Frappé, il y a dix ans, d'une attaque cérébrale, le Père Pedro Arrupe s'est éteint mardi 5 février 1991, à l'âge de 83 ans. Nommé supérieur général de la Compagnie de Jésus en 1965, il resta en charge près de vingt ans, jusqu'en 1983. Artisan infatigable du renouveau conciliaire, il a été apprécié dans son Ordre comme un réformateur doublé d'un prophète.
Surmonter les divisions
Elu à la tête de la Compagnie de Jésus le 22 mai 1965, avant la dernière session du Concile Vatican II pour succéder au Père Jansens décédé l'année précédente, il eut la tâche délicate d'adapter l'ordre aux perspectives nouvelles. Ce n'était pas évident, et le premier mérite de Pedro Arrupe fut d'éviter l'éclatement de l'ordre. En Espagne particulièrement, un certain nombre de jésuites voulaient constituer une province traditionaliste indépendante. En Amérique latine, les tensions entre conservateurs et progressistes étaient très vives. Il parvint à maintenir l'unité de la Compagnie. Son secret? Une fraîcheur d'âme et un enthousiasme contagieux qu'alimentait une foi profonde. C'était un homme de prière, très porté à faire confiance à ses interlocuteurs. Il comptait essentiellement sur ce qu'il y a de meilleur en l'autre, alors que l'on aurait souvent aimé au Vatican qu'il se montre plus réaliste et plus interventionniste. Lui pensait qu'on ne pouvait pas douter de sa loyauté et de son désir de bien faire et que l'on comprendrait sa manière spirituelle de diriger. Ce fut l'origine de difficultés sérieuses avec les papes Paul VI et Jean-Paul II, qui ont conduit à sa mise à l'écart en 1983. Mais, dix ans plus tard, on doit constater que sa ligne de conduite, telle qu'elle s'est concrétisée lors de la 32e Congrégation générale de l'ordre, sous le thème de Foi et Justice, correspondait bien au besoin du temps et de l'Eglise. Au fond, Pedro Arrupe est resté fidèle à l'intuition qui le fit entrer dans l'ordre, il fut un missionnaire et un missionnaire intelligent.
Excellente formation
Cadet de cinq enfants, il naît à Bilbao, dans le pays basque, le 14 novembre 1907. Son père est architecte. Après avoir achevé ses études secondaires dans un collège religieux de la ville, il étudie la médecine à l'université de Madrid de 1922 à 1926. En 1927, il entre au noviciat des jésuites espagnols. La guerre civile l'oblige à s'exiler en Belgique pour ses études de philosophie et en Hollande pour la théologie. Prêtre en 1936, il achève sa formation aux Etats-Unis, à Kansas City, dans le Missouri. En automne 1938, son désir est exaucé : il s'embarque pour le Japon. Il y sera missionnaire pendant vingt-sept années, jusqu'à son élection, le 22 mai 1965, à la tête de la Compagnie.
Hiroshima, le 6 août 1945. Pedro Arrupe est témoin de l'explosion de la bombe atomique : « La ville brûlait comme une nouvelle Pompéï ». Il transforme le noviciat en hôpital de secours qui pourra accueillir plus de deux cents patients pendant plusieurs mois. Il a décrit la « sensation terrible » qu'il éprouva quand, dans la chapelle transformée en salle d'hôpital, il célébra la messe pour la première fois depuis l'explosion : « Je ne pouvais plus bouger, et je restai comme paralysé, les bras ouverts, contemplant cette tragédie humaine : la science humaine, le progrès technique employés pour détruire le genre humain. Ils me regardaient tous, les yeux pleins d'angoisse, de désespoir, comme s'ils attendaient quelque consolation qui vienne de l'autel. »
Unir pour croire
Quand, en 1965, il est nommé Supérieur général, Pedro Arrupe est fort bien préparé : il connaît plusieurs langues et possède l'art d'entrer dans une mentalité et dans une culture autres que les siennes. Au Japon, il s'est familiarisé avec le zen et la musique ancienne. En sympathie avec tout ce qui est humain, il a prouvé son engagement au service des plus pauvres. Après la guerre du Vietnam, touché par la tragédie des « boat-peoples », il enverra des jésuites au secours des réfugiés.
