La question de l’objection de conscience ne se posait pas à l’époque des prophètes. Les armées étant des «armées de métier», la conscription n’avait pas lieu d’être, l’enrôlement général et systématique n’était pas à l’ordre du jour, l’embrigadement n’existait pas; ce qui est la base de l’objection de conscience telle qu’elle a été comprise et vécue ces dernières années. Quant à la conscience en tant que telle, dans sa dimension individuelle, elle n’avait pas la place qu’elle a conquise à partir de l’époque moderne - cela ne veut pas dire que certaines personnalités n’avaient pas une conscience aiguë des problèmes de leur société, ni qu’ils se privaient d’intervenir publiquement pour dire leurs quatre vérités à tous et à chacun, principalement aux responsables de la bonne marche de la communauté.
Profil du prophète biblique
Il est difficile, voire impossible, de réduire tous les prophètes à un seul modèle ou prototype. Les circonstances historiques dans lesquelles se sont déroulées leurs interventions vouent à l’échec cette tentative. Néanmoins, en partant des documents, on remarque des constantes, des attitudes communes, des positionnements similaires qui relèvent du concept très étendu, mais non moins solide, de résistance.[1]
En effet, on peut caractériser le prophète comme la voix (et/ou l’écrit) qui dénonce l’insupportable et annonce l’inimaginable. La dimension résistance est obvie dans les deux parties de cette définition. Elle est incontournable dans sa dimension «dénonciation», mais elle l’est également dans son action d’«annonce de l’inimaginable», qui intervient justement dans des situations où le peuple, les autorités sont dans la désespérance. «Ils [les Israélites en exil] disent: ‹Nos ossements sont desséchés, notre espérance a disparu, nous sommes en pièces» (Ézéchiel 37,11). Ce désespoir apparaît généralement après une crise forte (comme dans Isaïe 9,1-6 et dans la deuxième partie de son livre, 40-49; ou dans Ézéchiel 40-48, et plus particulièrement 37,1-14 et 47,1-12).
Alors, d'une manière ou d'une autre, le prophète, par nature, par essence, est le personnage qui est toujours à contre-courant. En d’autres mots, on peut le caractériser comme «la conscience critique d’Israël». Un exégète affirmait même, pour illustrer ce rôle dévolu au prophète: «Le prophète, contrairement au sage, a la chevelure agitée et la barbe tremblante quand il parle.»
Amos, le contestataire
Parmi les figures résistantes des prophètes bibliques, celle d’Amos est emblématique, en particulier dans la scène relatée en Am 7,10-17. On est au VIIIe siècle av. J.-C. Le récit est inséré dans une série de visions (Am 7-9,6) où l’on trouve également une autre annonce prophétique (Am 8,4-14). Les cinq visions sont des avertissements à contenu négatif. Il peut être tentant de considérer le récit de Am 7,10-17 comme une prolongation, voire une explication de la troisième vision (Am 7,7-9), qui se termine par «Les lieux sacrés d’Isaac seront dévastés, et les sanctuaires d’Israël, rasés ; je me dresserai avec l’épée contre la maison de Jéroboam». Il est évident qu’une telle annonce ne pouvait laisser indifférent dans une société dans laquelle le roi était la clé de voûte!
Ce qui est intéressant, c’est de constater la convergence des pouvoirs qui suit cette annonce. Le prêtre Amazias agit en fonctionnaire zélé, en dénonçant la «conspiration» (traduction: TOB) du prophète à l’autorité supérieure. Son discours, d’une part, trahit ses conceptions religieuses. Il fait l’équivalence entre Israël et BetIsraël, cette expression pouvant vouloir dire la «maison / dynastie d’Israël» ou le «temple d’Israël». Dans les deux cas, il s’agit d’une réduction grave, car Israël n’est pas réductible à sa dynastie ni à son temple, aussi prestigieux soit-il.
