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mardi, 09 septembre 2014 02:00

1814-2014. D'une "restauration" à une "refondation"

Présenter les transformations des orientations de la Compagnie au cours des deux derniers siècles tient de la gageure. Philippe Lécrivain s'y essaye, en privilégiant quatre moments : la « restauration » (1814-1853), les « durcissements » (1853-1914), les « atermoiements » (1914-1964) et enfin les « refondations » (1964-2014). Ces étapes suivent la chronologie des supérieurs généraux jésuites mais aussi la vie de l'Eglise et de la papauté.

Depuis 1814, le développement de la Compagnie de Jésus est porté par l’interprétation des Exercices spirituels et des Constitutions[1]. En 1820, la XXe Congrégation générale, en reprenant la législation d’avant 1773, renforce ses rigidités. Au tournant des XIXe-XXe siècles, au moment des expulsions et des condamnations, le ton se durcit davantage. Il en est de même - et plus encore sans doute - au milieu du XXe, quand l’expansion internationale de la Compagnie et ses audaces sociales, intellectuelles et spirituelles rendent son gouvernement difficile. La XXXIe Congrégation générale (1965-1966), contre toute attente, est enfin celle de l’aggiornamento
Ces transformations de l’Ordre des jésuites, loin d’être le fruit d’un mouvement irréversible allant « de l’ombre à la lumière », résultent des « ruptures » que la Compagnie a dû faire pour s’adapter aux circonstances. Ainsi, en 1915, érige-t-elle une assistance américaine mettant un terme à l’hégémonie européenne. Pareillement, souhaitant un gouvernement plus international, elle crée en 1957 une assistance pour l’Inde et l’Asie de l’Est et souhaite en voir de nouvelles établies en Afrique et en Amérique latine. Munis de ces clés, suivons les quatre séquences indiquées.

La « restauration » (1814-1853)
Au cours de ces quarante années, trois supérieurs se succèdent : un Polonais, un Italien et un Néerlandais. Tadeusz Brzozowski, entré en 1765 en Mazovie, supérieur en Russie en 1805, puis préposé général de 1814 à 1820, meurt en Biélorussie. Luigi Fortis, entré lui aussi dans la Compagnie avant sa suppression, mais en 1762 en Italie, est préposé général de 1820 à 1829. Jean-Philippe Roothaan, enfin, entré en Let tonie en 1805, devient supérieur général en 1829, à 44 ans, et le demeure pendant 24 années. L’histoire de ces trois hommes est à elle seule pleine de sens.
A la mort de T. Brzozowski, l’imbroglio est tel que le pape doit intervenir. Finalement L. Fortis est élu et, avec le soutien de Pie VII († 1823) et de Léon XII († 1829), il se consacre au rétablissement de l’Ordre. A sa mort, les jésuites sont 2100, répartis dans neuf provinces et trois régions (Irlande, Maryland et Missouri).
Sous le généralat de J.-Ph. Roothaan, les jésuites retrouvent l’Inde, la Chine, l’Amérique latine, le Proche et Moyen- Orient et se rendent en d’autres lieux aussi. En 1853, ils sont 5200, dont un quart hors d’Europe. Par ailleurs, le Père Roothaan conduit la réforme du Ratio studiorum[2] à son terme. Lors de la crise de l’ontologisme[3], il écrit : « Rien n’est tant recommandé que l’uniformité et la fidélité aux auteurs catholiques », tout en encourageant l’apostolat intellectuel. Il soutient les premières universités américaines et fonde à Rome la Civiltà Cattolica. Il approuve aussi la prédication et l’apostolat auprès des pauvres, mais son premier souci demeure les Exercices spirituels. Sa traduction latine du texte espagnol et ses commentaires très ascétiques seront utilisés jusqu’au milieu du XXe siècle.
Durant ces années, l’atmosphère politique européenne est franchement hostile aux jésuites. Ils sont expulsés du Portugal en 1833 et d’Espagne en 1835 ; dix ans plus tard, ils sont menacés en France, en Bavière et en Suisse. Aux yeux des « libéraux », la Compagnie est un adversaire. Le Père Roothaan, proche de Grégoire XVI (1831- 1846) et de Lambruschini, son secrétaire d’Etat, partage leur myopie sans percevoir ce qu’il y a de caduc dans le système social et politique de l’Ancien Régime.
L’élection de Pie IX en 1846 met le général des jésuites en porte-à-faux. Acquis aux idées nouvelles, le pape prend ses distances par rapport à la Compagnie. Expulsés de Naples et du Piémont, les jésuites sont menacés à Rome et le Père Roothaan doit partir en exil en 1848.

