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mardi, 09 septembre 2014 10:46

Les raison d'une suppression

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Difficile de croire aujourd'hui qu'un jésuite puisse être pape, alors que cet Ordre a été supprimé par le Saint-Siège lui-même de 1773 à 1814. Une décision dont l'enjeu principal était l'établissement d'un nouveau rapport entre pouvoir civil et pouvoir religieux.

La Compagnie de Jésus a été fondée en 1540 par Ignace de Loyola, qui voulait, avec ses compagnons, se mettre au service de l’Eglise mais avec une forme de vie religieuse rompant avec la tradition monastique. Cette originalité éveilla très tôt la méfiance de responsables de l’Eglise, voire d’autres ordres religieux. Un ordre « libre » de ce qui avait constitué pendant des siècles la garantie de la « catholicité » ne pouvait que déclencher une certaine perplexité, qui s’explique aussi par le contexte religieux de l’époque et la progression en Europe des idées de la Réforme. 
Malgré ces méfiances, la Compagnie de Jésus connut un développement remarquable grâce à la souplesse de ses options apostoliques, lui permettant de s’adapter à des terrains aussi divers que les continents sud-américain et asiatique. Le rayonnement spirituel de l’Ordre, dû aux succès des Exercices spirituels de saint Ignace, lui donnait en sus accès aux grands et aux rois, et son implication dans l’enseignement des élites lui procurait une influence considérable dans les cercles du pouvoir. A la veille de sa suppression, l’Ordre comprenait environ 22 000 membres, répartis dans 800 résidences, 700 collèges et 300 missions à travers le monde.

Bannissements successifs
Une telle réussite suscita bientôt suspicions et jalousies au sein de l’Eglise catholique, mais aussi au-delà du fait de l’affirmation croissante de l’autorité de l’Etat par rapport à l’Eglise. Les événements de la seconde moitié du XVIIIe siècle et la suppression de la Compagnie furent donc précédés d’une série de tensions entre les jésuites et différents gouvernements avec, pour commencer, la France.
L’attentat de Châtel, qui blessa le roi Henri IV en 1594, fut au centre de la crise opposant la Compagnie au gouvernement. Suite au procès de cet ancien élève des jésuites, le Parlement de Paris ordonne que les religieux quittent le Royaume. Mais en 1603, Henri IV fait venir auprès de lui le Père Coton sj, dont il fait son confesseur et confident, puis autorise le retour des jésuites.
La situation des religieux se fragilise à nouveau après l’assassinat d’Henri IV (1610). Les ouvrages de certains Pères[1], qui reconnaissent une légitimité au tyrannicide et font l’apologie de l’assassinat d’Henri III par Jacques Clément, donnent de l’eau au moulin des adversaires des jésuites. Ainsi se répand l’opinion selon laquelle les jésuites défendent les théories favorables au tyrannicide.
Un autre épisode important pour la compréhension de la suppression de l’Ordre en France est le conflit qui opposa les théologiens jésuites au jansénisme. Ce complexe débat sur le rapport entre la grâce et la liberté aboutit à la publication en 1713 de la bulle Unigenitus, qui condamne les propositions des Réflexions morales du janséniste Pasquier Quesnel. Or les Parlements de France comprennent des sympathisants du jansénisme, qui voueront aux jésuites une rancune tenace, les jugeant complices de cette condamnation.
Janvier 1750 représente également une date-clé dans l’histoire de l’Ordre, avec le traité de Madrid par lequel sept des plus importantes Réductions[2] jésuites passent en mains portugaises. Le traité prévoit le déplacement vers d’autres régions des 30 000 Indiens qui s’y trouvent. Ceux-ci se soulèveront et prendront les armes six ans durant, avant d’être défaits.
Vient ensuite l’attentat de Damien contre Louis XV, le 5 janvier 1757, qui coïncide avec la réédition et l’adoption de la théologie morale du jésuite Hermann Busenbaum par le Père Lacroix (ouvrage qui autorise la révolte contre l’autorité en une sorte de légitime défense). Cela vaut aux jésuites le soupçon d’avoir cautionné l’attentat. D’autant plus que Damien a été valet chez les jésuites !
Au Portugal aussi, suite à la révolte des Indiens, puis à la tentative d’assassinat sur la personne du roi en 1758, les soupçons contre l’Ordre se cristallisent. Tant et si bien qu’en septembre 1759 le marquis de Pombal obtient l’expulsion des jésuites des Etats du roi du Portugal.
Un autre événement accroît encore les difficultés de la Compagnie : la banqueroute du Père La Valette. Ce religieux jésuite avait été nommé supérieur des missions de la Martinique, puis, en 1754, supérieur général de toutes les missions de l’Amérique méridionale. Il tente de redresser la difficile situation financière de l’Ordre en se lançant dans les affaires, mais sans l’autorisation de ses supérieurs. Les navires anglais saisissent ses cargaisons et La Valette ne peut faire face à ses échéances. Les jésuites français refusent de reconnaître les dettes contractées par leur confrère. Mais le 30 janvier 1760, la justice déclare les jésuites solidaires. Ceux-ci font recours devant le Parlement de Paris, qui examine les Constitutions de l’Ordre. Un an plus tard, la Cour condamne le supérieur général des jésuites à payer toutes les dettes du Père La Valette, plus les frais de justice et 50 000 livres de dommages et intérêts. Le Parlement de Paris publie aussitôt un arrêt ordonnant qu’une série de livres écrits par les jésuites soient brûlés. Le texte se termine par une interdiction provisoire faite à l’Ordre de recevoir des novices et d’enseigner dans les écoles. Le roi tente de faire annuler la procédure, mais finit par plier. Le 1er avril 1762, le Parlement de Paris fait fermer les 84 collèges des jésuites. Quatre mois plus tard, l’Ordre est déclaré « inadmissible » à cause des menaces qu’il représente. D’autres Parlements régionaux suivent l’exemple de Paris, jusqu’au 1er décembre 1764, où l’édit royal bannit les jésuites du Royaume de France.
Ce sera ensuite au tour des jésuites d’Espagne d’être inquiétés : quand des troubles éclateront à Madrid le 27 mars 1766 à propos de réforme des coutumes, ils seront expulsés du pays.