D’autre part, Amazias fait une réduction encore plus explicite et problématique. À la fin du verset 13, il termine son discours en disant: «Mais ici, à Béthel, arrête de prophétiser; car c’est un sanctuaire royal, un temple du royaume.» D’après Amazias, l’activité prophétique doit donc s’arrêter aux portes du sanctuaire royal, dans la mesure où Amos énonce un discours, une parole (l’annonce de la mort violente du roi) que le prêtre qualifie de complot dans son message au roi (traduction liturgique: «Amos prêche la révolte contre toi»). C’est le discours habituel du pouvoir pour qualifier les opposants et autres résistants.
Rarement, en si peu de mots, on avait vu la convergence d’intérêts entre le politique et le religieux fonctionner aussi étroitement et explicitement, la main dans la main. D’un côté, les prêtres des sanctuaires étaient nommés par le roi, ils étaient ses fonctionnaires. Le pouvoir était donc tenté de contrôler les responsables du Temple, une institution si importante dans son expression publique. De l’autre, il ne pouvait pas risquer une confrontation avec le religieux, cet élément incontournable, à fort pouvoir de motivation et d’action. Car la caution religieuse de la monarchie était indispensable pour la légitimité de celle-ci.
La parole prophétique, elle, se situe en amont des institutions, fussent-elles religieuses, et c’est pourquoi elle dérange. C’est une parole prise à l’initiative du seul Dieu d’Israël, une parole inattendue et imprévisible. En tout cas, c’est ainsi que l’Écriture a compris et interprété les interventions prophétiques.
Certes, il n’est pas sûr que le récit d’Amos (7,10-17) soit de la plume d’Amos lui-même. D’ailleurs, il est écrit à la troisième personne (on parle d’Amos) et donc probablement par ses disciples ; il est biographique. Mais cela signifie que, quoi qu’il en soit de son exactitude factuelle, la tradition biblique a vu dans ce récit un élément essentiel du fait, du profil prophétique. Amos a été perçu comme un personnage qui empêche de tourner en rond, un contestataire, même des plus hautes instances du pouvoir, soit un prophète. Le contraire d’une institution, d’une instance à la botte du puissant.
Une langue acérée
Ce lien entre politique et prophétie biblique nous ramène inéluctablement au grand Isaïe. Il a été directement lié aux crises récurrentes de la royauté. La plus connue, sans doute, est celle durant laquelle il prononça son célèbre oracle sur l’Emmanuel.
À cette époque, le roi Achaz de Jérusalem subit une forte pression pour intégrer une coalition anti-assyrienne. La tentation est grande de se mettre du côté du puissant, le roi assyrien Tiglath-Piléser III. Ce que Jérusalem finit par faire (2 R 16,7-18). Pour bien comprendre les enjeux, Isaïe inclut tous les éléments (Is 7,1-17). Il propose un signe au roi pour le conforter dans son refus d’alliances politiques de toutes sortes. Et il menace: «Mais vous, si vous ne croyez pas, vous ne pourrez pas tenir», en jouant sur les mots à partir de la racine ‘amen. Résistance publique à la politique du roi et de la population probablement. Cette posture d’Isaïe, dans ces circonstances plus particulièrement, n’est pas faite pour gagner les faveurs du pouvoir.
Plus tard, il s’oppose encore à l’alliance militaire avec l’Égypte, tentation permanente pour Juda. C’est l’occasion idéale de définir, de manière transparente et comme personne ne l’a fait, «l’idolâtrie» (Is 30,1-8 et surtout 31,1-3).
Jérémie, pour sa part, est sur tous les fronts de la résistance. Résistance politique en prenant le parti de l’ennemi, Nabuchodonosor (Jr 27). Résistance sociale en critiquant avec une violence « prophétique » le faste du roi (Jr 22,13-23) aux dépens des Judéens.
Où que l’on regarde, on trouve dans ces exemples la langue acérée et le verbe mordant de la résistance prophétique. Celle-ci n’est pas révolue. Tant qu’il y aura des prophètes, on aura de la résistance. C’est leur nature, leur ADN. Si la résistance
disparaît, c’est qu’il n’y a plus de prophètes.
[1] Pour une première approche de la question voir: Françoise Schwab, « Résistance », in Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne, sous la direction de Laurent Lemoine, Eric Gaziaux et Denis Müller, Paris, Cerf 2013, 2176 p.