Les « durcissements » (1853-1914)
Les préposés généraux qui lui succèdent - un autrichien Peter Jan Beckx († 1887), un suisse Anton Anderledy († 1892), un espagnol Luis Martín († 1906) et un allemand Franz Xaver Wernz († 1914) - encouragent l’expansion de la Compagnie. En 1914, les jésuites sont 16 900, dont 1900 répartis en 29 missions. Le développement le plus marqué est en Amérique du Nord. Ces chiffres ne doivent pas occulter la situation difficile de la Compagnie durant cette période. Elle doit faire face, à l’extérieur, aux gouvernements libéraux et anticléricaux, et, à l’intérieur, aux mouvements intégristes et antimodernistes. Les jésuites, en effet, sont eux-mêmes divisés.
Sous le pontificat de Pie IX († 1878), les jésuites sont dispersés en Espagne, en Italie, en Allemagne, en France et ailleurs. En 1873, la curie généralice s’exile à Fiesole. Il est vrai que le fort engagement d’une partie de la Compagnie dans la défense des Etats pontificaux, du Syllabus d’erreurs[4] et de la suprématie du pape donne d’elle une image négative. Les tentatives d’ouvertures politiques et sociales de Léon XIII († 1903), bien que limitées puisqu’elles n’adoptent pas la voie démocratique américaine, sont diversement suivies. Beaucoup de jésuites refusent de se rallier à la République ou de s’engager dans la « question sociale ». Un pic est atteint sous Pie X († 1914).
Toutefois, bien que toute ouverture sociale, politique ou intellectuelle soit qualifiée de moderniste[5], les Père Martín et Wernz, les préposés généraux d’alors, des « conservateurs modérés », n’hésitent pas à soutenir les recherches des jésuites en histoire, en sciences, voire en théologie. Ainsi, malgré les difficultés - l’exclusion de George Tyrrell et le recadrage de Gismondi et de Von Hummelauer, par exemple - la Compagnie parvient à maintenir la qualité de la formation des siens.
Une première opportunité est la fondation en exil des maisons de formation francophones et germanophones. Une génération en sort, mieux préparée aux circonstances. Par ailleurs, deux réseaux internationaux se tissent, celui des revues scientifiques, là où la Compagnie ne peut avoir d’enseignement supérieur, et celui des universités. Aux 25 universités existantes aux Etats- Unis, s’en ajoutent d’autres en Espagne, aux Philippines, en Inde, au Liban, en Chine et au Japon, pour ne citer que les plus importantes. Et c’est sans compter les collèges. Ainsi, malgré la dureté des temps, la Compagnie de - meure éducatrice, sans omettre le service des plus pauvres, notamment les bagnards et les émigrés.

