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jeudi, 28 mars 2019 08:00

Le travail dans une perspective bouddhiste

Godong Travailbouddhisme Un artisan sculpte une statue de Bouddha (Vietnam). © Fred de Noyelle/Godong À l’occasion de son centenaire célébré cette année, l’Organisation internationale du travail (OIT) a lancé un vaste mouvement de réflexion sur l’avenir du travail. Convaincue que ce dernier vise le bien-être matériel et spirituel de l’Homme, l’institution onusienne a très vite tissé des liens avec les religions. Lors d’une rencontre interreligieuse, organisée par le Saint-Siège en février dernier à l’OIT, le vice-président de l’Union bouddhiste de France, Michel Aguilar, a exposé une perspective bouddhiste de l’avenir du travail.

L’enseignement laissé par le Bouddha il y a 2600 ans a irrigué, à partir de l’Inde, l’ensemble de l’Asie au fil des siècles, selon trois grands mouvements migratoires. Le premier concerne l’Asie du Sud-Est. Le deuxième, suivant la trajectoire historique de la Route de la soie, a touché la Chine avant d'aboutir plus tard au Japon. Le troisième, partant aussi de l’Inde, a contourné l’Himalaya par l’Est pour atteindre la Mongolie puis, dans un mouvement orienté vers le Sud, l’ensemble du plateau himalayen. De nos jours, l’enseignement du Bouddha est aussi disséminé dans l’ensemble de l’Occident.

Rien d’étonnant donc à ce que cette diversité géographique et culturelle détermine chez les bouddhistes, issus d’aussi nombreuses cultures régionales et nationales, un spectre assez large de sensibilités. C’est pourquoi j’exprime ici un point de vue bouddhiste sur le sujet qui nous rassemble plutôt que LE point de vue du bouddhisme.

J’ouvre cette courte présentation avec deux citations du Bouddha:

“Conformez-vous aux règles et conditions des lieux où vous vivez, à l’époque où vous vivez. Autrement dit, soyez congruents avec votre contemporanéité, pour autant que cela soit éthiquement soutenable.”
“Ne croyez pas mon enseignement ou celui d’un maître parce que c’est moi ou un maître qui vous enseigne, mais mettez le contenu de l’enseignement à l’épreuve du quotidien et usez de votre discernement pour évaluer sa pertinence.”

En d’autres termes, développez le discernement et exercez la responsabilité individuelle et collective fondée sur le principe des causes et conséquences. Principe autrement dénommé loi du karma. Je précise d’ailleurs ici que karma signifie action, au sens large: pensée, parole, comportement.

Mettons ces deux préceptes en congruence avec le contemporain et la responsabilité individuelle et collective au service de la réflexion sur le futur du travail.

Un environnement difficile

Jusqu’à présent, nombre d’États ne corrèlent pas droits humains et travail. Chacun connaît le coût économique et le coût humain des violations des droits humains. De même, nul d’entre nous n’ignore à quel point le rôle des lanceurs d’alertes et des défenseurs des droits est difficile, voire dangereux. Dans un contexte de contestation de la démocratie libérale, d’érosion de l’État de droit et d’usages liberticides de l’Internet, on peut s’inquiéter quant à la primauté des droits fondamentaux dans le monde du travail. Cet état des choses, éthiquement insoutenable, présente un caractère relativement statique dans le sens où il en est ainsi structurellement depuis longtemps. Trop longtemps.

Aujourd’hui, dans les contraintes multiples imposées par le changement climatique, la déplétion des stocks de ressources naturelles, l’atonie des produits intérieurs bruts (PIB) nationaux et régionaux provoquent les radicalisations. Populismes et autres replis communautaristes se multiplient. Et c’est dans cet environnement difficile que l’automatisation et la robotisation étendent leurs menaces sur l’emploi. Le (so called) robot semble devoir s’imposer comme le marqueur fort du monde du travail pour le XXIe siècle. Les tâches répétitives, les analyses de textes, les diagnostics médicaux, les relations avec les administrations, les métiers de l’immobilier, et tant d’autres fonctions encore sont traitées par les algorithmes qui calculent à la vitesse de 210'000 km/seconde, ce qui correspond à deux tiers de la vitesse de la lumière.

On peut parler du déclassement à grande vitesse du travailleur ou, pour le dire autrement, d’une ex-culturation de l’employé à une vitesse proche de celle de la lumière. Et de fait, il n’est évidemment pas question pour le cerveau humain de prétendre concurrencer, par exemple, la vitesse d’un algorithme qui analyse une jurisprudence profuse lors de la préparation d’une plaidoirie. Cet écart d’échelle entre la vitesse de calcul des algorithmes et nos propres capacités est une bonne nouvelle car, face à une impossibilité, il n’est d’autre voie que l’innovation.

 Qu’est-ce à dire?

