Spécialiste de renommée mondiale, Ariane Giacobino est agrégée à la Faculté de médecine de l’Université de Genève et membre des sociétés suisse, européenne et américaine de génétique humaine. En 2018, elle a publié Peut-on se libérer de ses gènes? L’épigénétique (Stock).
Est-on maître de ses gènes? Non bien sûr, si l’on s’en tient à la lecture de notre patrimoine génétique déterminé à notre conception. Oui tout de même, quand on se penche d’un peu plus près sur les modifications épigénétiques possibles de nos 22 000 gènes influencés par notre environnement, notre alimentation ou bien encore par certains événements extrêmes vécus par les générations qui nous ont précédés. Des changements qui mènent vers le meilleur comme vers le pire, dans le maintien de la santé comme dans le développement de la maladie… La discipline de la biologie qui étudie la nature des mécanismes modifiant de manière réversible et transmissible l’expression des gènes est appelée épigénétique. Autrement dit, l’épigénétique s’attelle à comprendre comment les gènes en viennent à modifier leur propre fonctionnement, entraînant parfois des dysfonctionnements au niveau de l’organisme ou, au contraire, une adaptation, et ainsi à comprendre l’influence de l’acquis sur l’inné.
Médecin généticienne, Ariane Giacobino étudie de longue date «ces modifications chimiques qui activent un gène avec plus ou moins d’intensité selon ses stimulations extérieures».
Un environnement influent
On sait qu’en dehors des maladies monogéniques (par exemple la mucoviscidose, la polykystose rénale, la chorée de Huntington), ce qui nous affecte le plus souvent, nous conserve, nous tue ou nous fait vieillir -bref ce qui nous impacte- sont des traits ou des maladies complexes et multifactorielles, le facteur génétique n’en étant qu’un parmi d’autres. Obésité, hypertension, diabète de type 2 en sont des exemples. «Notre patrimoine génétique peut augmenter ou diminuer la probabilité de les développer, mais il ne détermine pas tout», rappelle la généticienne. C’est là qu’intervient l’environnement.
Les toxiques, les pesticides, le mode de vie, les traumatismes, les interactions sociales, les facteurs socio-économiques favorisent notamment les mutations. L’environnement joue en quelque sorte le rôle de chef d’orchestre dans l’interprétation de la partition de notre code génétique. «Si notre code génétique est comme un code-barre qui donne les informations de base de notre conception à notre mort, l’épigénétique est un élément qui vient perturber -de manière réversible- le code génétique sans en affecter la séquence d’ADN», explique Ariane Giacobino. On peut donc comprendre l’environnement comme quelque chose qui, sur un génome statique, va venir perturber notre fonctionnement avec plus ou moins d’intensité, suivant notamment le temps ou la fréquence d’exposition.
Dominant ou dominé
Prenons l’exemple de la reine chez les abeilles. Toutes ses congénères ont un génome identique. Le seul fait d’être nourrie avec de la gelée royale (au lieu de bouillie de pollen) va conduire l’une des larves génétiquement identique à ses sœurs à devenir reine des abeilles, avec une espérance de vie 50 fois supérieure à une ouvrière! Son physique sera différent, sa taille également, et elle sera en mesure de se reproduire. Quant aux ouvrières, nurses ou butineuses, elles pourront passer d’un «métier» à l’autre avec, pour conséquences, des modifications épigénétiques correspondantes dans leur cerveau. Une observation de réversibilité porteuse d’espoir pour l’homme.
Être dominé, soumis à un harcèlement, à des tâches répétitives comme d’aller servir les autres, être souvent battu ou humilié n’a évidemment rien de génétiquement déterminé. Par contre, il a été démontré chez des femelles macaques que la domination allait de pair avec des modifications épigénétiques mesurables: 20% des différences de fonctionnement du génome des femelles dominées par rapport aux dominantes s’expliquent par cette seule différence de rang social.
Ce qui est intéressant et triste, c’est que de nombreux gènes liés au système immunitaire -avec des conséquences importantes sur la cicatrisation, les maladies inflammatoires et la longévité des femelles- sont liés au rang de dominance. Il y a donc un impact direct entre le subi et le devenir en termes de santé et de troubles du comportement chez les femelles macaques. Si une femelle était à même de changer de rang, nul doute que ses données épigénétiques se modifieraient également et que sa santé s’améliorerait.
Traits de sociétés
En épigénétique, on s’intéresse également -pour expliquer le développement de maladies à l’âge adulte comme l’hypertension, l’obésité, l’addiction, les maladies cardiovasculaires ou psychiatriques- à l’exposition fœtale précoce avec, à la clé, des mesures de modifications épigénétiques dans l’ADN. Ce qui aide à définir comment l’environnement -sous toutes ses formes, aussi bien socio-économiques que chimiques ou alimentaires- va impacter et déterminer l’apparition de maladies ultérieures ou y participer.
