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dimanche, 26 novembre 2017 19:36

L’hébreu, langue initiatique

BètLa souplesse unique de l’alphabet hébraïque biblique en fait une porte d’entrée sur le mystère de la création, comme le souligne la tradition de la Kabbale. En jouant avec les sonorités, en construisant et déconstruisant des mots, un dialogue avec Dieu peut s’amorcer. Présentation d’une approche basée sur l’intuition et l’interprétation plus que sur la science.

Originairement juive orthodoxe, Élisabeth Smadja s’est convertie au catholicisme. Elle ne cesse depuis de revisiter les liens entre les deux religions. Elle a publié plusieurs ouvrages allant dans ce sens, dont Prier avec le Cantique des cantiques (Salvator 2015). Son dernier livre, Prier le Verbe (Paris, Médiaspaul 2017, 160 p.), propose un parcours méditatif à travers l’alphabet hébraïque.

« Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu… Il était au commencement avec Dieu, tout fut par lui et sans lui, rien ne fut » (Prologue de l’évangile de saint Jean). Pour le monde chrétien, le Verbe est la deuxième Personne de la Trinité Une, Jésus de Nazareth, Fils de l’Homme et Fils de Dieu. Il est la Parole vivante et créatrice de Dieu. Une parole à entendre, à transmettre, à écrire, à scruter et à « manger », jusqu’à l’incarner, jusqu’à ce qu’elle devienne notre chair et notre sang, à l’instar de Jésus Christ : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous » (Jn 1,14).

Merveilleux travail d’alchimiste qui fait de chaque homme, devenu corps du Christ, un fils du Père, une « chair-annonce » ressuscitée. Le mot hébreu bassar, qui signifie chair, vocalisé béssor (c’est-à-dire prononcé avec les voyelles, « é » et « o ») signifie annonce.

Une langue du passage

« Et le Verbe était avec Dieu » (Jn 1). Dans Zohar, le livre de la splendeur, œuvre maîtresse de la Kabbale, il est écrit que les lettres de l’alphabet hébraïque préexistaient à la création du monde. Dieu jouait avec elles et les contemplait. Elles faisaient son délice et sa joie. Lorsqu’il se décida à créer le monde, elles vinrent se présenter à lui de la dernière à la première, chacune plaidant sa cause, pour avoir l’honneur de commencer la création. Mais toutes furent renvoyées, jusqu’à la lettre Bèt qui fut choisie parce qu’elle initiait le mot berakha, bénédiction, et que c’est par amour que le monde fut créé.

Chacune des lettres de cet alphabet véhicule une énergie divine particulière ; assemblée à d’autres, elles forment ensemble des mots qui donnent un corps matériel à cette énergie. Elles sont le visible de l’Invisible. À l’instar de Dieu, l’homme, fait à son image et à sa ressemblance (Gn 1,5), crée lui aussi par sa parole. Selon les mots que nous employons, nous générons de la lumière ou de l’obscurité.

Le livre qui raconte la création du monde, l’appel de Dieu à Abraham, l’Alliance entre Dieu et Israël et cette espérance universelle d’une ère messianique pour le salut de tous les hommes, est écrit en hébreu et s’appelle la Bible. Israël depuis est appelé « le peuple du Livre ». Cependant le rabbin et philosophe Marc Alain Ouaknin souligne que « le peuple juif n’est pas le ‹ peuple du livre › mais le ‹ peuple de l’interprétation du livre › selon une idée fondamentale énoncée par les maîtres du Talmud ».[1] En effet, la Tradition des sages d’Israël enseigne que deux Torah furent données à Moïse sur le mont Sinaï, la Torah écrite, le Pentateuque, et la Torah orale, les clés interprétatives (Midrash Rabba). Après la destruction du second Temple, de crainte qu’elle ne se perde, la Torah orale sera mise par écrit, donnant naissance au Talmud et aux ouvrages de la Kabbale.

La langue hébraïque se dit l’ivrit en hébreu. Ce mot vient du verbe avar, passer, traverser, qui vocalisé iber signifie féconder et oubar embryon. Cette langue nous invite à nous mettre en route, à laisser derrière nous le passé et le connu pour nous laisser ensemencer par l’écoute d’une parole autre que la nôtre et nous mettre au monde. Le premier homme identifié comme un ivri, un Hébreu, c’est notre père Abraham (Gn 14,13). Celui-là même qui est passé de l’autre côté du fleuve pour répondre à l’appel de Celui qui lui a demandé de tout quitter pour le suivre. L’hébreu est la langue du passage, une langue initiatique qui nous mène au cœur de notre être pour y rencontrer Dieu et cheminer avec lui.

L’alphabet hébraïque est composé de vingt-deux lettres qui sont toutes des consonnes. Chacun des noms de ces lettres a une signification qui ouvre à un champ symbolique de compréhension. Il n’en est pas de même pour nos alphabets où le nom de la lettre est juste un son : le son « a » pour la lettre A, le son « b » pour la lettre B, etc.