Agriculture Godong VN030060ARangée de fraises en serre. Vietnam.© Fred de Noyelle/GodongDes marges d’innovation dans les domaines professionnels s’ouvrent en permanence.
Ce que cela signifie pour le travailleur: l’effacement progressif de l’emploi notamment par la course à la robotisation et le recul du contrat à durée à indéterminée (CDI) ouvre la porte au retour aux métiers. L’emploi est un asservissement, un métier est un ensemble de compétences, de savoir-faire qui permettent de produire des services et des produits de qualité pour des niches de clientèles; les algorithmes exécutant, eux, les tâches calculables. L’exercice d’un métier, tout particulièrement de tâches non-calculables, confère de la dignité sociale.
Ce que cela signifie pour les entreprises: le concept-même d’entreprise est en évolution. D’une part se développent de grandes unités de production totalement automatisées où l’intervention humaine n’apparaît qu’à la marge. On trouve ce modèle dans l’industrie, les services et l’agriculture. C’est le prolongement du taylorisme en version robotisée. D’autre part apparaissent les entreprises qui excentrent les fonctions de fabrication et de montage personnalisé dans des ateliers de proximité, équipés pour répondre à la demande spécifique du consommateur. Ce sont les TechShop ou usines distribuées. Ce peut être aussi des FabLab mixtes entreprises/clients.

En outre, de grandes entreprises très centralisées ayant fondé leur modèle économique sur la périphérie des villes réintègrent l’intérieur des villes en implantant des lieux de production et/ou de distribution thématiques. Ces redistributions de fonctionnalités laissent présager des réorganisations urbanistiques. Seront-elles favorables aux travailleurs?

Ces modèles industriels en émergence appellent la mise en place d’une économie contributive (que je ne détaille pas ici) pour répondre à la question de savoir comment les contributeurs à cette nouvelle économie, qui sont aussi des consommateurs, vont financer leurs achats. 

Dynamiser la démocratie locale

L’analyse de ces mutations confirme déjà que les unités de production ne sont plus les moteurs de l’économie. Les nouveaux moteurs de l’économie sont désormais des écosystèmes d’innovations articulant le local et le lointain. Écosystèmes auxquels concourent des femmes et des hommes détenteurs de savoir-faire professionnels et sociaux.

Là se niche la bonne nouvelle, car les nouveaux outils, les nouvelles fonctionnalités, le passage de l’emploi qui déprécie le salarié aux métiers qui rend digne de considération sont autant de paramètres propres à dynamiser l’exercice de la démocratie locale. C’est l’opportunité pour les travailleurs de construire un modèle de citoyenneté localisée dans un contexte technologique inédit. C’est un processus à moyen terme qui ne sera pas parfait et ne résoudra pas toutes les avidités de gains et de pouvoir, mais un système en construction et chacun est invité à y apporter le plus grand soin.

À ce stade, deux types de motivations poussent des bouddhistes à contribuer avec discernement, donc sans angélisme, à ces mutations. D’une part, œuvrer au développement de modèles d’économies citoyennes locales pour favoriser la dignité au travail et en société, la reconnaissance mutuelle et, par suite, plus de solidarité. Contribuer à améliorer les conditions de vie des personnes, c’est offrir à son prochain des opportunités de se distancier des tâches de survie pour, s’il le souhaite, embrasser et approfondir une voie spirituelle, quelle qu’elle soit. D’autre part, lorsqu’une activité fait sens elle devient, dans la perspective bouddhiste, un support de chemin spirituel. Ce d’autant que la dignité se manifeste plus spécialement lorsque les actions que l’on mène font que l’on se sent à sa place, donc utile à soi-même, aux autres et aux situations.

Assurer la dignité par un retour au métier

Le monde du travail entre donc dans un nouveau cycle fait d’entreprises s’ouvrant à de nouvelles agilités, et de travailleurs exerçant leurs métiers comme entrepreneurs à temps partiel et en tant que salariés à temps partiel dans le cadre de contrats à durées intermittentes.

Les bouddhistes ne font pas d’angélisme et ont pleinement conscience que pour certaines personnes, l’apparition de la vulnérabilité professionnelle peut être ressentie comme une pente savonneuse qui mène au décrochage social. Et bien sûr, les gens, au Nord comme au Sud, ont besoin d’établir une représentation mentale de leur vie professionnelle avec des perspectives d’évolution et l’assurance de la dignité. Ce doit être rendu possible pour tous, chacun ayant un besoin plus ou moins élevé de clôture cognitive socioprofessionnelle.

Nombre de bouddhistes et de croyants des monothéismes, chacun à sa place avec ses qualités et compétences propres, apportent leurs contributions au passage de l’univers de Bullshit jobs (titre du livre de David Graeber et Élise Roy paru en 2018) à l’univers de l’exercice en dignité des métiers. C’est, pour une large part de la population, l’opportunité de s’éloigner de l’individualisme de masse pour aller vers de vrais métiers, qui débouchent sur l’individuation personnelle et collective. Pour le dire autrement, l’exercice des métiers au plein sens du terme ouvre au déploiement des capacités intrinsèques de chacun. Alors, des projets collectifs à caractères économiques et sociaux peuvent prendre démocratiquement place. Notons que des universités, des écoles d’ingénieurs, des écoles de commerce commencent à introduire ces notions qui projettent dans les réalités du XXIe siècle.

