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mardi, 27 mars 2018 11:36

Myanmar, le viol comme arme

RohingaEn décembre 2017, la journaliste Eleonora Viot (Nawart Press) et le photographe Gabriel Berretta se sont rendus au Bangladesh à la rencontre des réfugiés rohingya. Brisant le silence dans lequel leurs souffrances les avaient emmurées, certaines femmes se sont confiées, parfois pour la première fois.

Chaque fois qu’un avion survole le camp, Layla Begum (Begum est un nom honorifique pour les femmes rohingya), 20 ans, se souvient de cette nuit-là et prie pour qu’on la laisse tranquille. C’était en octobre dernier, et elle était avec sa famille dans le village de Monnàma, près de la ville de Maungdaw, dans l’ouest du Myanmar.

Au début, elle a entendu des pas, puis des gens qui couraient frénétiquement, puis des tirs et des cris étouffés. Elle a à peine eu le temps de réaliser ce qui se passait que les soldats ont entouré sa hutte et enlevé son mari. « Depuis, je n’ai pas de nouvelles de lui, mais je suis sûre qu’il a été tué comme tous les autres », raconte la jeune femme, pendant que son fils gigote sur ses genoux.Rohinga2

Quelques heures plus tard, deux soldats sont revenus et ont abusé d’elle, l’un après l’autre. « Pendant qu’ils me molestaient, ils criaient que j’étais une terroriste musulmane et que je le méritais », dit Layla en fixant la caméra. Finalement, ils se sont retournés vers ses parents qui pleuraient silencieusement dans le coin et ont pointé leurs fusils dans leur direction. Ils ont appuyé sur la gâchette et les ont tués. Puis ils ont déplié un couteau et ont découpé les corps en morceaux. Ils ont allumé un feu et ont trainé Layla et les corps de ses parents à l’extérieur. La hutte s’est rapidement effondrée et les soldats ont jeté les restes de ses parents dans le feu. « J’avais mes enfants, je ne pouvais abandonner », explique Layla. « C’est pour eux que j’ai supplié les soldats et que je les ai convaincus de nous laisser partir. »

Dix jours plus tard, Layla est arrivé au camp de Kutapalong, au Bangladesh, une énorme « ville » délabrée, hébergeant 547 000 Rohingya. Avec elle, deux de ses cinq enfants. « Les trois autres ont été abattus le jour où nous nous sommes enfuis », dit-elle sèchement.Rohinga3

Violence en crescendo

Les récits s’enchaînent. Rosin, 15 ans, et sa sœur sont arrivées en octobre au camp de Leda, une des plus anciennes et des plus petites « colonies » informelles de Rohingya au Bangladesh. « À partir d’octobre 2016, les militaires birmans visitaient nos villages quotidiennement », chuchotent-elles par peur d’être entendues des voisins. « Au début, ils tuaient nos animaux et battaient nos hommes, mais rapidement ils ont commencé à tuer les hommes et à harceler les femmes. » Un matin, après que le père de Rosin ait disparu et que le corps déchiqueté de sa mère ait été retrouvé non loin de sa maison, 200 soldats ont entouré son village. Quatre d’entre eux ont enlevé Rosin et l’ont violée jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse. « Pendant qu’ils abusaient de moi, ils me tapaient avec la crosse et des bâtons en bambou », raconte la jeune fille. « J’ai encore mal dans tout le corps. » À la fin, les troupes ont mis le feu à sa maison, avec son petit frère à l’intérieur, et l’ont obligée à regarder.Rohinga4

« Comparés à d’autres cas de viols en période de conflits, ces histoires sont beaucoup plus brutales », affirme Skye Wheeler, chercheur auprès de Human Rights Watch et spécialisé dans les cas de viols dits de purification ethnique. « Les femmes rohingya ont subi des viols collectifs, et comme si cela ne suffisait pas, elles ont dû marcher dans les collines avec des organes génitaux enflés, portant leurs enfants, sans eau et sans nourriture. Aujourd’hui encore, elles ne savent pas si elles sont en sécurité dans les camps du Bangladesh ou si elles seront forcées de retourner au Myanmar. »

De lourds silences

Les autorités birmanes nient toute violence commise par les militaires et ont interdit aux journalistes étrangers d’entrer dans le Rakhine (État à l’ouest de la Birmanie où vivent les Rohingya). Mais les histoires collectées au Bangladesh confirment le fait que le viol est systématiquement utilisé contre les Rohingya, dans un but de terreur et d’extermination. « Nous avons observé beaucoup de cas au Myanmar, même avant 2016. C’est une tactique commune de l’armée birmane ; ni le gouvernement civil birman ni les commandants des armées ne font quoi que ce soit pour y mettre un terme », précise Skye Wheeler. « Les femmes Rohingya ont une peur de longue date des militaires en uniforme. Ce qui est vraiment inquiétant, c’est que leurs blessures dépassent les viols en tant que tels : elles se sentent ignorées, humiliées, sans valeur. »

