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mercredi, 10 août 2016 15:00

Vers l'homme augmenté

Jadis, la science interrogeait nos origines et entrait en conflit avec la religion. Aujourd’hui, c’est l’avenir de l’homme, et même son identité, qu’elle bouscule. A n’en pas douter, la cybernétique transforme notre paysage quotidien et questionne notre liberté.[1]

Le transhumanisme (mot inventé par Julian Huxley, en 1957),[2] visant à accroître les capacités humaines, se déploiera-t-il en un post-humanisme, un Homme autre - débarrassé de son corps ? - succédant à celui que nous sommes actuellement ? Dans les laboratoires, une humanité nouvelle se prépare discrètement, mais à une allure vertigineuse. On parle d’un véritable tsunami.

La « grande convergence » des technosciences - les NBIC, pour Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et sciences Cognitives - change la donne et ouvre des horizons insoupçonnés : augmentation des capacités cognitives du cerveau, interface cerveau/ordinateur ou même cerveau/cerveau, conduite directe des machines par la pensée... Avec les NBIC, la manipulation se fait de plus en plus discrète, autant que puissante. Viendra le jour où l’humanité ne se rendra plus compte qu’elle est conduite, avec son consentement, par des artefacts qu’elle aura elle-même engendrées.

De la découverte à la création
Les chercheurs sont insensiblement passés d’une science de la découverte à une science de la création (clonage, OGM). La frontière entre naturel et artificiel, entre soin et amélioration des capacités physiques et mentales tend à s’estomper. Il est question d’améliorer nos facultés, mais aussi de prolonger la vie biologique sur une très longue durée (pour quelques-uns du moins).
Des nanomachines injectées dans le sang pourront transmettre des paramètres biologiques à des ordinateurs capables de les analyser, pour faire de la maintenance préventive de maladies en cours de développement. On travaille désormais à l’échelle d’un nanomètre, mesure cent mille fois plus petite que le diamètre d’un cheveu.
Des êtres humains reçoivent des greffes de parties mécaniques en vue d’augmenter leurs performances physiques et cérébrales (que l’on se rappelle Oscar Pistorius, cet athlète sud-africain amputé des deux tibias, spécialisé dans le sprint et participant à un championnat du monde pour valides). On les appelle des « cyborgs » - contraction de cybernetic organism. La cyborgologie est maintenant enseignée dans de nombreuses universités.
Des opérations médicales sont effectuées de manière partiellement automatique. Il y a des prothèses de réparation, de soutien, de remplacement, d’augmentation, mais aussi des prothèses neurales (couplées au système nerveux), des prothèses de perception artificielle, des organes artificiels (cœur, sphincter). Une régulation et une stimulation (cardiaque, cérébrale, transcrânienne) sont possibles (ainsi les pacemaker).
La réparation ou l’augmentation de nos capacités ne passe plus par une machine extérieure, mais par une action directe sur notre corps. Tel est le transhumanisme. Nous allons pouvoir bricoler la vie. Certains entrevoient une « Humanité 2.0 » où presque rien d’aujourd’hui ne sera reconnaissable. Nous sommes occupés à remodeler notre propre espèce, avec les risques de l’apparition de deux types d’humains : les « améliorés » et les autres, des surhommes et des sous-hommes, des plus ou des moins performants.
Cette évolution technoscienfique entraînera très probalement une « rupture anthropologique » ou tout au moins une bifurcation.[3] L’homme organise lui-même son propre dépassement, mais vers quoi ? Certains font même le rêve fou d’une nouvelle nature humaine.