Les « atermoiements » (1914-1964)
De graves événements marquent cette nouvelle période. Le premier conflit mondial met fin à la domination des empires et permet la mise en place d’un second système, le socialisme. Pour sauver les jeunes Eglises, Benoît XV († 1922) et Pie XI († 1939) choisissent de les « romaniser » en multipliant les synodes régionaux (Baltimore, Melbourne, Chang Hai et Tokyo). Pie XII († 1958) souligne lui aussi le caractère supranational de l’Eglise et précise que celle-ci ne doit plus être comprise comme se répandant de l’Europe vers sa périphérie, mais comme un « échange entre tous les membres d’un même Corps ». Depuis qu’a été levée la condamnation des rites chinois (1940), « s’adapter » est même devenu le maître-mot de l’Ordre. C’est celui de Pierre Charles à Louvain et d’Henri de Lubac à Lyon.
Durant ces années, deux préposés généraux gouvernent la Compagnie, le Polonais Vladimir Ledóchowski († 1942) et le Belge Jean-Baptiste Janssens († 1964). Très proches des papes régnants, ils adoptent leurs orientations. La Compagnie connaît alors un extraordinaire accroissement. Au début des années 60, les jésuites sont plus de 36 000, dont 7000 dans 92 missions (6 en Europe, 23 en Afrique, 36 en Asie, 2 en Océanie, 7 en Amérique du Nord et 18 en Amérique latine). Par ailleurs, les Accords de Latran (1929) augmentent la visibilité et l’influence de la Compagnie. Pour le signifier, Vl. Ledóchowski fait construire à Rome une nouvelle curie, au Borgo Santo Spirito, près de Saint-Pierre.
Mais gouverner une Compagnie aussi importante devient difficile. Les congrégations générales de 1937 et de 1957 posent plus les problèmes qu’elles ne les résolvent. D’autres questions plus urgentes retiennent leur attention, comme la montée des totalitarismes. S’il est difficile de préciser les rapports du Père Ledóchowski avec l’Allemagne et son rôle dans la politique d’expansion orientale du Vatican (l’uniatisme), son opposition au communisme est indubitable. En 1934, il écrit aux provinciaux Sur le combat du communisme, et en 1937 il demande à des experts de préparer Divini Redemptoris, l’encyclique qui déclarera le communisme athée « intrinsèquement pervers ». L’année suivante, à la demande du pape, trois jésuites esquissent un texte contre le racisme et l’antisémitisme (Humanis generis unitas). L’encyclique ne voit pas le jour, ce que dut regretter J.-B. Janssens, « un juste parmi les justes ».
En 1945, à Yalta, le monde est divisé en deux blocs. Peu après, le processus de décolonisation s’accélérant, le « tiersmonde » devient l’objet d’un véritable enjeu international où l’Est s’oppose à l’Ouest et le Sud au Nord. C’est à ces questions cruciales que sont confrontés Pie XII († 1958) et Jean XXIII († 1963). Le Père Janssens, qui gouverne la Compagnie durant cette période, doit faire face aux menaces violentes des régimes communistes et à celles tout aussi redoutables des dictatures libérales.
Aux frontières, les jésuites sont exposés. Pour les soutenir, le préposé général encourage les études sociales et politiques (marxisme) et le renouveau de la spiritualité ignacienne (Espagne, France, Allemagne). Malheureusement, à la suite de Humani generis (1950),[6] il bloque la recherche théologique : les Pères Lubac, Teilhard et bien d’autres sont écartés.

