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jeudi, 03 juillet 2014 14:11

La méditation. Dans la tradition occidentale

A une époque où tout va toujours plus vite et où les individus se projettent à l'extérieur, dans des mondes numériques, la méditation répond à un besoin profond de retrouver ce « ciel intérieur » dont parle le poète Franciscain Angélus Silesius : « Où cours-tu, ne sais-tu pas que le ciel est en toi ? » Communément apparentée à la tradition orientale, la méditation trouve aussi source en Occident.

« Où cours-tu,
ne sais-tu pas
que le ciel est en toi ? »[1]

Qu'est-ce que la méditation ? Comme le laisse entendre le mot, c'est un itinéraire vers le milieu. Elle est souvent représentée par une roue qui symbolise notre conscience et nos perceptions qui nous conduisent dans la vie. Nous pouvons soit nous placer à la périphérie de cette roue en nous laissant happer par le mouvement, soit remonter vers le centre. Plus nous nous rapprochons de l'axe, plus la vitesse de rotation diminue. Méditer, c'est « aller au milieu », vers ce point immobile qui nous ouvre à une autre dimension.
Nombreux sont ceux qui pensent que la méditation est une pratique importée d'Asie, de l'Inde ou du Tibet. On oublie qu'elle existe aussi en Occident. Deux exemples : l'hésychasme dans l'Eglise byzantine et les « méditations cartésiennes » d'Edmund Husserl, fondateur de la phénoménologie.

Pacifier l'âme
L'hésychasme vient du grec hésychia, qui signifie « calme, tranquillité ». Les Pères du désert, puis ceux du Mont Athos, pratiquent une méthode précise de tranquillité mentale. « Il faut dégager l'esprit de toute divagation pour l'empêcher de se laisser troubler par les pensées », prônait déjà Macaire (301 - 391).[2]
Comme le moyeu vide de la roue, l'âme doit se dégager du tourbillon des pensées et des passions, pour « laisser Dieu être Dieu en elle », pour devenir transparente au rayonnement de la présence divine qui la transfigure. « Lorsqu'il ne reste plus aucune imagination dans le coeur, l'esprit se trouve dans son état naturel », constate Hésychius de Batos (IXe siècle). Et il ajoute cette magnifique phrase résumant à elle seule la spiritualité hésychaste : « Plaçant devant Dieu le miroir de son âme, l'homme sera par Lui illuminé comme un pur cristal reflète le soleil. »[3]
Mieux que tout concept théologique, deux images, par leur simplicité, éclairent la méditation hésychaste : la mer et le miroir. Pour les moines hésychastes, l'esprit humain ressemble à la mer qui peut être agitée ou calme. La plupart du temps « la tempête des pensées et des émotions soulève les flots » et « tant que les vagues ne se calment pas »,[4] comme l'écrit Théolepte de Philadelphie, on ne discerne pas le reflet du disque solaire : il se morcelle en une multitude de fragments. Mais dès que le pratiquant parvient à faire baisser l'intensité du vent, la mer s'apaise et la forme de l'astre apparaît comme un cercle harmonieux : le Très-Haut se révèle en l'homme, son image.
Quant au miroir de notre âme, il se trouve fréquemment encrassé, voire dé formé. Nous voyons le monde à travers nos préjugés et nos envies, projetant sur les êtres les divagations de notre ego hypertrophié. Nous nous identifions aux formes reflétées dans le miroir de notre conscience, oubliant qu'en réalité ce miroir n'est pas affecté par les figures qu'il reflète.
Le but de la méditation est alors de changer de perspective et de retrouver la pureté du miroir, « l'état naturel de l'esprit » comme le disait Hésychius, en se détachant des phénomènes suscitant notre concupiscence ou notre aversion et qui sont autant de taches sur notre « miroir ». Grégoire le Sinaïte (1255 - 1346) l'explicite en une formule : « Le principe de la quiétude (hésychia), c'est la vacance. »[5] Comment accueillir le Divin si l'esprit est encombré de futilités ?
Pour les hésychastes, la méditation apparaît d'abord comme un désencombrement. Méditer, c'est nettoyer notre miroir intérieur. Oui, mais comment concrètement ? Les Pères décrivent un itinéraire précis, qui sollicite la totalité de l'homme, à commencer par son corps et sa respiration.