La maison Bèt

Prenons pour exemple la lettre Bèt, la deuxième de l’alphabet hébraïque. Son nom signifie maison. Le tracé de cette lettre est un carré ou un rectangle et exprime l’idée d’une habitation, d’un foyer, d’une vie de couple, d’une intériorité. Toute la création est la maison de l’Aleph (le Père, le Créateur) et chacun d’entre nous est appelé à être sa demeure. Notre corps en Christ est devenu Temple, c’est-à-dire le lieu où il réside et nous parle dans le souffle de l’Esprit.

Bèt s’écrit avec trois lettres, bèt, yod et tav. Avec deux d’entre elles, nous pouvons composer le mot bat, fille. La création tout entière est fille du Père et porte à l’intérieur d’elle, comme en une matrice, la lettre yod, la semence divine, le Messie rédempteur à mettre au monde. En Israël, peuple de Dieu, il est né dans l’Histoire et en chacun d’entre nous ; il a également à être mis au monde et à croître, jusqu’à ce que ce ne soit plus nous qui vivions, mais lui, en nous.

C’est cette lettre qui a eu l’honneur de commencer l’écriture du premier livre de la Torah, la Genèse, qui s’ouvre sur le mot béréchit, au commencement. Elle fut choisie parce qu’elle initie le mot berakha, bénédiction, car c’est pour la bénédiction que le monde fut créé. Dieu bénit toute la création pour qu’elle porte du fruit et se multiplie ; cette dernière le bénit à son tour en éclatant en chants de louange et action de grâces. Toute la terre et ses habitants sont à la fois sources, dispensateurs et réceptacles de la bénédiction divine. Nous sommes tous bénis et appelés à bénir par nos pensées, nos paroles et nos actions.

Le mot bénédiction est construit sur le mot berekh, genou. On peut donc relier la bénédiction à l’agenouillement, à un consentement et une allégeance, pleine et entière à son roi ou son seigneur. Celui de l’homme face à son Créateur, celui d’Israël au mont Sinaï, celui de Marie, celui du Christ sur le bois de la croix.

Des lettres et des nombres

Chacune de ses lettres est également un nombre et a de ce fait « un poids sémantique ». La guématria est un procédé de lecture fait à partir de l’addition de la valeur numérique des lettres qui composent un mot. On le rapproche ensuite d’autres qui ont la même valeur, afin d’observer en quoi cette correspondance fait sens pour d’autres niveaux de compréhension.

Dans cette phrase de Jean, par exemple, « De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le fils de l’Homme soit élevé, afin que tout homme qui croit obtienne par lui la vie éternelle » (Jn 3,14), les mots na’hach (noun 50, ‘hèt 8, shin 300 : serpent) et mashia’h (mèm 40, shin 300, yod 10, ‘hèt 8 : messie-Christ), ont la même guématria 358. Cette découverte qui assoit les paroles du Christ dans l’histoire de son peuple nous aide à saisir le mystère de la Croix glorieuse.

Les mots hébreux sont construits pour la plupart sur une racine composée de trois consonnes qui, placées dans un ordre précis, en constituent le « radical ». Ces lettres peuvent permuter entre elles et former ainsi un mot différent. La racine permutée sh l m du mot Shalom donnera m sh l, qui écrira le mot mashal qui signifie maîtriser, dominer. Il nous est loisible également de couper cette racine en deux, lisant alors lé shem, vers le nom, ou lé sham, vers là-bas.

Les voyelles ne faisant pas partie de la racine, le lecteur peut aussi vocaliser le mot différemment. Cette absence supprime l’exclusivité d’un sens. Pour exemple, le mot paix, shalom, s’écrira uniquement avec les consonnes sh l m. Si nous le vocalisons différemment, avec un e et un i, en lieu et place du a et du o, nous lisons le mot shilem, payer. C’est le contexte de la phrase qui guide notre choix.

Réappropriation personnelle

Il est juste de penser que ce sont les particularités uniques de la langue hébraïque qui ont permis aux maîtres d’Israël d’ouvrir le texte biblique à une pluralité de sens. Il est loisible cependant, à chacun d’entre nous, en s’appuyant sur les singularités de cette langue qu’on appelle sainte, de dialoguer avec la Parole de Dieu d’une manière personnelle et intime.

En déconstruisant ainsi les mots, nous les sortons de la routine du trop entendu, nous les mettons en mouvement. Dans le même temps, bousculés, travaillés de l’intérieur par l’afflux de ces nouveaux sens, nous nous mettons en marche dans Celui qui est le chemin et qui fait toute chose nouvelle ; celui qui est « l’Alpha et l’Omega » (Ap 22,13), autrement dit, en hébreu, l’aleph et le tav, noms de la première et de la dernière lettre de cet alphabet. D’où l’intérêt certain de se plonger dans son
étude.

[1] Marc Alain Ouaknin, Tsimtsoum. Introduction à la méditation hébraïque, Paris, Albin Michel 1992, p. 90.

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