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mardi, 14 janvier 2020 07:28

Gagner une FIV à Gaza

FIVinGAZA 27 DSC7109Le hangar est comble, l’agitation palpable. Plus de 6000 couples sont venus des quatre coins de la Bande de Gaza pour participer au tirage au sort. Seule une centaine d’entre eux seront gagnants. Les hommes rient et fument, sans toutefois quitter des yeux les organisateurs. Les femmes, dans leurs longs vêtements, hésitent devant les plateaux chargés de pâtisseries et autres amuse-bouches. Enfin, un jeune homme monte sur le podium et se met à retirer quelques petits papiers d’une coupe posée devant lui.
«Les prochains bénéficiaires d’une fertilisation in vitro (FIV) gratuite sont les suivants…»

Reportage sur place de la journaliste Eleonora Vio et de la photographe Daniela Sala.

«Lorsque j’ai entendu nos noms, je n’y croyais pas!» déclare Omar, un an après. Nous laissant le temps de contempler l’espace sombre et nu où il vit avec Warda, sa femme âgée de 30 ans, et 27 autres membres de sa famille, il poursuit: «Cela peut paraître risqué d’avoir des enfants dans ces conditions misérables. Mais sans enfants, la vie n’a pas de sens, et Allah nous aidera.» Warda esquisse un sourire las. «Si seulement vous saviez ce que nous avons enduré», ajoute-t-elle, le cœur lourd. En 2004, âgé de 20 ans, Omar, ancien militant de la résistance palestinienne, a perdu l’œil droit, atteint par un tir israélien. Depuis, il reçoit de l’État 170 euros par mois, grâce auxquels Warda et lui arrivent tout juste à survivre.

Selon une déclaration de l’ONU datant d’il y a deux ans, Gaza sera invivable à partir de 2020. Depuis lors, la situation n’a fait qu’empirer. En raison du blocus économique imposé par Israël et de la confrontation politique interne entre le Hamas et le Fatah, l’électricité n’est distribuée que cinq heures par jour, en réalité rarement plus de trois. Sur les 2 millions d’habitants de Gaza, 1,3 dépendent entièrement de l’aide humanitaire, celle-là même que le président Trump a décidé inconsidérément, l’an dernier, de réduire de moitié. L’eau est polluée et le carburant est cher et n’arrive que de manière intermittente. Les services de santé sont en ruines et le chômage atteint des taux effrayants. Malgré tout, selon l’ONU, le taux de fertilité continue à y être l’un des plus élevés du Moyen-Orient et l’on compte 4,5 enfants par couple!

«Une conséquence directe de la crise économique actuelle est que le nombre de FIV n’est plus que de 100 par mois», déclare Salah al-Rantissi, directeur de l’hôpital de Khan Younis et porte-parole du Ministère de la santé, «mais il y a encore un mois, il était quatre fois plus élevé.» Le fait est qu'en 2019, 1200 traitement au moins ont été effectués.

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Parcours de combattants

C’est en 1996 que le docteur Baha al-Ghalayini, actuellement directeur d’al-Basma, le centre de consultation de FIV le plus connu de la Bande de Gaza, rentra au pays après quatre ans passés au Royaume-Uni. Il y avait rencontré Patrick Steptoe, initiateur des premiers bébés-éprouvettes, et s'était immédiatement mis à travailler dans ce domaine. Il lui a fallu dix ans pour convaincre les autorités religieuses de Gaza des avantages de la FIV, ces dernières craignant que les ovules de femmes musulmanes ne se mêlent à du sperme autre que celui de leurs maris.

Aujourd’hui, tout le monde parle de la FIV à Gaza. On a autant de chance d'y trouver un couple prêt à tenter l'aventure qu'une famille comptant parmi ses membres un martyr ou un prisonnier. Pour des gens désireux d’agrandir leur famille pour rehausser leur statut social -et cela tourne parfois à l’obsession- il est naturel d’avoir recours à cette technique de reproduction assistée. L’infertilité est cause d’isolement et de stigmatisation sociale et aboutit à l’usure, et même à la séparation, de nombreux couples. Omar et Warda se sont mariés il y a onze ans grâce à l’entremise de la sœur de Warda, qui avait épousé le frère d’Omar. Au début, Omar était une tête brûlée, mais les nouveaux mariés ont fini par trouver une harmonie. Après quelques mois cependant, l’équilibre s’est trouvé compromis parce que Warda ne pouvait pas mener une grossesse à terme.

«Nos frères et nos sœurs ne cessaient d’avoir des enfants, et les parents d’Omar estimaient que je ne valais rien et nous ne cessions de nous quereller», dit Warda. «Il y a cinq ans, Omar a demandé le divorce et m’a dit qu’il allait prendre une autre épouse…» Warda a encore de la peine à évoquer ces souvenirs, et c’est Omar qui prend le relais. «Elle a commencé par déchirer les photos de notre mariage, puis elle a tenté de se jeter par la fenêtre», dit-il les yeux baissés. «Pour finir, j’ai quitté la maison et nous ne nous sommes pas revus pendant six mois.» Quant Warda décida de se remarier, Omar est venu lui demander pardon.

