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jeudi, 28 mars 2019 08:56

Sodome et Gomorrhe

SodomeLot quittant Sodome. Gravure en bois de Shedel (1493) © Michel Wolgemut, WikimediaDominique Rey est papa, grand-papa et professeur de philosophie à la retraite.

«À ceci tous vous reconnaîtront pour mes disciples: à cet amour que vous aurez les uns pour les autres.» (Jn 13,35)

La plupart des membres des communautés chrétiennes sont abasourdis et meurtris par les révélations qui leur éclatent à la figure bientôt quotidiennement : des prêtres et évêques abuseurs, d’autres complices par leur silence. Enfants agressés sexuellement, religieuses soumises à l’esclavage sexuel et à l’avortement clandestin. C’est Sodome et Gomorrhe.

Les enfants, femmes et hommes abusés sont les anges du Seigneur venus demander l’hospitalité à Lot à qui les membres de sa communauté demandent: «Où sont-ils ceux qui sont venus chez toi ? Amène-les nous pour que nous en abusions » (Gn 19,5).

Ce que nous ne voulons pas voir

L’Apocalypse[1] qui nous attend peut être une chance, mais à deux conditions: que nous acceptions la révélation de ce qui était caché et que nous transformions notre relation au prochain. La dissimulation semble être devenue une forme de gouvernement dans notre église. Pour éviter le scandale, tout est fait pour occulter les comportements réduisant les plus faibles à l’esclavage. Porter atteinte à l’image du prêtre et à son pouvoir est un tabou. Or il s’agit d’une image et d’une forme de pouvoir antiévangéliques. Une religieuse parle du sentiment de culpabilité et du silence de ses consœurs abusées, enfermées dans une impasse existentielle: «J’ai donné ma vie à Dieu. Le prêtre est l’homme de Dieu. Si je me donne à lui, je me donne à Dieu.»[2] À l’origine du mal, il y a cette image: le prêtre homme de Dieu.

En 1972, les évêques suisses convoquent des synodes diocésains afin de concrétiser les orientations du concile Vatican II. Vient sur le tapis la question du cléricalisme, je me heurte alors à un ecclésiastique, recteur d’un Collège de Fribourg, qui voit entre le prêtre et le laïc une différence ontologique. Renoncer à affirmer l’être supérieur du prêtre par rapport au laïc aurait pour lui en outre un effet utilitariste néfaste: faire chuter le nombre de vocations.

Le thème de la participation, aussi bien dans la famille qu'au travail, en politique et dans la vie ecclésiale, s’impose dans les années 70. Le concile Vatican II affirme ainsi que les fidèles «incorporés au Christ par le baptême» et «constitués en peuple de Dieu» sont de droit «participants, à leur manière, de la fonction prophétique, sacerdotale et royale du Christ»[3].

De la parole aux actes, nous en sommes restés à des années-lumière. Dans nombre de mouvements dits de nouvelle évangélisation ou charismatiques, un prêtre gourou s’est souvent révélé comme un directeur de conscience violant la liberté d’autrui. C’est ce que j’ai vécu à Fribourg en essayant de lutter contre l’emprise des disciples de Don Balaguer (Opus Dei), de Don Giussani (Communion et Libération), du Père Marie-Dominique Philippe (les frères de St-Jean) qui fut mon professeur de philosophie. Pour certains d’entre eux, la mainmise sur les consciences s’est tragiquement accompagnée de celle sur les corps.

Un amour du prochain conséquent

L’exercice du pouvoir est toujours lié au risque de corruption. L’ivresse du pouvoir l’emporte sur la raison. C’est ce qu’avait déjà vu Kant dans sa Faculté de juger. De là à se prendre pour Dieu? Ceux qui sont investis d’un pouvoir dans l’Église ne sont pas à l’abri d’une telle dérive. Déjà l’emploi des mots n’est pas innocent. Le magister, ce n’est pas celui qui condamne mais celui dont la relation à autrui concourt à ce qu’il développe ses potentialités, pour apporter à la communauté des hommes le meilleur (magis) de lui-même.

Le Souverain Pontife devrait être un faiseur de ponts, le remplaçant (vicaire) de Pierre, premier témoin de la Bonne Nouvelle, et non celui qui apparaît en grande pompe et devant lequel on doit se prosterner. Une communauté chrétienne vivante est composée de femmes et d’hommes debout. L’injonction «Aimez-vous les uns les autres» n’a rien à voir par exemple avec l’amour d’amitié prôné par mon professeur de philosophie. Cela est allé malheureusement jusqu’à des «déviances dans sa vie affective et spirituelle», comme a fini par le reconnaître le Dicastère romain pour les religieux. Aimer, c’est ressentir au plus profond de son être l’apparition du visage d’autrui.

Dans les cas d’abus, d’esclavage sexuel, de renvois de religieuses enceintes forcées à subir un avortement, les abuseurs et les représentants des autorités religieuses ont souvent demandé pardon, mais sans rendre justice et surtout en gardant le silence pour préserver de l’opprobre les prêtres et l’institution. Pire encore, des femmes violées ont reçu l’absolution d’un violeur agissant in persona Christi. Cette confusion entre le confesseur et le Christ est encore entretenue aujourd’hui puisqu’on a récusé les cérémonies pénitentielles avec absolution collective.

Derrière ces pratiques, il y a à l’évidence une absence de compassion. Comment vivre avec le double langage: celui d’un pape condamnant l’avortement juste après la fécondation en le comparant à l’acte de louer un tueur à gages pour résoudre un problème, et celui de responsables de congrégations religieuses ordonnant à celles qui ont été violées par un prêtre de se rendre chez des médecins catholiques complaisants en vue d’interrompre une grossesse pouvant aller jusqu’à 32 semaines? C’est oublier que l’existence d’une personne ne dépend pas seulement de la rencontre de deux gamètes et que l’on doit envisager, avec Thomas d’Aquin, la possibilité d’une animation médiate, qui présuppose aussi l’appel à la vie de deux parents responsables.

Le philosophe Lévinas se méfie du mot amour «souvent galvaudé». Il lui préfère l’expression «l’être-pour-l’autre» ou « la responsabilité pour autrui », ce qui suppose une «déposition de la souveraineté par le moi»[4]. Cela me semble valoir aussi pour les prêtres. Cette nudité du visage renvoie à l’Évangile de Matthieu et l’annonce du jugement dernier. Venez les bénis de mon père pour recevoir en héritage le Royaume. «Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir.» La survie des communautés chrétiennes dépend de la mise en œuvre de ce plan divin. 

[1] L’atmosphère de fin d’un temps nous obligeant à ne pas (apo) cacher (kaluptein) ce qui n’est pas beau à voir.
[2] Sœur Maguy Joye interrogée par Maurice Page de cath.ch, in Abus sexuels sur des religieuses: comment de telles choses ont-elles pu se passer ? 1er mars 2019.
[3] Vatican II, Lumen gentium, n° 31, Rome 1964.
[4] Emmanuel Levinas, Éthique et Infini, Paris, Fayard, 1982, pp. 50-51.

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