Ame et corps
Temple de l'esprit, comme dit saint Paul (I Cor, 6,19), le corps participe à la démarche spirituelle. Il serait hasardeux de commencer par de hautes méditations si le « vase d'argile », selon l'expression paulinienne, n'est pas préparé à se tenir longtemps immobile et à « recevoir les énergies d'en haut ». Comme le précise saint Grégoire Palamas : « Il faut d'abord nous éduquer à prendre garde à nous-mêmes par l'attitude extérieure. »[6] Il s'agit d'une intégration du corps aux pratiques spirituelles.
Concrètement, nous devrons pénétrer dans toutes les parties du corps avec notre conscience. Ce dernier devient ainsi perméable à l'esprit, « il résonne en accord avec l'âme », écrit saint Grégoire,[7] qui propose ensuite la posture d'Elie pour s'entraîner à l'immobilité : « S'inclinant vers la terre, il mit son visage entre ses genoux » (I Rois, 42,45). Et Marc l'Ermite de conclure : « Impossible de pacifier l'intellect sans le corps. »[8]
La respiration sera aussi utilisée pour le recentrage de la conscience. Saint Grégoire et les hésychastes ont parfaitement vu la liaison entre la respiration et le domaine mental : « Rien au monde n'est plus difficile à contempler et plus mobile que l'esprit. C'est pourquoi certains recommandent de contrôler le va-et-vient du souffle et de le retenir un peu, afin de retenir aussi l'esprit en veillant sur la respiration. »[9] Ces exercices respiratoires visent à ramener ce mental vagabond et fugueur vers sa source. On associera au rythme respiratoire le nom de Jésus dans la prière du coeur, stade ultime de la pratique.
Mais le centre de la conception hésychaste, c'est la maîtrise du mental pour le rendre transparent aux « énergies divines » (pour reprendre les termes de Grégoire Palamas). Après avoir fermé les portes des sens, on commence par observer le défilé des pensées dans notre esprit. « L'intelligence cherche à connaître quelles réflexions nagent sur la mer spirituelle des pensées et quelles idées tombent dans le creuset de sa méditation », écrit Nicétas Sthétatos (XIe siècle).[10]
Cette observation des contenus mentaux, en simple témoin, ralentit considérablement le flux. Elle est la base de toute méditation, en Orient comme en Occident. Hésychius la nomme « sobriété » : « L'oeuvre incessante de la sobriété, dit-il, c'est de voir les pensées au moment où elles se forment dans l'esprit. »[11]
Après cette étape « passive », dans un second temps, le méditant pratique la « garde du coeur ». Il s'agit de trier les pensées et de chasser les négatives. Saint Jean Climaque décrit ainsi cette pratique : « Assis sur une hauteur, observez et vous verrez alors les maraudeurs qui s'avancent pour piller vos raisins. Dépouillez-vous de ces pensées ! Le moine qui veille est un pêcheur de pensées qui sait distinguer sans peine les pensées et les attraper. »[12] Le but final est d'interdire à toute pensée autre que celle de Dieu de pénétrer en nous. Le moyen le plus efficace pour y parvenir n'est pas de lutter contre l'intrus, mais de nous tourner vers Dieu en répétant inlassablement la prière du coeur.
Toutes les méthodes décrites ci-dessus sont orientées vers la prière. Inutile de se creuser la tête pour élaborer un discours compliqué. Il suffit de prononcer intérieurement le Nom de Jésus en l'associant éventuellement au souffle, comme le suggère saint Grégoire : « Que la mémoire de Jésus se colle à ta respiration et tu connaîtras les avantages de l'hésychie. »[13] « La prière, c'est l'inébranlable fixation de l'esprit en Dieu », précise Nicétas Sthétatos.[14] Alors, par la lumière de l'Esprit Saint illuminant son esprit devenu transparent, le contemplatif voit briller en son coeur la lumière divine. Et Elie d'Ecdidos de conclure : « Quand le soleil se lève, les étoiles se couchent ; les pensées se retirent lorsque l'esprit regagne son royaume naturel. »[15]