"La faute" à la femme

Omar était-il alors déjà au courant de la vérité? Ce n’est pas clair. Mais trois ans plus tard, il réunit auprès de membres de sa famille et d’amis la somme de 2200 euros pour une fertilisation in vitro, qui échoue. Les résultats des examens médicaux sont alors on ne peut plus clairs: c'est lui qui est stérile. «J’ai senti la terre se dérober sous mes pieds», admet-il. Et si Warda renonce à tourner le couteau dans la plaie d’Omar, d’autre femmes qui sont passées par là parlent pour elle. «Il y a quelque chose de profondément injuste et malsain dans notre société», dit Sabat el-Sa, 47 ans, mère de jumeaux nés grâce à la FIV après 30 ans de mariage. «Quand les couples ne peuvent pas avoir d’enfants, c’est toujours la femme qu’on accuse. La plupart du temps, l'homme ne se soumet même pas à des contrôles médicaux, mais toute la famille prend son parti et insiste pour qu’il prenne une deuxième ou une troisième épouse. Dans mon cas, mon mari s’est remarié, avant de découvrir que c’était lui qui ne pouvait pas avoir d’enfants!» Contrairement à la stérilité des femmes, celle des hommes est un tabou, en particulier dans des sociétés patriarcales comme celle de Gaza.

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S’il est vrai que le taux des naissances est encore élevé dans la Bande de Gaza, le nombre des cas de stérilité chez les hommes s’est accru de manière importante. «Dans 90% des cas, leurs spermatozoïdes sont ou trop peu nombreux, ou trop lents», déclare le Dr Tharwat al-Helou, qui a donné son nom à une clinique bien connue de Gaza. «De nos jours, la plupart des patients vivent dans des régions proches de la frontière, exposées aux opérations militaires, et je suis convaincu qu’il existe un lien entre l’infertilité et les trois guerres récentes. Outre les traumatismes résultant des bombardements, nous devons prendre en compte l’exposition aux agents chimiques, aux pesticides, au phosphore blanc…» Faute de centres de recherche, on manque d’estimations précises, mais tous les médecins locaux ont confirmé cette théorie. Le Dr Ghalayini est du même avis, mais il insiste: «À Gaza, le seuil d’infertilité est plus bas qu’en Europe, tant du point de vue du temps que du nombre d’enfants, parce que les couples n’attendent pas plus de six mois après le mariage pour concevoir un enfant, et que pour eux, plus ils ont d’enfants, mieux ils sont lotis.»

Les enfants, un bien national

C’est à l’hôpital al-Basma que nous rencontrons Fadi et Loreen Bahr, habitants de Shaja’ya, l’une des localités les plus exposées. Après avoir suivi le traitement prescrit, il est temps pour Loreen de recevoir un transfert d’embryon. Le couple est anxieux. C’est la deuxième fois qu’ils tentent une FIV, la première ayant échoué. Leur cas est particulier. «Nous avons deux filles magnifiques», dit Fadi d’un air contrit, «mais je voulais un fils pour qu’il suive mes traces. Malheureusement, avec le temps, je suis devenu moins fertile, c’est pourquoi nous sommes de nouveau ici.» La sélection du sexe de l’enfant, interdite dans la plupart des États occidentaux, est très en faveur dans certains pays musulmans comme l’Égypte, la Jordanie, les Émirats arabes unis, et très répandue dans la Bande de Gaza. Pour 700 euros ajoutés au prix du traitement de base, le succès est presque garanti.

Derrière la popularité de la FIV, on trouve aussi des intérêts politiques. «Jusqu’en 2004, année de sa mort, Arafat a financé de nombreux traitements de FIV en privilégiant certaines cliniques», explique le Dr Helou. «Les gens croyaient qu’il les payait de sa poche.» Entre 2006 et 2013, le gouvernement du Hamas, qui avait alors des bases financières beaucoup plus solides qu’actuellement, donnait à des familles défavorisées entre 440 et 880 euros pour couvrir une partie des frais de leur FIV. «On nous accordait une douzaine de cas, mais la plus grande partie de cette aide était allouée à des cliniques qui avaient de bonnes relations avec eux, comme al-Basma», dit-il. Aujourd’hui, Hamas soutient ses fonctionnaires souffrant d’infertilité et dont le salaire a été diminué de moitié en déduisant l’argent qu’ils leur doivent des frais de la FIV.

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Lorsque la première opération a échoué, Omar a cherché de nouvelles solutions et il est tombé sur l’offre de traitements gratuits du Centre palestinien pour la persévérance humaine (Palestinian Centre for the Human Perseverance - Fata). «Je savais qui était derrière Fata, mais j’étais sûr que le Centre n’avait que des buts humanitaires», dit-il, faisant allusion à des rumeurs au sujet de Jalila Dahlan, la femme de Mohammed Dahlan, ancien dirigeant du Fatah licencié par son parti en raison de divergences avec Abu Mazen. Fata ne peut pas opérer en Cisjordanie, mais il investit des milliards de dollars à Gaza dans des services humanitaires. «Depuis 2015, la FIV a absorbé à peu près 40% de l’ensemble de nos fonds», laisse entendre Wissam Jebroun, directeur exécutif de Fata. Mais selon Salah al-Rintissi, porte-parole du Ministère de la santé, «Derrière les incitations à avoir davantage d’enfants, il y a toujours un programme politique. Les partis politiques cherchent l’adhésion du peuple et le seul moyen de l’obtenir est de lui donner ce qu’il souhaite le plus.» Des enfants, des enfants, encore des enfants!

Si les questions démographiques vous intéressent, n’hésitez pas à lire ou relire les articles de notre numéro 687 (avril-juin 2018) qui traitent de la question dans un dossier: Trop d'humains, et après? Son sommaire ici.

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