Un des exemples de modifications épigénétiques induites par un événement historique cité par Ariane Giacobino est lié à la famine en Hollande durant la Deuxième Guerre mondiale. Des femmes enceintes ont alors été soumises à une forte restriction alimentaire: moins de 700 calories par jour. Leurs enfants, une fois adultes, ont développé plus de troubles de type obésité, hypertension, artériosclérose et surtout de maladies psychiatriques. En regardant l’ADN de ces individus de plus près, il a été constaté qu’un certain nombre de modifications épigénétiques apparaissaient de manière répétitive dans les gènes impliqués dans la neurotransmission et dans le métabolisme. Un lien de cause à effet a ainsi été démontré.
De nombreuses autres recherches ont été menées sur l’impact de l’environnement familial, scolaire, le niveau de vie, le harcèlement, l’exposition à des perturbateurs endocriniens, l’activité physique… Et on comprend mieux aujourd’hui comment ces différents paramètres agissent au niveau de l’épigénome.
Une autre étude importante à laquelle la généticienne suisse a participé concerne le génocide au Rwanda (1994) qui a fait un million de morts, principalement des Tutsis. En 1995, cette étude démontrait que 50 à 60% des jeunes Rwandais présentaient un syndrome de stress post-traumatique. En 2011, encore 20% de la population avait un diagnostic de type stress post-traumatique. «On a pu obtenir du sang de 25 femmes qui avaient été exposées de manière directe au génocide par le meurtre d’un membre de leur famille, en général leur mari ou le père de l’enfant dont elles étaient enceintes. On a testé en parallèle 25 femmes du même fond génétique qui n’avaient pas été exposées au génocide et vivant elles aussi au Rwanda. On a pu démontrer qu’il y avait dans un des gènes des modifications épigénétiques qui expliquaient une vulnérabilité et une réactivité au stress beaucoup plus grande chez les femmes exposées au génocide ainsi que chez leurs descendants par rapport à des femmes et leurs descendants non exposés. Pour nous, ces explications étaient relativement claires quant à l’impact de ces traumatismes sur ces femmes.»
Des résultats similaires sur des gènes de neurotransmission ont pu être mis au jour pour des personnes qui avaient subi des maltraitances. Que cela signifie-t-il? «Que les efforts extrêmes, la famille, la violence, les abus sexuels peuvent avoir, selon leur gravité et leur durée, des conséquences physiques et psychologiques et peuvent mener à des modifications épigénétiques mesurables sur plusieurs générations. Qu’il y a une relation de cause à effet évidente entre le stress chronique, ou certaines formes de traumatisme, et différents facteurs déclenchants comme l’adversité socioéconomique. Un message de santé publique ou politique qui pourrait en découler serait: attention à l’impact psychologique et physiologique sur des groupes de population qui pourraient développer plus de problèmes de maladies chroniques, d’obésité, de maladies cardiovasculaires, de maladies psychiatriques ainsi qu’une longévité diminuée.»
Résilience génétique
On l’aura compris, le contexte socio-économique ou socio-historique, le harcèlement comme toute autre forme de violence vécue ont un impact profond sur la santé de la personne. La bonne nouvelle, c’est que l’épigénétique n’est pas un destin puisque les modifications induites sont potentiellement réversibles.
Ariane Giacobino regrette que bon nombre d’études s’intéressent davantage aux phénomènes délétères qu’aux perspectives positives. «Quelques études démontrent heureusement l’intérêt et les bénéfices de la prise en charge, psychothérapeutique en l’occurrence, par exemple des vétérans de guerres déployés au front», relève-t-elle. Ces études montrent qu’une résilience biologique est possible. Évidemment, nous ne sommes pas tous égaux face au stress de notre environnement. Il persiste sans doute, selon la généticienne, des «freins» génétiques ou un rôle épigénétique protecteur. Mais il est certainement possible de bénéficier des bienfaits de ce qu’Ariane Giacobino appelle la narration, la psychothérapie, l’affection, le bonheur. Ses recherches lui ont permis de modifier sa vision des soins, de comprendre l’importance de prendre en compte non seulement le niveau de santé d’un individu mais aussi son histoire.
Au niveau communautaire, l’éducation, le logement, la famille et tout ce à quoi les enfants sont exposés continuellement ont leur rôle à jouer sur la santé. Ensuite, au niveau social, certaines problématiques devraient être davantage prises en considération, comme la discrimination, la violence, la ségrégation, la migration. Leur impact au niveau épigénétique devrait être mesurable.
Peut-on alors dire que notre environnement nous détermine? On passerait ainsi d’une détermination génétique à une épigénétique? Eh bien non. «Toute la complexité du vivant est qu’il mêle l’individu et ses gènes à tout ce et ceux qui l’entourent, au hasard et à ce qui lui échappe. Imaginer réduire l’environnement à l’addition de certains effets dont on mesurerait l’impact épigénétique est impossible! Même des cellules génétiquement identiques, dans une boîte de culture de laboratoire, avec un même milieu nutritif n’auront pas la même durée de vie. On est donc bien loin de cerner nos destinées.»