Méditations cartésiennes
Père de la phénoménologie, Edmund Husserl fonde ses analyses sur l'intentionnalité : à tout instant, notre conscience se remplit d'une forme qu'elle vise. On la comparera à une lampe miroir qui refléterait tous les objets qu'elle éclairerait. En ce moment, par exemple, votre conscience se remplit du texte parcouru, puis du sens que vous lui prêtez.
Semblable à un caméléon, elle prend toutes sortes de couleurs successives, mais certaines risquent d'être les barreaux de notre cage. Nous sommes prisonniers d'une forme particulière à laquelle nous nous identifions : notre corps, cette pulsion, ou même notre auto. Le « je » se délocalise pour habiter une demeure étriquée et périssable, au point de dire : « j'ai crevé » (identification à une auto). Comment se libérer de toutes ces choses qui nous tirent vers l'extérieur et vers la mort ?
Dans ses Méditations cartésiennes et dans le sillage de Descartes, Husserl propose une voie radicale : la mise entre parenthèses des contenus de notre conscience. Il distingue le moi psychologique, empêtré dans ses perceptions, et le moi transcendantal, ce pur cristal de la conscience qui demeure lorsque le monde a été mis hors-jeu.

Je suis
« Cette mise entre parenthèses du monde objectif ne nous place pas devant un pur néant, écrit Husserl. Ce qui par là devient mien, à moi sujet méditant, c'est ma vie pure. La mise hors-jeu du monde est la méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme moi pur, avec la vie de la conscience pure qui m'est propre. (...) Dans cette expérience, le moi s'atteint lui-même de façon originelle. »[16] Au terme de cette démarche, la conscience se regarde elle-même. Elle ne se remplit plus de rien. Je ne suis ni ceci, ni cela. Ni mon corps, ni ma fonction, ni mes pensées. Je suis.
On comprend plus aisément cette remontée du moi vers sa source par l'expérience de déconnexion des représentations, en regardant les objets au tour de soi tout en se disant : « Je ne suis pas cet arbre ni ma maison. » De fait, nous ne pouvons pas être ces réalités parce que nous les regardons. Le sujet (nous) se démarque des objets (les). De même, nous prenons conscience de notre corps mais nous remarquons que nous ne sommes pas ce corps puisque nous l'observons. A nouveau, le sujet se distingue de sa perception.
Et les pensées ? Si nous fermons les yeux, nous sommes le témoin de nos contenus intérieurs et il faut bien que nous nous en différencions pour les voir se profiler devant nous. L'observateur n'est pas identique à ce qu'il observe.
« Alors suis-je ce point source de ma conscience que j'imagine, là, dans mon esprit, sous la forme d'un petit disque lumineux ?» Mais si nous le voyons, c'est que nous ne le sommes pas !
Qui suis-je alors ? Je suis une pure source de conscience, toujours au nominatif. Tout ce qui peut être mis à l'accusatif et remplacer x dans la formule « je perçois x », tout cela n'est pas moi. Or je perçois les objets extérieurs, mon corps, mes sentiments, mes désirs, mes pensées... Ces réalités ne peuvent donc correspondre à mon être profond. Encore une fois : Je suis. Point final.
La méditation pour Husserl est ainsi un détachement progressif de la conscience par rapport à ses contenus : elle retrouve sa pureté originelle. Elle nettoie tout ce qu'elle reflète, pour apparaître dans sa pleine lumière.
La conclusion revient au philosophe grecque Plotin : « Ce que l'âme doit voir, c'est la lumière par laquelle elle est éclairée. Le soleil non plus n'est pas vu dans la lumière d'un autre. Comment cela se réalisera-t-il ? Retranche toute chose ! »

[1] • Le Pèlerin Chérubinique, Paris, Albin Michel 1994, p. 38.

[2] • Jean Gouillard, Petite philocalie de la prière du coeur, Paris, Seuil 2000, p. 52.

[3] • Ibid., p. 119.

[4] • Ibid., p. 167.

[5] • Ibid., p. 178.

[6] • Triades pour la défense des Saints hésychastes (2 volumes), Louvain 1959, vol 1, 2.8.

[7] • Ibid., vol 2, 2.13.

[8] • Jean Gouillard, op. cit., p. 71.

[9] • Triades, op. cit., vol 1, 2.7.

[10] • Philocalie des Pères neptiques, t. 4, Abbaye de Bellefontaine 1982, p. 27.

[11] • Jean Gouillard, op. cit., p. 107.

[12] • Ibid., p. 89.

[13] • Triades, op. cit., vol. 2, 2.25.

[14] • Jean Gouillard, op. cit., p. 137.

[15] • Ibid., p. 127.

[16] • Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin 1969, pp. 18-19.

 

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