Vatican II ouvre une ère oecuménique dans l'Eglise catholique. Le père Arrupe y voit « un appel adressé très spécialement à notre Compagnie... le mouvement oecuménique engage la vie de toute la Compagnie de Jésus. Il nous est demandé de nous renouveler radicalement dans cet esprit : réforme, coopération, dialogue, pour que les chrétiens s'unissent afin que le monde croie. Il s'agit d'oecuméniser, toute notre formation, notre vie de prière, nos institutions et tous nos ministères. » Tâche encore loin d'être achevée. Du moins, Pedro Arrupe a établi la base sur laquelle la Compagnie pourra élaborer une réponse à la question qu'elle ne cesse de se poser : de quelle manière pouvons-nous le mieux servir Dieu et le prochain dans un monde sécularisé ? Ou, dans une formule aimée du supérieur général, parce qu'elle définit tout le dynamisme de la Compagnie: comment découvrir « ce qui peut le mieux conduire à coopérer au plan divin, le retour de toute la création à son Créateur ? » Le temps presse. Pedro Arrupe se sent poussé à agir avec rapidité et en profondeur, deux réalités difficilement conciliables. Moins de dix ans après la fin du Concile, il convoque la congrégation générale (1974-1975), autorité suprême de la Compagnie.
Pour la foi et la justice
Il a toujours considéré cette décision comme la plus importante de son généralat. Il s'agissait de définir de manière nouvelle la mission de la Compagnie : « La Congrégation générale, explique-t-il dans la conférence du 6 février 1981, était consciente du manque de justice dont souffrent d'innombrables hommes et femmes dans toutes les parties du monde. Elle a pensé que la défense et la propagation de la foi ou, ce qui est la même chose, qu'être jésuite aujourd'hui signifie s'engager sous l'étendard de la croix dans la lutte décisive de notre époque, qui est la lutte pour la foi et la lutte pour la justice qu'elle implique. » La Compagnie est parvenue à cette formule par un processus de conversion : « Elle a reconnu ses déficiences passées dans le service de la foi et la promotion de la justice, et elle s'est demandé, en présence du Christ en croix, ce qu'elle avait fait et ce qu'elle devait faire pour Lui. Elle a choisi la participation à cette lutte comme point essentiel qui caractérise aujourd'hui ce que font et ce que sont les jésuites ».
L'engagement pour la foi et la justice est la manière décisive, aux yeux du Père Arrupe, par laquelle la Compagnie accomplit la mission que le pape Paul VI lui avait confiée, de s'opposer à l'athéisme. « Ce n'est pas l'affaire d'un apostolat particulier, réservé à quelques spécialistes, mais c'est une dimension commune à toutes les tâches apostoliques de la Compagnie. » « Savoir découvrir des réalités qui pour beaucoup sont nouvelles et trouver un langage sur Dieu qui n'ait plus rien si possible de conventionnel, de stéréotypé, d'anachronique, qui rejoigne l'expérience même de l'homme incroyant ou malcroyant, qui lui dise quelque chose au niveau de ses plus intimes interrogations ». En résumé, « s'enfoncer progressivement » en des terres quasi inexplorées.
Marxisme, nécessaire discernement
Les dix premières années à la tête de la Compagnie avaient été son apprentissage. Au cours de ses nombreux voyages, il avait fait la rencontre décisive de sa vie : des peuples affamés autant de justice que de pain. C'était en Amérique latine que la situation se détériorait le plus rapidement. Il entendait souvent le reproche des étudiants de collèges et d'universités jésuites. « Nous en avons assez de savoir que nos morts reçoivent encore la sépulture ecclésiastique. Nous devons nous occuper des besoins des vivants ». Et la plupart de ces interlocuteurs étaient marxistes, faisaient usage de l'analyse marxiste pour examiner la situation politique et y trouver les remèdes adéquats : la révolution et ses suites. Certains de leurs professeurs - jésuites ! - ne semblaient pas toujours percevoir l'incompatibilité de l'analyse marxiste avec la foi chrétienne, conduisant à « une totale politisation de l'existence chrétienne », comme le notaient les évêques latino-américains à Puebla en 1979. Pedro Arrupe a consacré à cette question des pages capitales, qui sont un chef-d'oeuvre de discernement spirituel. S'il est nécessaire de rejeter l'analyse marxiste, il faut cependant comprendre les raisons de son attraction. Envers toutes les analyses sociales rester critique, car toutes reposent sur une vision matérialiste du monde. Dans le dialogue avec des marxistes, « faire voir que le christianisme est pour les hommes un message incomparablement plus riche qu'aucun concept, si utile soit-il, de l'analyse marxiste. » S'opposer enfin avec fermeté à ceux qui condamnent comme marxistes et communistes « l'engagement pour la justice et la cause des pauvres, la défense de leurs droits par les exploités, les justes revendications... Restons nous-mêmes. »