Suppression générale
Le pape Clément XIII tente bien, pour sa part, de freiner l’impact de ces attaques contre les jésuites. Il publie la bulle Apostolicum (9 janvier 1765) où il réaffirme son soutien à l’Ordre et confirme les approbations passées. Mais il meurt le 2 février. Durant le conclave qui s’ensuit, les Bourbons œuvrent pour obtenir l’élection d’un homme acquis à la suppression de l’Ordre. Le 19 mai, le cardinal Laurent Ganganelli est élu pape sous le nom de Clément XIV. S’il semble établi que ni lui ni aucun autre candidat n’ait promis la suppression des jésuites, les menaces de rupture proférées par les Cours catholiques conduisent le pape à céder : le 21 juillet 1773, le bref Dominus ac Redemptor est publié. Clément XIV y annonce la suppression de l’Ordre dans le monde entier.
Mais la particularité de ce document tient au fait qu’il n’est applicable qu’après sa publication par les évêques diocésains. Certains monarques empêchent ou freinent la suppression de l’Ordre dans leurs Etats en interdisant la publication du Bref pontifical. C’est notamment le cas de la Russie et de la Prusse.
En effet, des monarques non catholiques ne peuvent publier le Bref sans reconnaître implicitement l’autorité du pape. Cette attitude est donc facilement compréhensible en ce qui concerne Catherine II, convertie à l’orthodoxie, pour les territoires polonais placés sous son autorité. Frédéric II de Prusse a, pour sa part, appliqué le Bref après avoir obtenu la garantie du pape que les anciens jésuites pourraient continuer d’enseigner, dans la mesure où ils créeraient une congrégation propre, contrôlée par les évêques. En Prusse, l’Ordre fut officiellement supprimé en 1776.

Un paradoxe
Ces cas particuliers mettent en évidence un paradoxe. D’un point de vue formel, la suppression de la Compagnie était une affaire interne à l’Eglise, le pape étant seul habilité à prendre une telle décision. Mais dans les faits, l’Eglise avait besoin des autorités civiles pour faire appliquer son choix… et, inversement, les Cours de l’Eglise pour obtenir ce résultat. Cet événement met ainsi en évidence les liens étroits qui existaient entre société religieuse et société civile. Il illustre également le contrôle que la société civile avait de l’espace public, et la relégation du religieux dans l’espace privé.
Cette suppression de l’Ordre ne sera pas sans conséquence. C’est peut-être de ce traumatisme que découle la raideur de ce qu’on a appelé la « nouvelle Compagnie », qui suit son rétablissement de 1814, avec le soutien constant à l’autorité pontificale, la définition du dogme de l’infaillibilité pontificale pendant le concile Vatican I et, plus profondément, un temps de coupure par rapport à ses propres sources avec une pratique très étroite des Exercices spirituels. Autant de signes d’une profonde insécurité. En attendant le général Pedro Arrupe, élu en 1964, et son encouragement au retour aux sources…

[1] • En particulier, Juan de Mariana, in De rege et regis insitutione, 1599.
[2] • Missions catholiques construites et gérées par des missionnaires en Amérique latine, entre le début du XVIe et le milieu du XVIIIe siècle.

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