Une plasticité d’adaptation

Comprendre le contemporain, s’y adapter, puis l’adopter et enfin se l’approprier est une marque de discernement car, ce faisant, on se donne les moyens pour que nos engagements fassent sens. Dès lors, il est plus aisé de développer de la bienveillance envers soi-même, envers les autres et envers les situations. Développer la bienveillance envers les situations n’est pas s’y plier servilement, mais prendre soin des situations, de leurs contextes et de leurs acteurs en les faisant évoluer vers des conditions meilleures pour tous.

Les bouddhistes pensent que cela va très loin. En effet, le bouddhisme prétend que les objets, les situations, les êtres n’ont pas d’essence propres, mais sont des processus composés d’éléments qui donnent une présence impermanente à des objets, des situations, des êtres. Or, dès lors que des manifestations sont composées, elles sont nécessairement interdépendantes. Il en ressort que prendre soin de soi, des autres, des situations revient à manifester de l’altruisme au-delà de la sphère où l’on peut voir les résultats des initiatives que l’on prend.

Le professeur portugais en neurosciences Antonio Damasio montre que nous prenons des décisions à partir des sensations et des émotions qui nous agitent. Dans un deuxième temps, nous justifions les décisions que l’on a prises. Cela signifie que les décisions, les actions n’ont pas d’essence en elles-mêmes et que les composants qui président à nos décisions précèdent notre cognition. Cognition que l’on imagine produite par un moi stable et permanent tandis que nous, bouddhistes, comprenons le moi comme un processus, c’est-à-dire un agrégat de composés qui permet une intelligence (perception plus interprétation) des contextes et qui produit une plasticité d’adaptation aux situations qui, elles-mêmes, sont des arrangements évolutifs et impermanents en fonction des éléments qui les font apparaître.

Tout ceci nous amène à soutenir, comme bouddhistes:

- que nous ne nous pensons pas -ou plus justement, nous nous efforçons de ne pas nous penser- comme indépendants du reste du monde. Donc contribuer à faire émerger un monde du travail du XXIe siècle, émancipé de la gouvernance algorithmique1 et du nouveau capitalisme agricole2,c’est agir depuis la place où l’on se trouve, à l’échelle des responsabilités qui sont les nôtres, au mieux-être des travailleurs.
- qu'agir sur les déterminants du futur du travail revient à mettre en œuvre le concept d’interdépendance. En d’autres termes, développer une conscience vaste pour concevoir que les initiatives vertueuses localisées engendrent des résonances bénéfiques en d’autres lieux.
- la clé donc de cette mutation du travail vers plus de dignité nous semble être: l’éducation, la culture du discernement, l’ouverture à l’autre, la conscience du caractère systémique des situations.

Réseau international

Je clos mon intervention en mentionnant deux mises en œuvre concrètes issues des apports théoriques que j’ai évoqués. Avec un petit groupe de collègues s’inscrivant dans les différents monothéismes, l’athéisme, l’agnosticisme, nous pensons que dans la société globalisée où toutes les convictions religieuses et philosophiques cohabitent, le passage de la multi-convictionnalité à l’inter-convictionnalité doit prendre place d’urgence pour faire baisser le niveau de l’intolérance et réduire les discours haineux tant dans la société que dans les entreprises. À cet effet, nous avons rédigé une charte européenne de l’inter-convictionnalité.

D’autre part, dans la région rurale où je vis, j’ai sensibilisé les élus locaux et les acteurs socioéconomiques pour émanciper le territoire de la trajectoire socioéconomique dominante. Il s’agit d’entrer concrètement en transition agricole, écologique, industrielle, artisanale, sociale, démocratique, en plaçant la solidarité, la centralité des métiers et la dignité des personnes au centre de la mutation en cours.

Nous établissons progressivement un réseau international avec des territoires ruraux ou partiellement ruraux pour coconstruire ensemble des écosystèmes économiques que chacun met en œuvre selon sa culture locale.

Donc, pour le Nord comme pour le Sud, les technologies ne résolvent pas les impasses de notre époque mais facilitent l’ouverture de pistes d’innovations sociales, économiques, professionnelles et des bouddhistes se mobilisent avec tant d’autres dans cette direction parce que cela fait sens.

1. Cette formule est développée par Antoinette Rouvroy dans une conférence accessible à l’adresse suivante: https://www.youtube.com/watch?v=RUEkEsB6FJA
2. Nouveau capitalisme agricole, de la ferme à la firme, François Purseigle et Geneviève Nguyen, Presses de SciencePo 2017.

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