L'inculturation
Dans l'immense effort du « retour de la création à son Créateur », la lutte contre l'athéisme n'est qu'un des moments, l'autre étant de se faire tout à tous. « L'inculturation est l'incarnation de la vie et du message chrétiens dans une aire culturelle concrète, en sorte que cette expérience transforme et recrée cette culture. L'inculturation est ainsi à l'origine d'une nouvelle création. » C'est pourquoi Pedro Arrupe a soutenu les vocations de prêtres au travail dans les quartiers les plus pauvres, les pressant d'accueillir « les leçons découvertes dans la vie des pauvres, expliquées par Dieu à travers ces visages rudes, ces vies à moitié détruites. C'est le nouveau visage du Christ qui se révèle dans les petits. » C'est pourquoi encore il a toujours encouragé en d'autres milieux l'apostolat intellectuel. Teilhard lui était cher par deux traits qui s'inscrivent de manière exemplaire dans une vocation de jésuite : « la recherche opiniâtre d'une meilleure intelligence de la foi, pleinement actualisée, et l'attention missionnaire à annoncer cette foi à ceux qui sont éloignés. » Enfin, il recommandait, pour un dialogue fructueux avec les religions non-chrétiennes, d'inverser les termes de la démarche traditionnelle : ne pas d'abord présenter le Christ en tant que fondateur du christianisme, mais comme « celui que les esprits religieux de tous les temps ont inconsciemment cherché, celui vers lequel tend tout homme dans son effort pour trouver une explication au mystère qui l'environne ».
Un jour qu'on lui demandait quelle était la cause de sa joie, il répondit : « La prière, la prière est mon unique joie ». Cette réponse ne doit pas nous étonner de la part d'un homme qui a cherché toute sa vie « le sens du Christ », en particulier dans le service du successeur de Pierre. Il n'était pas « papiste », encore moins voulait-il que les jésuites fussent « une autre Garde suisse du Saint Père! » Il reconnaissait en lui le représentant visible de Jésus-Christ. Il a servi Paul VI, Jean-Paul Ier et Jean-Paul II avec un grand amour et une parfaite loyauté. Jusqu'au don de sa vie. A 70 ans, usé par un labeur acharné, il voulut se retirer. Jean-Paul II lui demanda de surseoir à la convocation de la Congrégation générale, chargée d'élire son successeur. Il obéit sans broncher. Le 7 août 1981, il était frappé par une attaque d'apoplexie. Le pape intervint en personne dans la désignation du supérieur chargé de l'intérim. Plusieurs jésuites y ont vu une marque de défiance envers la Compagnie. Cela ne doit pas avoir été le sentiment du Père Arrupe, pour qui le pape était « le supérieur suprême de la Compagnie ». Sans aucun doute, il a connu la souffrance de ses frères et, comme il le faisait en période de crise, il s'est tourné vers le Christ de la Passion, l'Abandonado comme il l'appelait dans une prière. « O Jésus, je veux apprendre la manière dont tu as témoigné cette extrême douleur sur la croix, quand tu t'es senti abandonné par le Père. » Sa mort est le dernier acte d'une vie tout offerte au Père pour « aider les âmes » dans l'oeuvre du salut en Jésus-Christ.
Vers la fin de son activité, le Père Arrupe s'est souvent interrogé sur le manque de proportion entre l'immense effort apostolique et la « lenteur » de la rénovation intérieure de la Compagnie. L'engagement dans l'action l'aurait-il emporté sur l'élan spirituel ? Les jésuites auraient-ils trop tardé à reproduire en eux la « dynamique et le contenu de l'itinéraire » de saint Ignace « qui conduit directement à la très sainte Trinité et descend d'elle pour le service concret de l'Eglise et de l'aide aux âmes ? » Cette question, les jésuites ne la refoulent pas. Elle exprime la tension qui sous-tend leur existence. Ils la gardent comme le dernier « défi » lancé par Pedro Arrupe à ses fils.
in choisir - mars 1991
Les citations sont tirées de Pedro Arrupe: Ecrits pour évangéliser, présentés par Jean-Yves Calvez (Desclée de Brouwer-Bellarmin, Paris 1985, 586 p.) et Pedro Arrupe, Itinéraire d'un Jésuite, entretiens avec Jean-Claude Dietsch (Centurion, Paris 1982, 192 p.).