. La communauté catholique récolte actuellement les fruits amers de tout cela. Les lois permissives concernant l'avortement, le mariage des homosexuels, le divorce et la recherche génétique ont rendu service à l'opposition pour organiser des manifestations contre le gouvernement, avec, parfois, la participation de certains membres en vue de la hiérarchie. L'introduction des cours obligatoires d'éducation civique a été instrumentalisée pour organiser la polémique la plus virulente de notre histoire démocratique. Plus néfaste encore que la division interne de la communauté catholique (à l'approche des élections, Zapatero a cherché pour sa part la paix avec le Vatican, en s'appuyant sur un ambassadeur socialiste qui est un catholique sincère), me paraît être la perte de crédit de l'autorité morale des évêques espagnols. L'homo a-religiosus progresse en Espagne de façon alarmante, plus rapidement qu'en Europe de l'Est. Le nombre des personnes qui se disent « non-croyantes » est en constante augmentation, en particulier sous la forme d'une indifférence religieuse des plus radicales. Les enquêtes les plus sérieuses révèlent, de façon réitérée, l'incroyable croissance du nombre des « indifférents », c'est-à-dire des personnes qui ne se situent plus entre les catholiques pratiquants et ceux qui se disent athées (environ 5 %). Ces personnes ne constituent plus une sorte de milieu intermédiaire entre la foi et l'incroyance, comme on le croyait autrefois ; elles représentent la forme la plus extrême d'aliénation de la foi. Si l'athée reste tout de même préoccupé par la question de Dieu, ne serait-ce que pour le nier, l'indifférent ne s'occupe plus de Dieu ; il ne prête plus la moindre attention à Dieu ni à ceux qui parlent de Dieu. Pour reprendre la formule de Max Weber, il se considère comme « sourd pour ce qui concerne le religieux ». Simone Weil a une image plus précise encore : les indifférents sont comme des personnes qui ont faim, mais qui se persuadent qu'elles n'ont pas faim. Des anorexiques condamnés à mourir d'inanition. -Le spectre de la guerre civile -A en croire Américo Castro, l'histoire de l'Espagne est l'expérience vécue d'une croyance. Plusieurs événements ont convergé : la polémique suscitée récemment par la prétendue loi de la mémoire historique qui prétend réparer l'honneur et les dégâts causés à de nombreux espagnols par la répression franquiste ; la béatification à Rome de près d'un millier de prêtres, de religieux et de laïcs catholiques exécutés par les forces républicaines durant la guerre civile ; le centenaire de la naissance de D. Vicente Enrique Tarancón. L'importance historique de ce cardinal, qui a présidé sans interruption durant dix ans la Conférence épiscopale aux heures critiques de la transition de la dictature à la démocratie, a été célébrée par un hommage mesquin, au grand étonnement des politiciens, spécialement ceux de la gauche. Lors du discours d'inauguration de l'assemblée plénière des évêques, le 19 novembre, le président actuel de la Conférence, Mgr Ricardo Blázquez, a eu le courage de consacrer un éloge sincère et très équilibré à Mgr Tarancón. Une intervention qui a suscité une bouffée d'air frais dans tous les médias, et qui a fait d'autant plus ressortir le silence observé par la majorité des évêques. Les prélats espagnols semblent craindre la mémoire du passé. On exhume actuellement des fosses communes des centaines de cadavres assassinés par les troupes franquistes durant et après la guerre civile de 1936. Le même Mgr Blázquez a osé évoquer ce génocide en termes simples et brefs : « Sans nous ériger en juges des autres, nous devons demander pardon et nous réorienter, puisque la purification de la mémoire, à laquelle nous invite Jean Paul II, implique aussi bien la reconnaissance des propres limites et des péchés, que le changement d'attitude et le propos de s'amender. » José María Martín Patino [[A l'époque de la transition en Espagne, José María Martín Patino s.j. était le secrétaire du cardinal Tarancón, alors président de la Conférence épiscopale espagnole. Il a été aussi directeur du Secrétariat national de liturgie, consulteur de la Congrégation pour le culte divin, provicaire général de l'archidiocèse de Madrid, professeur à l'Université de Comillas et directeur de la revue Sal Terrae.]] -Président de la Fondation Encuentro, Madrid -Traduction : P. Emonet

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