Pris dans une perspective plus large, le doute peut revêtir plusieurs formes. Il peut être systématique, une sorte de fin en soi où l’on doute pour douter; on pourrait aussi parler, à la suite de Descartes, de doute méthodique: il s’agit de ne recevoir aucune chose pour vraie à moins que l’on ne la connaisse évidemment comme telle. Le doute peut aussi être moral et concerner davantage la conscience, quand les raisons de faire quelque chose semblent d’importance équivalente à celle de ne pas le faire. Et puis, il y a un doute qui concerne la foi, celui qui fait qu’il est difficile d’adhérer à ce qui devrait être cru au nom de la foi. C’est ce dernier élément qui va attirer notre attention.
Inévitables remises en cause
Beaucoup, lorsqu’ils s’intéressent d’un peu plus près à la Bible, aux dogmes ou aux affirmations de la foi, découvrent que ce qu’ils tenaient pour certain peut être assez radicalement mis en cause par l’exégèse, l’analyse historique ou politique. Dès que l’on fait un peu de théologie, on découvre que celle-ci est continuellement en interaction avec les pensées et les questions de son époque. Ainsi des doutes peuvent non seulement surgir, mais tout remettre en question. Pour certains, il n’est dès lors plus possible de croire, pour d’autres, le doute devient le compagnon de route -plutôt malvenu- de la foi. D’aucuns le vivent bien, comme une stimulation, d’autres au contraire en souffrent.
À y regarder de près, toute vie comprend une part de doute. Tout d’abord parce que nous ne maîtrisons pas l’avenir et ses incertitudes. Si nous voulons vivre, nous sommes tous contraints de cultiver une forme de confiance qui nous permet d’affronter un quotidien dont nous ne dominerons jamais tous les éléments. Ainsi, vivre signifie évoluer, c’est-à-dire changer et, en quelque sorte, affronter les incertitudes du présent et de l’avenir. Il me semble donc que le doute est un élément fondamental de l’expérience de vie en général et de l’expérience spirituelle en particulier. Il découle de l’inconnu qui fait partie de la vie et suscite nécessairement des interrogations.
Un trouble profond…
Le doute spirituel serait-il alors une simple interrogation? Non, parce qu’il affecte ce que nous croyons que nous sommes censés croire. Il «touche» beaucoup plus profondément que l’interrogation, qui peut être très stimulante et inviter à avancer. Chez certains donc, le doute peut immobiliser, paralyser et finalement même conduire à l’abandon de la foi.
Le doute contraint ainsi d’approfondir notre foi et de la libérer de fausses certitudes. Ce n’est évidemment pas très confortable mais, il me semble, nous ne pouvons pas nous y dérober si nous voulons que notre foi reste vivante. Douter peut être stimulant. Cela peut nous inciter à chercher, à réfléchir et à nous positionner par rapport à ce que nous vivons. Le doute impose ainsi d’établir un lien plus étroit entre ce que nous vivons et ce que nous croyons. Mais c’est là un chemin très exigeant.
Certaines circonstances de l’existence interrogent inévitablement notre foi et la mettent parfois à l’épreuve: la perte d’un être cher, l’expérience du mal, l’absurdité de certaines situations, la violence... Les réponses de foi reçues dans notre enfance face à de tels coups du sort et qui pouvaient nous suffire à cette époque ne peuvent plus toujours convaincre l’adulte que nous sommes devenus. Au risque de nous voir rejeter notre foi.
…qui réclame une foi d’adulte
Une vie d’adulte exige une foi d’adulte. Ainsi le doute nous contraint-t-il d’approfondir notre foi, de la faire «évoluer». Mais comment y parvenir? Lors d’une discussion avec une retraitante dont la profession était costumière de théâtre, nous nous interrogions au sujet de la nécessité pour la foi d’évoluer. Et nous étions arrivés à une analogie entre la foi et un habit bien coupé. Celui-ci tombe «bien», mais parfois, parce que le corps évolue, il doit être repris, raccourci, élargi.
Ainsi, nous ne pouvons, à l’âge mûr, donner aux questions que suscite la vie, les réponses de la foi de l’enfant que nous avons été. Cela peut «marcher» un temps, mais à terme celles-ci ne suffiront plus. La complexité du monde et de nos expériences exige une réflexion approfondie pour permettre à notre foi d’intégrer ces événements, tout comme un habit doit être repris pour «bien tomber».