L’ère des robots
Dans un avenir très proche, des ordinateurs de plus en plus minuscules, aux mémoires gigantesques, pourront servir de prothèses aux humains et ainsi les compléter. Mais aussi prendre leur place. Nous entrons dans l’ère des robots. Ces machines construites par l’homme possèdent des senseurs pour appréhender leur environnement, contiennent des programmes qui leur permettent de définir une réponse et disposent des moyens de la mettre en œuvre. Ils peuvent être ou non mobiles.
Quantité de robots dispensent déjà de tâches manuelles répétitives, surtout dans le domaine industriel (emballage alimentaire, chargement des outils sur des machines d’usinage, manutention...). Les étudiants sont habitués à voir leurs copies corrigées par des robots (les fameux QCM), et au téléphone, ce sont des machines qui nous répondent.
Apparaissent maintenant des robots « intelligents » (on parle d’intelligence artificielle). Des robots humanoïdes (ou anthropomorphes) accueillent les clients et d’autres se mettent au service des personnes âgées. Des entretiens d’embauche peuvent être menés par eux et on a pu voir le Los Angeles Times expérimenter un logiciel d’écriture automatique d’articles. A Hong Kong, un robot a été nommé au sein d’un conseil d’administration d’une société. On sait que deux tiers des opérations boursières sont désormais réalisés par des machines, d’une rapidité sans commune mesure avec celle des traders. La machine pourrait même un jour créer d’autres machines meilleures qu’elle-même, qui se réparent seules et peuvent évoluer d’elles-mêmes.
Voici donc la troisième révolution industrielle, et l’on devine les conséquences qu’elle aura sur le marché du travail.[4] Les robots pourraient, selon certaines prédictions, remplacer des humains d’ici à 30 ans dans 90 % des métiers actuels, à moins que le chômage massif n’entraîne des ruptures sociales violentes et ne ralentissent l’évolution des technologies. Mais on assistera sans doute aussi, comme lors des révolutions industrielles précédentes, à un transfert d’emplois. Le rapport en vue du forum économique mondial de Davos de 2016 pronostiquait, pour les pays industrialisés, une perte de 7,1 millions d’emplois en partie compensée par 2 millions d’emplois nouveaux.
Les robots humanoïdes, pour leur part, parviennent à analyser les dispositions intérieures de quelqu’un (agressivité, détente, sympathie, etc.). Ils seront aussi bientôt capables de simuler des émotions en réponse aux nôtres. Ces ersatz d’êtres humains, programmés pour répondre à nos désirs et besoins, deviendront ainsi des « partenaires idéaux », auxquels l’homme risque de s’attacher, développant à leur égard une relation affective ambiguë et projetant sur eux une capacité à l’empathie.[5]
La prudence est de mise, car il se pourrait bien qu’un jour nous les percevions comme une nouvelle catégorie d’êtres « vivants », auxquels il faudrait même accorder des droits. Nous pourrions aussi être tentés de nous passer des autres ... jusqu’au jour où les autres se passeront de nous ! Notre liberté, enfin, risque d’en prendre un coup, car les robots seront toujours construits par des humains. Ces derniers pourront prendre un pouvoir démesuré sur leurs utilisateurs et avoir accès à leur vie privée, et même intervenir dans leur prise de décision.

Une guerre nouvelle
C’est dans le domaine militaire que les avancées sont peut-être les plus spectaculaires. Si les drones combattent à distance mais restent commandés par des humains,[6] il existe des robots autonomes armés, dotés d’intelligence artificielle et d’une capacité de décision indépendante des militaires. Il y a déjà des démineurs, mais aussi des fantassins bientôt bipèdes. On parle également de Sala, pour « Systèmes d’armes létaux autonomes ». Ainsi les robots Fire-and-Forget sont lancés dans les airs et poursuivent seuls leur mission, mais sans conscience. En 2011, en Lybie, des machines ont réduit à néant huit tanks simultanément.
Il n’y a donc plus de lien immédiat avec l’homme. Les vrais responsables pourront toujours se cacher derrière les robots. Leur liberté sera de plus en plus diluée, se situant au niveau des choix de société que nous faisons aujourd’hui.
Bien programmés, les machines ne connaissent pas les bavures humaines tels la torture ou le viol, dira-t-on. Mais seront-elles toujours programmées au service d’une « guerre juste » ? Sans parler de possible utilisation à des fins terroristes. La guerre devenant sans risque, pour l’agresseur du moins, pourra en devenir banale. Et le fossé se creusera entre les nations qui disposent de ces robots et celles qui en sont dépourvues.