Les « refondations » (1964-2014)
Ces années sont complexes. Alors que les crises des années 70 révèlent les limites des appareils dominants et de leurs idéologies, celles des années 80- 90, marquées par l’effondrement du système soviétique, donnent naissance à d’autres stratégies sous couvert de mondialisation. Mais tout cela est remis en cause par les crises des années 2000. Les papes qui se succèdent font face chacun à leur manière. Paul VI († 1978) perçoit les transformations à faire, mais hésite ; Jean Paul II († 2005) transige davantage en balançant entre ouverture et fermeture ; quant au troisième, Benoît XVI (2013), il démissionne, débordé par la complexité des problèmes.
C’est durant cette période agitée que la Compagnie fait son aggiornamento sous la conduite de Pedro Arrupe, un Basque venu du Japon (1983), de Peter-Hans Kolvenbach, un Néerlandais venu du Liban (2008) et d’Adolfo Nicolás, un Espagnol venu d’Asie. Le fait qu’ils aient été à chaque fois choisis hors du groupe des collaborateurs immédiats de leur prédécesseur indique un désir de changement. Quant à leur appartenance à une double culture, elle est significative de l’universalisme croissant de la Compagnie.
Dès 1965, Pedro Arrupe manifeste son désir de conduire les jésuites sur des chemins nouveaux. Paul VI, inquiet des bouleversements en cours, lui adresse une sévère admonestation. Le supérieur lance cependant une enquête pour déterminer les besoins apostoliques les plus urgents et ce que la Compagnie pourrait faire pour y répondre.
Mécontents des réformes entreprises, certains jésuites demandent au pape de reconnaître une nouvelle « observance » ; d’autres, au contraire, estiment que ces changements sont insufisants. En 1974, la XXXIIe Congrégation générale lie le service de la foi à la promotion de la justice, et s’interroge sur les inégalités existantes au sein de l’Ordre entre profès et coadjuteurs, prêtres ou non. Dans les années qui suivent, le Père Arrupe précise ce qu’il entend par « inculturation » et « libération », sachant que Jean Paul II, s’il accepte le premier point, condamne résolument le second.
Conjointement, conscient des risques encourus par les jésuites dans leurs engagements, le supérieur général revient aux Exercices spirituels. En 1980, il s’explique sur « l’inspiration trinitaire du charisme ignacienne : comme le Fils est envoyé du Père, nous sommes envoyés avec le Fils. Tel est le sens profond de son action fondatrice. »
Pensant alors avoir accompli sa tâche, P. Arrupe convoque une Congrégation générale pour lui remettre sa démission. Jean Paul II s’y oppose et, violant le droit, nomme un délégué à la tête de l’Ordre. Par souci d’apaisement, celui-ci, ayant gardé près de lui les assistants d’Arrupe, convoque à Rome les provinciaux et rappelle quelques points essentiels de l’institut : son caractère sacerdotal, son obéissance au pape, sa vie spirituelle et sa formation. Rien que de très classique ! Réunie en 1983, la XXXIIIe Congrégation générale reçoit la démission de P. Arrupe et élit P.-H. Kolvenbach.
La première tâche du nouveau supérieur est de réconcilier les jésuites et le pape, sans renier l’œuvre d’Arrupe. Cela prendra une dizaine d’années. Le Père Kolvenbach oriente aussi la Compagnie vers de « nouvelles frontières » en Chine et en Russie où les jésuites s’établissent officiellement en 1992. Il fait en sorte que soient assimilées plus sereinement l’« option préférentielle pour les pauvres » et la théologie de la libération qui avait divisé la Compagnie. Mais son souci premier de meure le dialogue avec l’islam.
En 2008, la XXXIVe Congrégation reçoit sa démission et élit Adolfo Nicolás, que Benoît XVI accueille chaleureusement : « L’Eglise a besoin de vous, compte sur vous, et continue de s’adresser à vous avec confiance, pour atteindre en particulier ces régions physiques et spirituelles où d’autres n’arrivent pas ou ont des difficultés à se rendre. »
Cinq ans plus tard, il revint à Adolfo Nicolás de se rendre auprès du pape François, son compagnon jésuite : « A son invitation, je me suis rendu à la maison Sainte-Marthe. Il se tenait à l’entrée et me reçut avec l’accolade d’usage entre jésuites […] Conscient que, dans sa nouvelle responsabilité, il aura besoin de conseil, réflexions, personnel, etc., je lui ai offert toutes nos ressources. Il a manifesté sa gratitude […] Je garde la conviction que nous travaillerons très bien ensemble pour le service de l’Eglise au nom de l’Evangile. »

[1 • Philippe Lécrivain est un spécialiste de l’histoire de la Compagnie. Il est notamment l’auteur de Pour une plus grande gloire de Dieu, les missions jésuites, Paris, Gallimard 1991 et 2005. (n.d.l.r.)
[2] • Ce texte régit l’éducation dans la Compagnie. (n.d.l.r.)
[3] • Théorie affirmant que la connaissance de Dieu, directe et immédiate, est naturelle à l’homme. Elle a été réprouvée par Rome en 1861. (Larousse) (n.d.l.r.)
[4] • Le pape y énumère et condamne les erreurs de la société moderne, notamment la liberté d'opinion. (n.d.l.r.)
[5] • L’anti-modernisme romain sera consacré en 1907 par la publication de l’encyclique Pascendi. (n.d.l.r)
[6] • Encyclique qui condamne, entre autre, la « Nouvelle théologie » qui cherche à dynamiser la pensée chrétienne en se référant aux Pères de l’Eglise, au-delà d’un thomisme figé. (n.d.l.r.)

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