Il nous arrive de traverser des crises qui nous font douter du chemin que nous pensions tracé pour nous une fois pour toutes. Je suis ainsi devenu jésuite avec l’idée de mettre les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola au cœur de mon apostolat - tous les textes de la Compagnie de Jésus parlent de l’importance de ces Exercices et du souci «d’aider les âmes» comme disait Ignace. Et pendant quelques années, les Exercices ont en effet été au centre de mon activité… Et puis, peu à peu, il m’a été demandé de gérer parallèlement d’autres choses, plus organisationnelles et administratives... «Il n’y a personne d’autre… On a besoin de toi…» Aujourd’hui les Exercices n’occupent qu’une très petite place dans mon apostolat. Quelle place occuperont-ils demain? Me suis-je trompé? M’a-t-on trompé? Doute! Mais je me suis vite rendu compte que je devais aussi «douter de mon doute». En rester aux interrogations ne pouvait pas me conduire à plus de lumière. Il fallait absolument sortir de la solitude dans laquelle me cantonnait le doute.
La confiance, une dynamique relationnelle
Pour que la foi soit en mesure d’accompagner la vie en éclairant nos joies et nos peines, il n’y a pas d’autre voie que de l’entretenir et de la comprendre comme une relation de confiance avec une personne, Dieu. Croire implique d’être en relation, et toute relation a ses moments de difficultés. Mais dans la mesure où la difficulté est «dialoguée», que les choses peuvent être dites dans la confiance, le doute peut être traversé et la confiance renforcée.
Il ne s’agit ni d’une confiance aveugle ni du fruit de preuves, mais d’un mouvement dynamique entre la vie et la foi, l’une et l’autre s’enrichissant et s’interrogeant mutuellement. Ainsi le doute est-il partie intégrante de cet enrichissement et questionnement permanent entre la vie et la foi.
Il reste que certaines expériences bouleversent notre foi. Ainsi, lorsque nous confions une situation à Dieu et que nous ne recevons pas de réponse, en tout cas pas celle que nous espérions. Le doute s’insinue alors. Reste à discerner s’il concerne notre image de Dieu, qui peut être fausse (celle d’un Dieu magicien qui résout tous les problèmes), ou s’il met en cause notre relation même avec Dieu. La perte ou la souffrance d’un enfant, par exemple, peut être une épreuve qui remet tout en question, aussi bien Dieu que notre relation avec lui.
Pas de trucs, mais une attention
Alors comment faire? Loin de moi l’idée de donner des recettes. Je pense qu’il n’y en a pas. Les relations ne se cultivent pas avec des «trucs» ou des listes de choses «à faire». Elles se déploient par la fréquentation, le partage d’expériences, le temps consacré, les goûts partagés, les occasions gratuites qui sont saisies…
Avec des personnes que nous côtoyons, cela paraît simple. Mais avec Dieu… à la fois si proche et si lointain, comment faire? Nous pouvons développer une attention à ce que nous vivons -une conscience à l’écho des événements de notre vie- et un désir de partager cet écho avec Dieu. Et mieux nous connaissons les Écritures, plus nous serons en mesure de trouver des liens entre les récits bibliques et notre propre existence. La Bible pullule d’expériences humaines qui sont racontées à la lumière de la foi en l’action de Dieu dans des situations concrètes.
Mais il y a plus, les événements, les lectures, les conversations que nous vivons font bouger les choses en nous. Certains d’entre eux suscitent de l’élan, de la joie, de la confiance, d’autres au contraire, du trouble, de l’inquiétude. Dans la tradition spirituelle ignacienne, ces «choses qui bougent en nous» sont appelés mouvements spirituels et sont autant de moyens d’entrer en relation avec Dieu, en lui confiant nos joies, nos peines, nos soucis, nos doutes mêmes. Présentée à Dieu, toute expérience peut être occasion de rencontre avec Lui et permet de développer une confiance qui aide à traverser, joies, peines et doute.
J’ignore -et si je suis franc, je doute- qu’un jour les Exercices retrouvent la place que j’aurais aimé qu’ils aient dans mon apostolat. Beaucoup de choses ont changé dans la disponibilité des gens, leur culture religieuse, et j’ai moi-même changé. Mais je ne doute pas que quoi que je fasse, le Christ est à mes côtés, autrement que je m’y attends, mais toujours à mes côtés.
Plus sur le doute dans notre édition 704.