La liberté de l’homme
« Je crains, disait Einstein, le jour où la technologie dépassera l’homme. » Certaines limites sont déjà en train d’être franchies. Selon le directeur du développement chez Google, Ray Kurzweil, d’ici 2045, l’intelligence artificielle sera un milliard de fois plus puissante que la réunion de tous les cerveaux humains ! Il faudra donc non seulement contrôler ces intelligences artificielles, mais être en mesure de le faire. Ce qui paraît de plus en plus improbable.
Dans un entretien à la BBC, le célèbre physicien cosmologiste Stephen Hawking, qui s’exprime pourtant lui-même par l’intermédiaire d’un ordinateur en raison d’une maladie, a lancé un cri d’alarme : l’intelligence artificielle pourrait bien signifier la fin de l’humanité. Il est possible, a-t-il déclaré, qu’« une fois que les hommes auront développé l’intelligence artificielle, celle-ci décollera seule et se redéfinira de plus en plus vite... Les humains, limités par une lente évolution biologique, ne pourront pas rivaliser et seront dépassés. »[7]
A mettre systématiquement une machine autonome à la place de l’homme, on en vient à considérer l’homme comme une machine. Or une machine peut-elle donner sa vie par amour ? L’Evangile - et bien d’autres traditions - nous invite à agir pour un Bien plus grand. Et même si on peut stocker cette sagesse dans les intelligences artificielles, c’est la liberté de l’homme qui fait la beauté du choix, qui donne une valeur à nos actes. Sans liberté, il n’y a plus de qualification morale. Cette liberté demeure notre principale identité. Nous ne pouvons accepter de devenir une simple touche de piano, pour reprendre l’image de Dostoïevski !
Durant des siècles, la culture occidentale a insisté sur ce qui différenciait l’homme du reste du monde, de la nature, des animaux. Aujourd’hui elle a de plus en plus tendance à considérer l’humain comme un élément de la nature, jusqu’à en faire un être entièrement manipulable par les technosciences. D’aucuns parlent même de la « fin de l’exception humaine ».[8]
Mais n’avons-nous pas une originalité qui nous rend profondément différents, comme le torrent bondissant est autre que le glacier dont il est issu ? Une continuité, certes, mais aussi une particularité qui ne semble pas inscrite dans nos gènes, même si ceux-ci la rendent possible ? Jusqu’à preuve du contraire, nous sommes les seuls êtres capables de conscience réflexive et, par le langage, de partage de notre pensée. L’homme sera toujours plus qu’un objet de science, car il est aussi celui qui fait de la science et qui est, pour lui-même, plus qu’un problème : un « mystère ». Nous sommes, disait Teilhard de Chardin, « les joueurs, en même temps que les cartes et l’enjeu ».[9]

[1] Charles Delhez est l’auteur de Quel homme pour demain ? Science, éthique et christianisme, Namur, Fidélité 2015, 174 p. Voir la recension de cet ouvrage in choisir, janvier 2016, n° 673, p. 42.
[2] Biologiste évolutionniste britannique opposé à l’utilisation scientifique du concept de race, Julian Huxley était un humaniste réputé. Suite aux utilisations de l’eugénisme par les nazis, il inventa le terme de transhumanisme pour décrire le point de vue selon lequel l’homme pourrait s’améliorer grâce à la science et la technologie. Il fut le premier directeur de l’UNESCO. (n.d.l.r.)
[3] Voir l’interview de Daniela Cerqui aux pp. 20-23 de ce numéro.
[4] Voir l’article de R.-Ferdinand Poswick, aux pp. 24-28 de ce numéro.
[5] Voir l’article de Serge Tisseron, « Des robots et des hommes. L’illusion de l’empathie », in choisir n° 665, mai 2015, pp. 20-24.
[6] Voir Alexandre Vautravers, « De la torpille aux drones », in choisir n° 673, janvier 2016, pp. 22-25.
[7] Voir La Libre Belgique du 4 décembre 2014.
[8] Titre du livre de Jean-Claude Schaeffer, Paris, Gallimard 2007.
[9] Pierre Teilhard de Chardin, Le phénomène Humain, Œuvres complètes, T. I, Paris, Seuil 1955, p. 22.

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