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) procure activement des soins physiques et psychologiques aux femmes rohingya réfugiées dans les camps. « Mais nous pensons que la centaine de cas de viol répertoriée par notre organisation ne représente qu’une petite partie des cas perpétrés », déclare Olivia Headon, collaboratrice de l’OIM au Bangladesh. « Beaucoup de femmes ont été tuées après avoir été violées. En outre, il est très difficile pour une Rohingya de reconnaître la violence sexuelle. »

Bangladais et Rohingya: entre accueil et tensions

Pour les femmes et les filles qui ont fui au Bangladesh avant d’être physiquement maltraitées au Myanmar, leur nouvelle vie dans les camps représente rarement un moyen d’échapper à la souffrance. Rumija n’a que 12 ans. Après avoir perdu son père et son frère, elle s’est enfuie avec le reste de sa famille. «Nous nous sommes cachés pendant deux jours dans la jungle, sans nourriture ni eau», dit-elle. Puis, ils ont marché trois jours. «La pire partie du voyage a été de traverser la rivière Naf en radeau, parce que nous ne savions pas nager», ajoute-t-elle. En franchissant la frontière, Rumija et les siens ont trouvé de nombreux Bangladais qui les attendaient avec de la nourriture et des couvertures. Ils étaient en sécurité.Rohinga5

Bien que le premier Rohingya soit arrivé au Bangladesh dans les années 70, le récent exode a été si rapide et si important que les organisations humanitaires et le peuple bangladais se sont trouvés dans l’incapacité d’y faire face. Pour le Bangladesh, l’un des pays les plus pauvres et les plus densément peuplés au monde, le drame des Rohingya a provoqué une guerre féroce entre les pauvres et les nouveaux exilés arrivant sans rien avec eux. Les Rohingya vendent leur travail pour quelques taka, générant la haine des commerçants et des pêcheurs locaux aux conditions précaires. Les attentes d’emploi de ceux qui ne possèdent rien et qui ont encore moins le droit au travail que le reste de la population locale, nourrit une machine criminelle déjà bien huilée.Rohinga7

«J’ai été approché dans le camp par une Bangladaise qui m’a demandé si je voulais travailler comme baby-sitter chez elle pour 10 euros par mois», raconte Rumija. «Le travail était à ma portée et nous avions besoin d’argent, alors je n’y ai pas réfléchi à deux fois.» Suivant un schéma «bien rôdé», comme le confirme Headon de l’Organisation internationale pour les migrants (OIM), les femmes et les filles sont attirées par la promesse d’une vie meilleure, mais sont piégées dans un cauchemar. Une journée de travail peut durer jusqu’à 20 heures et les repas sont presque inexistants. «Chaque fois que je faisais mal quelque chose, j’étais battu avec un bâton. Mais je ne réagissais pas, parce que j’avais besoin de mon salaire», explique Rumija. «Quand je ne recevais pas mon argent, si je le demandais, j’étais battue encore plus fort.» Elle aurait voulu partir, mais elle ne pouvait pas, car chaque fois que ses employeurs quittaient la maison, elle était enfermée à l’intérieur. Au bout de trois mois, sa mère s’est présentée à la porte. «J’ai crié pour qu’elle me sauve. Mais quand elle a essayé de m’extraire de là, mon patron a commencé à la battre elle aussi», témoigne Rumija. «Finalement, nous avons réussi à nous extraire de son emprise et nous nous sommes enfuies.»

Quand nous avons rencontré Rumija, elle était de retour au camp de Kutupalong depuis quelques jours. Au lieu de prendre le temps de se remettre sur pied, elle cherchait déjà un nouvel emploi. «Au Myanmar, les femmes vivaient du travail de la terre et de leurs animaux. Ici, elles n’ont rien et sont une cible facile d’exploitation et de prostitution», commente Headon. «L’urgence ne cesse de croître, et nous ne pouvons pas attendre que le nombre de victimes au Bangladesh augmente et que la situation échappe à tout contrôle.»Rohonga7

Pendant qu’un énième avion survole la frontière Bangladesh-Myanamr, Layla Begum chuchote : « Chaque fois que je m’allonge, je me rappelle ce qui s’est passé au Myanmar et j’ai peur que cela puisse arriver ici aussi. » Selon un accord signé entre les gouvernements du Bangladesh et du Myanmar, les Rohingya vont bientôt devoir retourner au Rakhine. « On ne sait pas pourquoi ils nous font cela », dit Layla, « mais nous n’y retournerons que s’ils nous promettent la paix et qu’ils reconnaissent notre identité. »

 

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